Jacques Brel

Brel, J’aimais

Poème étudié

J’aimais les fées et les princesses
Qu’on me disait n’exister pas
J’aimais le feu et la tendresse
Tu vois je vous rêvais déjà

J’aimais les tours hautes et larges
Pour voir au large venir l’amour
J’aimais les tours de cœur de garde
Tu vois je vous guettais déjà

J’aimais le col ondoyant des vagues
Les saules nobles languissant vers moi
J’aimais la ligne tournante des algues
Tu vois je vous savais déjà

J’aimais courir jusqu’à tomber
J’aimais la nuit jusqu’au matin
Je n’aimais rien non j’ai adoré
Tu vois je vous aimais déjà

J’aimais l’été pour ses orages
Et pour la foudre sur le toit
J’aimais l’éclair sur ton visage
Tu vois je vous brûlais déjà

J’aimais la pluie noyant l’espace
Au long des brumes du pays plat
J’aimais la brume que le vent chasse
Tu vois je vous pleurais déjà

J’aimais la vigne et le houblon
Les villes du Nord les laides de nuit
Les fleuves profonds m’appelant au lit
Tu vois je vous oubliais déjà.

Brel, Pierre Seghers, Éditeur (1964)

Introduction

Jacques Brel est à la fois auteur, compositeur et interprète belge, d’origine flamande (1929-1978) mais d’expression française, au ton mordant, critique, associé à une grande poésie.

Ce texte s’inscrit dans une longue tradition qui fait de la chanson un domaine artistique authentique, qu’elle soit d’origine savante ou populaire.
Parmi les troubadours des temps modernes, la postérité retiendra sans doute les noms de Juliette Gréco, Georges Brassens, Léo Ferré et de tous les chanteurs, qui, à partir des années cinquante, ont su s’éloigner des productions vulgaires et standardisées pour redonner du lustre à la chanson française.

Jacques Brel fut de ceux-là. Enfant de la Belgique, il célébra son « plat pays », il proclama qu’on peut « vivre debout », il débusqua la bêtise, mais il chanta aussi l’amour, comme dans « J’aimais », composé en 1963.

Jacques Brel ne se raconte pas dans ses chansons. Aussi ne faut-il pas voir dans ce texte une confidence autobiographique. Si nous appelons l’homme qui parle ici à la 1ère personne « le poète », c’est au sens de « l’auteur-compositeur » de la chanson et non l’individu Jacques Brel.

En apparence, ce texte ne raconte qu’une histoire d’amour mélancolique, mais son vrai sens est à chercher dans le lien mystérieux entre l’amour et la mort.

I. Du rêve d’amour au « désamour »

Les sept strophes de « J’aimais » racontent une histoire d’amour et ses trois phases : l’attente de l’amour (strophes 1 à 3) ; la passion amoureuse (strophes 4 et 5) ; le désamour (strophes 6 et 7).

1. L’attente de l’amour

Dans l’attente de l’amour, l’imagination nourrie par les lectures joue un rôle essentiel.

La femme rêvée prend le visage d’une princesse ou d’une fée, deux héroïnes de conte de fées.

La deuxième strophe apporte une précision supplémentaire : « les tours hautes et larges » rappellent le conte de Barbe Bleue, où l’héroïne supplie sa sœur Anne de guetter, du haut de la tour, la venue de leur frère : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ».

Mais le poète se souvient sans doute aussi d’un autre conte où une princesse séquestrée par son père attend le chevalier qui lui apportera l’amour en même temps que la délivrance.

Il joue avec les mots et remplace le corps de garde qui surveille la princesse captive par un « cœur de garde », évoquant ainsi le cœur qui « se garde », qui se réserve pour le prince charmant.

Le ce caractère altier de cette princesse est suggéré par le rapprochement de « col » et de « nobles » aux vers 9 et 10.

Mais un autre visage de femme apparaît dans cette troisième strophe. Il n’est plus lié aux circonstances dans lesquelles une histoire d’amour pourrait s’ébaucher, mais à la nature profonde de la femme. Les images maritimes des vagues et des algues et celle du saule pleureur évoquent un être insaisissable, et cette impression est renforcée par les participes présents, « ondoyant » et surtout « tournante » qui connotent, de surcroît, l’inconstance, défaut prêté aux femmes par une tradition misogyne.

2. La passion

La deuxième étape est la passion.

Dans les deux strophes qu’il lui consacre, Jacques Brel évoque sa force par les excès auxquels elle porte et renouvelle l’image usée des feux de l’amour.

Il traduit le caractère exclusif de la passion (« je n’aimais rien ») par opposition entre ce verbe et le suivant employé absolument : « j’ai adoré ».

D’une part, le parallèle entre les vers 13 et 14, construits sur le même schéma syntaxique, souligne les folies auxquelles la passion entraîne : si la mention de la nuit blanche est banale, le vers 13, en revanche, fait sentir, par l’image de la course menée jusqu’à l’épuisement des forces, que la passion amoureuse nous pousse à aller jusqu’à la limite de nos possibilités.

D’une part, l’image romantique de l’orage figurant la soudaineté et la violence de la passion revêt ici la forme d’une métaphore filée. « Foudre » et « éclair » prolongent « orage », mais évoquent aussi le coup de foudre qui marque la naissance de l’amour et, avec « éclair », le regard ou le sourire de la bien-aimée.

3. La fin de l’amour

La dernière étape marque la fin de l’amour, le moment des larmes et de la séparation.

Comme Verlaine, qui écrit : « Il pleure dans mon cœur/ Comme il pleut sur la ville » (Ariettes oubliées), Jacques Brel associe l’image de la pluie aux larmes.
Une métaphore filée (« pluie, noyant, brume, vent ») exprime l’intensité de la douleur. Tout en étant diffuse, ce que suggèrent « noyant » et la répétition de « brumes » et « brume », cette douleur est forte, car le « vent », qui symbolise sans doute la naissance d’un nouvel amour, ne laisse aucun espoir : il chasse la brume, définitivement.

Dans la même strophe, une périphrase inattendue (« les laides de nuit ») évoque, par opposition, « les belles de nuit », euphémisme laissant à penser que l’amant malheureux se réfugie dans l’amour vénal pour essayer de trouver l’oubli.

Le fil directeur, tout au long de ces sept strophes, est constitué par le quatrième vers, dont le verbe exprime chaque nouvelle étape de l’évolution des sentiments : l’attente d’abord confuse (« je rêvais ») et l’amour sans objet, si bien analysé par Saint Augustin, qui écrivait dans ses Confessions « amabam amare » (= j’aimais aimer), puis l’impatience (« je guettais ») et l’intuition.

« Je savais » indique, en effet, le pressentiment du type de femme qui sera l’objet de l’amour.

Ensuite, « je brûlais » renchérit sur « j’aimais ».

Enfin cette brève passion se dissout dans les larmes (« je pleurais ») et l’oubli. L’adverbe « déjà », qui depuis le début du poème suit le verbe, donne à ce dernier vers un caractère particulièrement poignant car il suggère que l’oubli vient très vite.

II. Le sens du poème

1. Une élégie

Cette chanson se rapproche de l’élégie, plainte inspirée à Du Bellay, par exemple, par la douleur de l’exil, ou encore par l’amour perdu à Lamartine et à Apollinaire.

Jacques Brel y énonce une vérité amère : l’amour ne dure pas. Comme Aragon, il affirme qu’ « Il n’y a pas d’amour heureux ».

2. Le caractère éphémère de l’amour

Au-delà de ce constat pessimiste, il suggère que ce caractère éphémère de l’amour est sans doute lié à la nature humaine.

La belle image de la pluie de la sixième strophe, peut-être préparée par les images aquatiques de la troisième strophe, n’est pas seulement le symbole du désamour.

Il est certes possible de voir dans l’étroite correspondance entre la tristesse des amours défuntes et un paysage pluvieux une projection de l’état d’âme du poète sur le paysage.

Le phénomène psychologique serait le même que chez Lamartine, qui ne voyait que solitude dans le monde après la mort d’Elvire : « Un seul être, qui ne voyait que solitude dans le monde après la mort d’Elvire : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ».

Mais, pour qui connaît l’amour de Brel pour son « plat pays », une autre interprétation est possible : il existe, en réalité, une profonde connivence, un accord intime, entre le paysage et l’âme du poète.

Il est de la nature de l’amour de s’éteindre dans les larmes, affirme l’auteur, comme il est dans la nature du plat pays d’être noyé dans la brume et la pluie.

Enfin, la proximité, dans les deux derniers vers, des « fleuves profonds » et « je vous oubliais » fait invinciblement penser au fleuve du Léthé, où, d’après la mythologie grecque, les âmes des morts viennent boire l’oubli. Ainsi l’amour et l’oubli sont indissolublement liés.

3. Les contradictions du cœur humain

Cette chanson révèle aussi les contradictions du cœur humain. La première strophe montre l’aspiration à deux sentiments opposés : « le feu et la tendresse ».

Jacques Brel croyait beaucoup plus à la tendresse qu’à l’amour et lui avait consacré une chanson, intitulée « La Tendresse », où « ma détresse » rime avec « tendresse » dans les deux derniers vers.

L’image du feu signifie évidemment la passion avec son éclat, son intensité, ses tourments, mais aussi sa brièveté, tandis que la « tendresse » exprime un sentiment empreint de douleur et de délicatesse, mais surtout durable.

La même opposition se trouve dans l’alliance de « la vigne »et du « houblon » (v.25). Les deux mots ne désignent pas seulement par métonymie deux boissons, le vin et la bière, mais deux cultures, la méditerranée et la nordique.

Ces images végétales symbolisent ainsi deux tendances opposées de l’être humain, comme « les blés et les seigles » ou « la rose et le réséda » chez Aragon, et disent les contradictions et les intermittences du cœur.

Ainsi s’éclaire, rétrospectivement, le sens du vers 10 : « je vous brûlais ». Dans une strophe consacrée à l’expression de la passion l’emploi du verbe transitif surprend, alors que sans complément « je brûlais » aurait proclamé, fort banalement, l’intensité du désir amoureux.

« Je vous brûlais » n’indique plus la douleur qu’on ressent, mais celle qu’on inflige : l’amant fait souffrir la femme aimée. Mais comme ce terme connote aussi l’idée de consumer, il fait également pressentir la mort de l’amour.

4. Une chanson ambiguë

Enfin, le couple n’existe pas, le poète ne dit jamais « nous » : ce couple a-t-il jamais été vraiment formé ?

L’auteur établit ainsi une opposition entre une femme très effacée et un homme omniprésent : la femme est certes l’objet de l’amour, mais, semble-t-il d’un amour de tête, non d’un amour vécu.

Elle paraît cependant avoir, elle aussi, attendu l’amour, comme l’indique le participe « languissant », qui est un hypallage : un arbre ne pouvant éprouver de sentiment, cette langueur est celle de la femme qui attend l’amour, elle aussi, comme le suggère l’emploi inattendu de la préposition « vers », le verbe languir se construisant d’ordinaire soit absolument, soit avec « de ». Ce mouvement est donc celui qui porte la femme vers l’âme sœur.

Mais le lecteur ne saura pas comment elle a ressenti cet amour qui est survenu dans sa vie, qui l’a submergée et s’est en allé, la laissant peut-être désemparée. Mais nous ne connaîtrons pas ses réactions, car tout est vu exclusivement à travers les yeux du poète.

Conclusion

Cette chanson commence comme un poème d’amour courtois, où la femme est idéalisée, mais se termine par un constat de l’échec, de la solitude et de l’oubli.

L’homme hésite entre le « vous » et le « tu », l’amour hésite entre le rêve et l’oubli.

Faut-il toujours tirer une leçon aussi amère d’un amour déçu ? Ou bien faut-il voir dans ce texte le résumé des itinéraires sentimentaux d’un poète blessé par la vie ?

Mais le poète établit aussi une connivence entre le désenchantement de l’homme et le paysage des Flandres avec ses tours et ses brumes, ses vagues et ses fleuves.

Ainsi à partir de trois thèmes fondamentaux de l’œuvre de Jacques Brel, la solitude et la soif de tendresse ainsi que, sur le mode mineur, l’amour du « plat pays », cette chanson invite à la réflexion tout en charmant par sa mélancolie.

Du même auteur Brel, Le Plat Pays Brel, Ne me quitte pas Brel, Rose Brel, Les Vieux

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