Jacques Brel

Brel, Rose

Poème étudié

C’est le plus vieux tango du monde
Celui que les têtes blondes
Ânonnent comme une ronde
En apprenant leur latin
C’est le tango du collège
Qui prend les rêves au piège
Et dont il est sacrilège
De ne pas sortir malin
C’est le tango des bons pères
Qui surveillent l’œil sévère
Les Jules et les Prosper
Qui seront la France de demain

Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis

C’est le tango des forts en thème
Boutonneux jusqu’à l’extrême
Et qui recouvrent de laine
Leur cœur qui est déjà froid
C’est le tango des forts en rien
Qui déclinent de chagrin
Et qui seront pharmaciens
Parce que papa ne l’était pas
C’est le temps où j’étais dernier
Car ce tango rosa rosae
J’inclinais à lui préférer
Déjà ma cousine Rosa

Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis

C’est le tango des promenades
Deux par seul sous les arcades
Cernés de corbeaux et d’alcades
Qui nous protégeaient des pourquoi
C’est le tango de la pluie sur la cour
Le miroir d’une flaque sans amour
Qui m’a fait comprendre un beau jour
Que je ne serais pas Vasco de Gama
Mais c’est le tango du temps béni
Où pour un baiser trop petit
Dans la clairière d’un jeudi
A rosi cousine Rosa

Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis

C’est le tango du temps des zéros
J’en avais tant des minces des gros
Que j’en faisais des tunnels pour Charlot
Des auréoles pour saint François
C’est le tango des récompenses
Qui vont à ceux qui ont la chance
D’apprendre dès leur enfance
Tout ce qui ne leur servira pas
Mais c’est le tango que l’on regrette
Une fois que le temps s’achète
Et que l’on s’aperçoit tout bête
Qu’il y a des épines aux Rosa

Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis

Brel, Paroles et musique

Introduction

Jacques Brel est à la fois auteur, compositeur et interprète belge, d’origine flamande (1929-1978) mais d’expression française,
au ton mordant, critique, associé à une grande poésie.

Ce texte s’inscrit dans une longue tradition qui fait de la chanson un domaine artistique authentique, qu’elle soit d’origine savante ou populaire.

Ignorant les poètes anciens ou modernes, beaucoup d’hommes retrouvent les sources de la poésie à travers les chansons.

Dans ce texte, Jacques Brel repense à sa jeunesse au collège et marque une sorte de regret pour cette époque.

I. Une évocation du collège

1. La déclinaison

C’est la déclinaison de « Rosa » qui symbolise tous les souvenirs du collège.
Cette déclinaison est devenue comme une chanson, aussi mécanique que la table de multiplication.

On l’ânonne, on la chantonne sans cesse comme une ronde, ou comme un tango.

L’image qui revient trois fois par strophe n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre.
L’expression « c’est le tango » n’en constitue pas moins une sorte de refrain intérieur qui permet peu à peu (par le jeu des compléments déterminatifs) à la pensée de progresser.

2. Les bons et mauvais côtés du collège

Ainsi sont soulignés les bons et mauvais côtés du collège qui apporte récompenses et zéros.

Hormis le pâle ronron du collège (« ânonne », « surveiller », « apprendre »), on ne peut manquer de d’être frappé, dans la seconde strophe, par une critique assez amère de cet univers.

L’enseignement, nous dit J.Brel, se pare de termes pompeux (« sacrilège », « la France de demain ») ; mais un peu comme la montagne accouche d’une souris, il suffit de sortir malin du collège.

On pourrait arriver au même résultat à bien moindres frais !

3. L’interdiction de rêver

La critique la plus grave que formule J. Brel, à l’égard du collège, c’est qu’il empêche les enfants de rêver, qu’il « prend les rêves au piège ».

L’enseignement aurait pour but de tuer le rêve et la poésie.

Malgré tout, les enfants parviennent à tourner cette interdiction, comme le montrent bien les images charmantes des zéros métamorphosés en tunnels ou en auréoles.

Malgré tout, J. Brel n’accuse-t-il pas l’école d’empêcher les « têtes blondes » de vivre pleinement leur enfance ? Il dit clairement qu’on apprend au collège ce qui ne sert à rien !

II. La nostalgie de cette époque

1. L’évocation de souvenirs personnels

Un autre aspect du texte, non moins important, c’est le thème du regret, du souvenir.

On remarque que dans la deuxième strophe, l’auteur parle à la 1ère personne : il ne s’agit donc pas de généralités sur le collège, mais bien de souvenirs personnels (réels ou imaginaires).

Le souvenir est du reste contrasté, en ce sens que le narrateur se voit face à ses camarades plus doués que lui qui, eux, réussissent.

2. La nostalgie des adultes

Malgré les mauvais côtés du collège, l’humiliation des mauvais élèves, tous les adultes regrettent ce temps.

C’est pourquoi j. Brel ne dit plus « je » ou « eux », mais « on ».

Étymologiquement ce « on » à valeur générale désigne « tout homme ».

3. Retarder l’écoulement du temps

Pourquoi ce regret ? Simplement parce que le temps passe et que vient un moment où « il s’achète ».

Disons plutôt qu’on donnerait cher pour pouvoir l’acheter, et retarder ainsi son déroulement inexorable
(« Ô temps, suspends ton vol ! »), reculer l’échéance de la mort.

C’est cette prise de conscience qui rend adulte et fait regretter le temps de l’insouciance.

Être adulte, c’est peut-être aussi découvrir les désillusions : découvrir qu’il y des épines aux roses…que tout n’est pas « rose » dans le monde !

Conclusion

En somme ce texte est bâti par amplifications progressives.

La première déclinaison latine symbolise le monde du collège.

Lui-même entraîne une méditation sur le temps qui passe et l’angoisse de la condition humaine.

On retrouve ici des thèmes qui sont chers à l’auteur. Le rôle de l’écriture,
de la chanson est de constituer un rempart contre le déroulement inexorable du temps.

C’est ainsi que Brel parvient à reculer l’échéance de la mort.

Du même auteur Brel, Les Vieux Brel, Le Plat Pays Brel, J'aimais Brel, Ne me quitte pas

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