Jacques Brel

Brel, Le Plat Pays

Poème étudié

Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague
Et avec des vagues de dunes pour arrêter les vagues
Et de vagues rochers que les marées dépassent
Et qui ont a jamais le coeur à marée basse
Avec infiniment de brumes à venir
Avec le vent d’est écoutez-le tenir
Le plat pays qui est le mien
Avec des cathédrales pour uniques montagnes
Et de noirs clochers comme mâts de cocagne
Où des diables en pierre décrochent les nuages
Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluies pour unique bonsoir
Avec le vent d’ouest écoutez-le vouloir
Le plat pays qui est le mien
Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu
Avec un ciel si bas qu’il fait l’humilité
Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
Avec le vent du nord écoutez-le craquer
Le plat pays qui est le mien
Avec de l’Italie qui descendrait l’Escaut
Avec Frida la Blonde quand elle devient Margot
Quand les fils de novembre nous reviennent en mai
Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet
Quand le vent est au rire quand le vent est au blé
Quand le vent est au sud écoutez-le chanter
Le plat pays qui est le mien.

Introduction

Jacques Brel est à la fois auteur, compositeur et interprète belge, d’origine flamande (1929-1978) mais
d’expression française, au ton mordant, critique, associé à une grande poésie.

Ce texte s’inscrit dans une longue tradition qui fait de la chanson un domaine
artistique authentique, qu’elle soit d’origine savante ou populaire.

Ignorant les poètes anciens ou modernes, beaucoup d’hommes retrouvent les sources
de la poésie à travers les chansons.

Encore faut-il qu’elles possèdent les qualités de celle-ci : à partir d’un thème
si souvent traité, Jacques Brel crée une œuvre
dont le charme prenant est soutenu par la musique.

I. L’évocation d’un paysage naturel

1. L’importance des vents

L’alternance des quatre vents domine l’ensemble du paysage. Ils sont toujours en eux-mêmes un élément poétique, parce qu’ils représentent l’aventure sans fin, l’insaisissable, tout ce qui vient de loin pour bouleverser la monotonie du quotidien et parler de ce qui nous est étranger.
Ici leur rôle est plus important encore, car ils donnent au pays son caractère. Chaque strophe se termine sur leur évocation :

Vers 6 : « Avec le vent d’est … »
Vers 13 : « Avec le vent d’ouest … »
Vers 20 : « Avec le vent du nord … »
Vers 27 : « Quand le vent est au sud … »

2. Symbolisme des vents et de la mer

Chaque vers condense un aspect de la personnalité du pays. Les vents d’est et d’ouest symbolisent la volonté de vivre, la force de caractère ; le vent du nord apporte le souffle débridé et dévastation venue des contrées inhospitalières ; le vent du sud apporte une note de gaieté qui tranche sur le reste de l’évocation

Ainsi, le « plat pays » se trouve tiraillé entre les quatre vents, seuls éléments naturels pleins de vivacité, de mouvement, de bruit.

La mer et le ciel se partagent l’espace, ainsi statiques l’un que l’autre.

Souvent terrible, toujours mouvante dans les descriptions littéraires, la mer n’est ici que l’image de la confusion : la répétition obsédante de « vague « (v.1,2,3) soutenue par l’expression « infiniment de brumes » (v.5) nous transporte dans un univers où la limite de la terre et de la mer est insaisissable : l’une ondulant à la rencontre de l’autre, elles s’affrontent en se confondant.

3. La tonalité mélancolique

La mélancolie qui naît de cette confusion est accentuée encore par le vers « Et qui ont à jamais le cœur à marée basse « (v.4) , évoquant ces paysages d’absence, dont la survie semble incertaine, provisoire comme le niveau de la mer.

Les seuls qualificatifs employés pour le ciel sont « si bas » (v.15,16) et « si gris » (v.17,18)

L’imagination vient compenser la sobriété des mots. Il s’agit d’une terre à la dérive où tout semble irréel : « Un canal s’est perdu, un canal s’est pendu « (v.15, 16)

Ainsi ce ciel « qui fait l’humilité » (v.16) apparaît comme une mauvaise conscience vivante, comme l’âme inquiète de ce pays de brumes et de pluies.

II. La transfiguration du paysage

1. Les éléments humains

Les œuvres humaines, sans bouleverser le cadre naturel, s’harmonisent avec lui et transfigurent le paysage.
Les seules lignes verticales, dans ce paysage tout en fuyantes horizontales, sont apportées par l’architecture : « cathédrales » (v.8), « clochers » (v.9), « diables en pierre » (v.10)
Seule l’œuvre des hommes offre à ce pays des pivots, des axes, comme pour soutenir sa dérive.

2. La monotonie du paysage

Ce sont pourtant de « noirs clochers » (v.9)

Ni vie plaisante, ni agitation gratuite : le « fil des jours » (v.11), les « chemins de pluie » (v.12) font surtout penser à la monotonie écrasante de la vie quotidienne, une monotonie qui cache la volonté âpre et silencieuse de survivre.

Car ce paysage est trompeur. Lorsque se libère l’énergie patiente et quotidienne, lorsque se déchirent les brumes, lorsque la tension de l’effort se relâche, la joie explose et les éléments naturels s’adoucissent.

3. L’expression de la joie de vivre

Parfois la lutte entre l’homme et la nature se mue en réelle communion, et voici que renaissent l’allégresse, la chaleur, la couleur.

Mais si les vers des trois premières strophes commencent par « avec », ceux de la dernière commencent le plus souvent par « quand ». Les premiers caractérisent la permanence du paysage, sa monotonie, les autres l’exception.
Comme venus d’Italie, le soleil, la joie sont indispensables mais étrangers.

Plus qu’une apothéose du paysage lui-même, la dernière strophe est don c une apothéose du désir de vivre qui s’intensifie avec l’été, le retour des marins, les moissons.

C’est la fête, la rupture avec la routine, la libération passagère qui permet ensuite de se replonger dans le quotidien.

III. L’amour du pays

1. Le charme du texte

De cette tension toujours présente naît sans doute le charme particulier de ce texte.

Tout s’y oppose au laisser-aller, à l’abandon.

Chanter le « plat pays » comme le fait Brel, c’est refuser la représentation habituelle des contrées idéales, l’image quelque peu sophistiquée des pays toujours ensoleillés où la vie est facile, où la mer n’est que source de plaisirs nautiques.

2. La rêverie

C’est la grisaille qui suscite ici la mélancolie et la rêverie.

On sent à travers l’évocation lyrique de Jacques Brel toute la fierté d’un amour exceptionnel : sa profondeur vient de l’amour de ce qui rebute habituellement, de l’exaltation de la force de son caractère.

La mollesse ne peut s’accommoder de ces vents intrépides, de cette houle, de ce ciel lourd.

La joie y est fille de l’effort : effort de reconstruire, de planter et de moissonner, courage d’affronter les éléments.

3. Le lyrisme

Le lyrisme de Jacques Brel est trop authentique pour s’embarrasser d’emphase.

La tendresse de l’auteur pour cette terre dure apparaît dans les vers « Avec un ciel gris qu’il lui faut pardonner » (v.18),
Comme dans l’anaphore ou leitmotiv du poème « Le plat pays qui est le mien « où le possessif a une tonalité amoureuse.

Conclusion

A travers ce texte, Brel évoque un paysage qui ose se montrer dans son âpreté.
Mais ce paysage sait aussi séduire par ses éclats de joie.

Ce paysage ne saurait donc nous laisser indifférents, soit on le rejette, soit on l’aime passionnément.

Cette passion, Jacques Brel sait nous la communiquer en mêlant dans sa chanson force et sensibilité, violence et tendresse.

Avec « Le plat pays », Brel célèbre ses Flandres natales. On peut rapprocher ce texte d’une autre de ses chansons qui évoque son pays natal : « Les Flamandes ».

Du même auteur Brel, Ne me quitte pas Brel, Les Vieux Brel, Rose Brel, J'aimais

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