Paul Eluard

Eluard, Capitale de la douleur, La Courbe de tes yeux

Poème étudié

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Eluard, Capitale de la douleur, (1926)

Introduction

De son vrai nom Eugène Grindel, Paul Eluard naît en 1895, à Saint-Denis.
Proche des peintres Max Ernst et de Picasso, Eluard participe au mouvement surréaliste, ce dont témoignent des recueils comme Capitale de la douleur (1926) et L’amour, la poésie (1929). La poésie d’Eluard est une célébration de ce qui fait, selon lui, la valeur de la vie : le sentiment d’appartenir à la communauté humaine.

« La Courbe de te yeux » est l’avant-dernier poème du recueil Capitale de la douleur dédié à sa muse: Gala. Il a rencontré cette jeune femme russe lors de son séjour en sanatorium, à Davos. Il épouse Gala en 1917 puis il s’en séparera en 1929.

A travers ce poème Eluard exprime l’éblouissant bonheur de découvrir le monde à travers le regard et la sensibilité de l’être aimé.

Nous verrons en quoi ce poème reprend le genre traditionnel du blason. Puis nous étudierons le rôle du regard de la femme. Enfin nous montrerons comment la femme favorise la révélation du monde.

I. Un blason

1. L’éloge de la femme

Le blason est un poème court, datant du XVIe siècle et décrivant élogieusement ou satiriquement quelqu’un en se focalisant sur un détail de son anatomie (sa bouche, ses yeux, ses seins comme cela est le cas dans le célèbre « Blason du Beau Tétin » de Clément Marot).

Dans ce poème, Eluard fait l’éloge de la femme fait à partir de la courbe de ses yeux

La femme est définie par ses yeux au sens premier car il s’agit d’un élément du corps : « tes yeux » (v.1), « tes yeux » (v.5), « tes yeux purs » (v.14), « leurs regards » (v.15).

2. Les yeux miroir du monde

Mais Eluard emploie aussi les yeux de la femme au sens figuré : ils jouent le rôle d’un miroir élargi au monde et présent au centre du poème : la nature est évoquée à travers le regard de la femme aux vers 6,7 et 9 : « feuille », « mousse », « rosée » « roseaux » « vent », « mer ».

Les yeux de la femme aimée révèlent aussi les éléments tels que le « ciel » (v.9), les « aurores » (v.11), les « astres » (v.12), le « jour » (v.13).

Mais ses yeux permettent aussi de connaître les hommes (« bateaux » vers 9) et le « monde entier (v.14) littéralement embrassé par le regard féminin : le vers 1 et les vers 14-15 encadrent le poème.

Eluard souligne le double enlacement du monde et du poète par la femme comme le souligne fortement l’emploi du chiasme

« La courbe de tes yeux […] de mon cœur » (v.1)
« Et tout mon sang […] dans leurs regards » (v.15).

II. Le rôle du regard de la femme

1. Le motif du cercle

Eluard a recours à des termes de peintre qui font songer par exemple à Matisse : « La courbe », « le tour ». Ces termes renvoient symboliquement à un cercle magique lié à l’équilibre donné par le bonheur. Cet équilibre est renforcé par la régularité des deux hémistiches (6/6).

Certains termes évoquent des lignes souples et suggèrent une harmonie visuelle et gestuelle : « un rond de danse » (v.2).

Enfin, certains mots ont une connotation de protection et de régénération : « auréole » (v.2), « berceau » (v.2), « couvée » (v.11). Ils renvoient à une sorte de seconde naissance du poète grâce à sa muse. On peut rapprocher cet aspect du texte d’Aragon s’adressant à Elsa : « Je suis né vraiment de ta lèvre, ma vie est à partir de toi ».

2. Un principe vital

Les vers 4-5 donnent l’image d’enveloppement renforcé par l’enjambement : « Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu / C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu ». La vie entière (« tout » v.4) du poète tient dans le regard. Le passé sans Gala est complètement aboli : « si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu » ».

Eluard exalte les révélations de l’amour : « C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu » (v.5). « Vu » est à prendre au sens fort de révélation à connotation mystique car comme l’affirme Ferdinand Alquié dans son ouvrage Philosophie du surréalisme (1977) : « C’est de l’amour que les surréalistes attendent la grande révélation ». Eluard « magnifie l’être aimé, c’est-à-dire la femme, qui prend ainsi, dans la table des valeurs surréalistes, la place de Dieu ».

La femme recrée Eluard : « Et tout mon sang coule dans leurs regards ». Le « sang » est le principe de vie et le pluriel « coule dans leurs regards » fait songer à des veines. La métaphore de la dérivation du sang « Et tout mon sang coule dans leurs regards » est totalement surréelle.

L’équilibre de l’alexandrin « Et tout mon sang (4 Eluard) / coule (2 le lien) / dans leurs regards (4 Gala) » connote la fusion intime, un seul être en deux reliés par le cordon de la poésie. C’est une sorte de retour au mythe platonicien d’Hermaphrodite (homme et femme en un seul corps) évoqué dans le récit d’Aristophane dans Le Banquet de Platon.

Mais si l’homme n’existe que par la femme aimée, il en est de même pour le monde.

III. La révélation du monde

Le monde entier n’existe que dans la mesure où les yeux de la femme le révèlent et le filtrent.

1. Apprivoisement du temps

Le temps n’est plus considéré comme linéaire et irréversible comme chez Lamartine (« Le temps m’échappe et fuit » dans « Le Lac ») ou Baudelaire (« L’Horloge »).

Mais Eluard l’assimile à une « auréole »: « Auréole du temps, berceau nocturne et sûr » (v.3). L’idée de cycle est renforcée par l’adjectif « sûr » s’opposant à l’expression de Lamartine : « Le temps m’échappe ».

Le poète met en relief la réconciliation de la nuit et de l’aube dans une harmonie temporelle à travers l’écho des termes : « couvée d’aurore », », « berceau nocturne », « paille des astres ». Le temps est fondu, dédramatisé dans « la courbe » du regard.

2. Apprivoisement de l’espace

Il se manifeste à travers l’abondance des compléments de noms reliant des réalités différentes, d’où une impression de mystère provoquée par ces rapprochements. La métaphore « Feuilles de jour » (v.6) semble renvoyer à la transparence des feuilles comme celle des yeux.

La métaphore « mousse de rosée » semble quant à elle suggérer que tapis de rosée est doux comme la mousse. Les deux métaphores font allusion à l’éveil du regard de la femme. Cette image est reprise par Breton dans Nadja : « J’ai vu ses yeux de fougère s’ouvrir le matin ».

La mobilité, parallèle à celle des yeux, est exprimée à travers les « roseaux du vent » (v.7).

Le scintillement des yeux de la femme aimée s’exprime à travers les liquides douces, légères du vers 8 : « ailes de lumière »

Les sonorités plus lourdes du vers 9 : « Bateaux chargés du ciel et de la mer » connotent la richesse et la profondeur. Ce vers fait songer au port évoqué par Baudelaire dans « Parfum exotique » : « Je vois un port rempli de voiles et de mâts / Encore tout fatigués par la vague marine ».

Dans tous les vers, on assiste à la fusion des éléments primordiaux : la terre (« feuilles », « mousse »), l’air (« vent », « ciel »), le feu (« lumière »), l’eau (« rosée », « mer »). L’évocation de ces quatre éléments symbolise le retour aux sources.

Tout cela renvoie aux yeux, dans l’ambigüité, la complexité des images connote la richesse inépuisable du regard féminin qui, en s’offrant, offre aussi l’univers.

3. Syncrétisme des sens

Le syncrétisme des sens est en correspondance avec l’offrande du « monde entier » (v.14).

Le vers 6 associe la vue (le « jour ») et le toucher (la douceur de la « mousse »).

Le vers 7 unit la vue (les « roseaux »), le toucher (le « vent ») et l’odorat (« parfumés »).

Le vers 8 lie la vue (« lumière ») et le toucher (« couvrant »).

Le vers 10 associe l’ouïe (à travers l’allitération en [s] et [r] : « Chasseurs des bruits et sources des couleurs ») et la vue (« couleurs »).

Enfin le vers 11 unit l’odorat (« parfums ») et la vue (« aurores »).

La vue est le déclic toujours présent.

A travers le syncrétisme des sens, Eluard transpose à l’échelle du monde la sensualité des corps.

Un effet d’harmonie musicale est donné par le glissement sonore des mots : « rosée»/ « roseaux », « ailes »/ « ciel », « lumière »/ »mer », « couleurs »/ « couvée ». Ces paronymes suggèrent une symphonie mystique à connotations religieuses.

4. Purification

De nombreux termes prennent des connotations religieuses ou mystiques.

Le terme « auréole » (v.3) connote la sainteté, le mysticisme.

Les mots « berceau » (v.3) et « paille » (v.12) sont un rappel de la crèche, donc de la Nativité.

Les « astres » (v.12) parallèlement aux « ailes » de « lumière » (v.10) sont un rappel des anges et connotent ici la sacralisation de l’amour.

Les vers 13 et 14 sont construit à partir du rapprochement entre « jour » / « monde » et « innocence » / « tes yeux purs » : la purification du monde a lieu à travers le filtre des yeux de la femme aimée.

Conclusion

A travers ce poème d’amour tout à fait original Eluard fait l’éloge de la femme à partir de la courbe de ses yeux.

Ce poème développe le thème du regard féminin créateur de l’amour en tant que nouvelle naissance à l’autre, à soi, mais aussi au monde.

Eluard se fait ici le chantre du bonheur de ce couple heureux qui s’ouvre sur le monde.

On peut rapprocher ce texte d’une autre œuvre d’Eluard, Le Phénix (1951) : « Qui me reflète sinon toi, moi-même je me vois si peu/ Sans toi je ne suis rien qu’une étendue déserte ».

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