Jean Rouaud

Rouaud, Les champs d’honneur, Les différentes pluies

Texte étudié

Le roman se passe dans la région de Nantes. L’auteur décrit successivement le crachin, l’averse, les pluies de tempête et les pluies de noroît. Voici le paragraphe consacré à l’averse.

Le crachin n’a pas cette richesse rythmique de l’averse qui rebondit clinquante sur le zinc des fenêtres, rigole dans les gouttières et, l’humeur toujours sautillante, tapote sur les toits avec un talent d’accordeur au point de distinguer pour une oreille familière, les matériaux de couverture : ardoise, la plus fréquente au Nord de la Loire, tuile d’une remise, bois et tôles des hangars, verre d’une lucarne. Après le passage du grain de traîne qui clôt la tempête, une voûte de mercure tremblote au-dessus de la ville. Sous cet éclairage vif-argent, les contours se détachent avec une précision de graveur : les accroche-cœur de pierre des flèches de Saint-Nicolas, la découpe des feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des toits, les antennes-perchoirs. L’acuité du regard repère une enseigne à 100 mètres – et aussi l’importun qu’on peut éviter. Les trottoirs reluisent bleu comme le ventre des sardines vendues au coin des rues, à la saison. Les autobus passent en sifflant, assourdis, chassant sous leurs pneus de délicats panaches blancs. Les vitrines lavées de près resplendissent, le dôme des arbres s’auréole d’une infinité de clous d’argent, l’air a la fraîcheur d’une pastille à la menthe. La ville repose comme un souvenir sous la lumineuse clarté d’une cloche de cristal.

ROUAUD, Les Champs d’honneur

Introduction

Si les tempêtes ont fait les délices des descriptions romantiques, la pluie est d’ordinaire plutôt le fait d’évocations symboliques de l’ennui.

Or, Jean Rouaud, dans Les Champs d’honneur, paru en 1990, consacre les premières pages de son roman à classer avec humour les différentes pluies. L’averse ici scrupuleusement analysée martèle toits et rues de Nantes.

C’est par le jeu des sensations multiples que le lecteur perçoit cette description originale.

Par-delà la banalité de l’événement, l’auteur a su transfigurer poétiquement cette giboulée.

I. La description de l’averse et de la ville

1. L’averse

1.1. La brièveté

On note l’opposition entre « le crachin » et « l’averse » autour de la notion de « richesse rythmique » (l.1) : l’averse est limitée dans le texte à la première phrase, puis « Après le passage du grain… » (l.5).
Cette brièveté est aussi mise en valeur par « l’humeur toujours sautillante » (l.2) de l’averse (l.1).

1.2. La personnification

Comparée à un « accordeur » (l.3), l’averse est personnifiée au moyen d’un jeu de mots : elle « rigole dans les gouttières » (l.2), qui signifie à la fois « couler dans une rigole » et « rire ».
C’est donc une « humeur » qui la caractérise, joyeuse (« sautillante » ; « rebondit clinquante » ) et bruyante (« tapote sur les toits »).

1.3. Les effets de l’averse

L’averse de dissémine sur la ville, créant à la fois « une voûte de mercure » et « la lumineuse clarté d’une cloche de cristal » ; elle modifie donc la lumière.
Par ailleurs, en mouillant la ville, elle fait « reluire » les trottoirs, « lave de près » les vitrines, ou « auréole » d’une infinité de « clous d’argent » les arbres ; son influence est donc générale.

2. La ville

2.1. « Les matériaux de couverture »

La ville est d’abord presque perçue par le haut, en suivant le mouvement de la pluie ; elle est donc décrite d’en haut, et l’on voit « les matériaux de couverture » et leur diversité.
Depuis « le zinc des fenêtres », « les gouttières » ou « les toits », le lecteur va jusqu’à l’ »ardoise, la plus fréquente au nord de la Loire », la « tuile d’une remise », les « bois et tôles d’un hangar », le « verre d’une lucarne ».

2.2. « Les contours »

La vision se précise alors, passant des matériaux – chair de la ville- aux « contours » des édifices ou des arbres – mise en forme de cette chair : les accroche-cœurs de pierre des flèches de Saint-Nicolas, la découpe des feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des toits, les antennes-perchoirs ».

2.3. La vie

Enfin, ces formes prennent vie, avec le passage d’une description encore statique à un début de mouvement.
Ce mouvement est suggéré dans « l’importun qu’on peut éviter », mais qui se dirige vers nous ; c’est aussi le mouvement des « autobus » qui « passent en sifflant », ou de la vie dans « le ventre des sardines vendues au coin des rues, à la saison ».

3. Une ville précise

3.1. Les noms

La ville est identifiée par l’emploi d’un nom propre, l’église de « Saint-Nicolas », spécifique à Nantes, et par la précision : « la plus fréquente au nord de la Loire ».

3.2. Les matières

A ces noms s’ajoutent des éléments caractéristiques du paysage nantais : l’averse en elle-même, décrite comme un « grain » mais surtout les « ardoises » ou les « tuiles » de couverture.

3.3. Les couleurs

Les couleurs viennent compléter ce tableau, avec le passage d’une « voûte de mercure » dont l’ « éclairage » est « vif-argent », au « bleu » des trottoirs, puis au « blanc » des « délicats panaches » chassés par les autobus, et enfin la « cloche de cristal ».
On passe donc d’un gris, éclatant, mais cependant foncé, à des couleurs de plus en plus claires, puis à la transparence finale.

Transition : cette description de la ville sous la pluie s’appuie sur des sensations, en particulier l’ouïe et la vue.

II. Les sensations

1. L’ouïe

1.1 . Le bruit de l’averse

L’averse est d’abord caractérisée par le bruit qu’elle fait en « tapotant sur les toits avec un talent d’accordeur ».
Ce bruit n’est pas sourd et diffus, mais au contraire extrêmement précis, « au point de distinguer, pour une oreille familière, les matériaux de couverture » ; il y a comme une gamme des bruits de l’averse, en fonction du matériau.

1.2. Les bruits de la ville

Lorsque la pluie cesse, les bruits semblent d’abord disparaître (de la deuxième à la cinquième phrase, où il n’y aucune notation de bruit) pour renaître avec les autobus qui « passent en sifflant, assourdis ».

2. Le regard

2.1. La direction du regard

Le second sens mis en éveil est le regard, qui suit d’abord le mouvement de la pluie, du ciel vers les toits, puis regarde la ville comme un ensemble, en précise les contours (troisième phrase) s’enfonce dans les rues (phrases 4 à 7), et s’élève de nouveau à vue d’ensemble.

2.2. La précision

Ce regard, comme l’ouïe précédemment, est très précis comme le montrent les expressions : « avec une précision de graveur », « l’acuité du regard ».
Il est donc attentif aux angles : « les accroche-cœurs de pierre des flèches de Saint-Nicolas, la découpe des feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des toits, les antennes-perchoirs », « une enseigne », « au coin des rues », des « clous d’argent ».

2.3. L’énumération

L’auteur décrit la ville sous le mode de l’énumération : d’abord les différents matériaux de couverture, au nombre de quatre, puis les contours, au nombre de cinq, enfin la balade dans les rues, avec les « trottoirs », « les autobus », « vitrines lavées de près », « le dôme des arbres », « l’air », et enfin « la ville » elle-même.

3. La lumière

3.1. Les matériaux

Cette description met alors en valeur la lumière particulière de la ville, et d’abord celle des matériaux choisis, « ardoise », « tôle », ou « verre », qui déclinent des nuances du gris au transparent.

3.2. Le mercure

Ces nuances sont reprises par la synthèse du ciel nantais : « une voûte de mercure tremblote au-dessus de la ville ».
« Sous cet éclairage vif-argent… » : on retrouve donc ici réunies à la fois la transparence du « verre » (le côté brillant) et la grisaille de l’ »ardoise » (le côté gris du mercure ou de l’argent).

3.3. Les couleurs finales

Enfin, on l’a vu, ces couleurs évoluent du « bleu » ou « cristal », en passant par le « blanc ».
Cette évolution, outre l’avènement de la transparence, est aussi celle de la lumière (« la lumineuse clarté d’une cloche de cristal »).

Transition : cet avènement final de la lumière apparaît comme le sommet d’une transfiguration poétique du réel.

III. La transfiguration du réel

1. Les images

1.1. Le jeu de mots

Le texte débute par un jeu de mots (sur le verbe « rigoler »).
Il décrit à la fois l’action normale de la pluie (couler le long des rigoles) et la transfigure déjà (en la personnifiant).

1.2. Les comparaisons

Les comparaisons, nombreuses, décalent toujours la réalité vers une réalité plus poétique : la pluie est comme « un accordeur », les contours sont comme « gravés », « les trottoirs reluisent bleu comme le ventre des sardines ».
La réalité est ainsi modifiée par la description.

1.3. Les métaphores

La métaphore accentue encore cet effet, en supprimant le mot comparant : la fumée des autobus est un « délicat panache blanc » ; « une infinité de clous d’argent » auréole « le dôme des arbres » ; « l’air a la fraîcheur d’une pastille à la menthe ».
La transformation est donc encore plus complète que précédemment, le réel profondément modifié.

2. Le travail poétique

2.1. L’utilisation de la musique

Le jeu se fait au moyen d’un remarquable travail sonore et phonétique du texte : l’arrivée de la pluie est soutenue par les « k » de « clinquante sur le zinc », son mouvement par les « g » de « rigole dans les gouttières », son bruit par les dentales de « tapote sur les toits avec un talent d’accordeur ».
De même, le bruit sourd des autobus est souligné par le « p » et les « n » des « pneus » et des « panaches » ; enfin, le « cristal » resplendit dans la répétition des sons de « clarté ».

2.2. Les rythmes

Par ces moyens phonétiques, le texte trame une véritable toile sonore, qui permet la transformation du réel ; l’illustration de la « richesse rythmique de l’averse » relève d’un procédé similaire.
Les énumérations vont ici être ordonnées en fonction de ce rythme ; trois verbes caractérisent la pluie, puis quatre matériaux… La pluie cesse et il ne reste qu’une simple phrase.

2.3 La pluie : moyen de la transfiguration

C’est donc bien l’action de la pluie sur la ville qui provoque sa transfiguration.
En d’autres termes, c’est l’action du moyen rythmique sur le réel qui le poétise.

3. Poétique de la ville

3.1. La ville familière

S’instaure alors une véritable poétique de la ville, où celle-ci est d’abord décrite comme familière : « une oreille familière », puis « l’importun qu’on peut éviter », les « sardines vendues au coin des rues, à la saison ».

3.2. La pureté de la ville

Cette familiarité de la ville se double alors, du fait de la pluie, d’un sentiment de pureté.
Il est provoqué à la fois par la précision des sons et du regard, et par des notations comme « les vitrines lavées de près » ou « les trottoirs reluisent bleu ».

3.3. La ville-souvenir

Enfin, la ville apparaît comme un « souvenir sous la lumineuse clarté d’une cloche de cristal ».
C’est un effet de la transfiguration rythmique du réel : il s’agissait, à travers l’évocation de l’averse sur Nantes, de faire ressurgir, d’un réel banal, un réel transfiguré par l’émotion du souvenir et du temps passé ou perdu.

Conclusion

Très travaillé, ce texte présente une esthétique de la description très proche de celle de Marcel Proust.
Le souvenir semble le but ultime de l’évocation de l’averse, poétisée par de multiples procédés.
Mais l’esthétique de la ville qui s’en dégage n’est pas non plus sans faire penser à celle de Baudelaire, et de son Paris familier et étrange.

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