Jacques Brel

Brel, Ne me quitte pas

Poème étudié

Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s’oublier
Qui s’enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
A savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
A coups de pourquoi
Le cœur du bonheur

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Moi je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu’après ma mort
Pour couvrir ton corps
D’or et de lumière
Je ferai un domaine
Où l’amour sera roi
Où l’amour sera loi
Où tu seras reine

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Je t’inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s’embraser
Je te raconterai
L’histoire de ce roi
Mort de n’avoir pas
Pu te rencontrer

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l’ancien volcan
Qu’on croyait trop vieux
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu’un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu’un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
A te regarder
Danser et sourire
Et à t’écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L’ombre de ton ombre
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Brel (1972)

Introduction

Jacques Brel est à la fois auteur, compositeur et interprète belge, d’origine flamande (1929-1978) mais d’expression française, au ton mordant, critique, associé à une grande poésie. Ce texte s’inscrit dans une longue tradition qui fait de la chanson un domaine artistique authentique, qu’elle soit d’origine savante ou populaire.

Parmi les troubadours des temps modernes, la postérité retiendra sans doute les noms de Juliette Gréco, Georges Brassens, Léo Ferré et de tous les chanteurs, qui, à partir des années cinquante, ont su s’éloigner des productions vulgaires et standardisées pour redonner du lustre à la chanson française.

Jacques Brel fut de ceux-là. Enfant de la Belgique, il célébra son « plat pays », il proclama qu’on peut « vivre debout », il débusqua la bêtise, mais il chanta aussi l’amour, comme dans cette chanson célèbre « Ne me quitte pas », composé en 1972.

Jacques Brel ne se raconte pas dans ses chansons. Aussi ne faut-il pas voir dans ce texte une confidence autobiographique. Si nous appelons l’homme qui parle ici à la 1ère personne « le poète », c’est au sens de « l’auteur-compositeur » de la chanson et non l’individu Jacques Brel.

Ce texte raconte l’histoire d’un amour en phase de rupture. Le poète évoque un couple qui se défait. Mais la souffrance de celui qui aime toujours, mais qui n’est déjà plus aimé, est surmontée par l’exaltation de l’espoir.

I. La nécessité d’oublier

1. Une atmosphère lourde

La chanson s’ouvre par le motif de l’oubli : « Il faut oublier », « Tout peut s’oublier »n comme s’il y avait une possibilité d’effacer ce qui était négatif dans leur vie de couple.

Brel a recours à une rythmique terne, martelée, lourde pour développer la thématique sur laquelle s’engage le poème : « Il faut oublier ».
Les phrases sont incomplètes, elliptiques ou d’une construction haletante : « Tout peut…qui s’enfuit déjà » (vers 2-3), « A savoir comment » (v.8), « A coups de pourquoi » (v.11).

2. L’évocation d’un amour orageux

Le thème de l’oubli est lié à des images d’un amour tendu, inquiet, orageux : «Oublier le temps des malentendus », « temps perdu ». Ce temps est associé à l’échec du couple, à l’absence de communication.

Il évoque aussi un amour violent à travers l’image du couteau qui frappe et tue le cœur : « oublier ces heures…qui tuaient parfois….à coups de pourquoi le cœur du bonheur ». Le poète souligne à travers la métaphore du couteau que les non-dits, les malentendus ont fini par tuer l’amour (« le cœur du bonheur ») qui existait au sain de ce couple.

3. Une supplication

Le titre du texte « Ne me quitte pas » donne d’emblée le ton du texte. IL s’agit bien d’une injonction adressée à la femme aimée.

Le titre est repris de manière obsessionnelle à la fin de chaque strophe sous la forme d’une quadruple répétition.

Chaque strophe s’achève par une prière « ne me quitte pas » qui martèle le texte.

II. Le rêve d’amour

1. L’amour offrande

Pour inciter la femme aimée à oublier le temps des malentendus, le poète développe une symbolique de l’amour qui peut aussi être don et offrande.

Il évoque la beauté des merveilles naturelles : « perles de pluie », « donnant plus de blé », « un ciel flamboie » afin de raviver la flamme de l’amour qui est sur le point de s’éteindre.

Le poète magnifie aussi toutes les richesses qu’il destine à celle qu’il aime : « je t’offrirai des perles », « couvrir ton corps d’or et de lumière ».

2. L’amour exalté

Cet amour est aussi magnifié, rendu magique, c’est une sorte d’idéal divin se caractérisant par le bonheur sans fin : « Je ferai un domaine où l’amour sera roi/ Où l’amour sera loi ».

La chanson se para aussi d’une tonalité exotique associée à la magie du conte ou l’héroïne sera vêtue « d’or et de lumière » et sera « reine ». A travers cette vision céleste de la femme, l’amour est transcendé, magnifié.

3. Un idéal inaccessible

Mais en même temps s’installe la conscience que cet amour idéalisé est impossible à réaliser.

Il n’est qu’un idéal inaccessible, une utopie : « perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas »

L’emploi du futur (et non du conditionnel) souligne bien qu’il s’agit d’un idéal inaccessible, d’un rêve : « Je ferai un domaine », « Je te parlerai », « Je te raconterai ».

Ces strophes sont aussi chargées de beauté poétique qu’elles expriment avec pudeur et retenue :

– « Je t’inventerai des mots insensés » est le symbole de la renaissance de la communication au sein du couple.

– « ces amants-là qui ont vu deux fois leurs cœurs s’embraser » : « deux fois » exprime un espoir discret. Il symbolise le couple. Le thème du double revient d’ailleurs de façon insistante dans cette chanson. A l’image de ce couple, le « rouge / le noir », l’ « or / la lumière » sont complémentaires malgré leurs différences.

– « L’histoire de ce roi » reprend l’image du conte : l’amour fait des hommes des rois et des reines, l’amour les élève. On retrouve là les thèmes médiévaux de l’amour courtois. La belle est honorée par son chevalier.

On relève ainsi une beauté discrète et touchante dans cette composition.

On note aussi que le rythme emporté et léger du rêve s’oppose à la lourdeur de la première strophe du poème.

Celui qui dis «je » rêve lui-même à la reprise d’un amour qu’il sait mort. C’est ainsi qu’il exprime sa passion qui écrase sa volonté et son bon sens

III. L’espoir exalté

1. La passion

L’espoir apparu avec l’évocation de l’amour va s’amplifier jusqu’à une démesure fiévreuse produit de la passion.

Au cours de ce deuxième chant passionné, l’ivresse domine. Nous sommes au sommet de l’exaltation.

2. Les symboles

Pour exprimer cette démesure fiévreuse, le poète a recours à une analogie tellurique. L’élément feu apparaît à travers les images du feu, du volcan, des terres brûlées symbolisant la force de cette passion fiévreuse.

Les images et symboles sont d’une beauté lourde, d’une amplitude nouvelle « volcan, terre, ciel » renvoient à la puissance de l’amour enrichie par les forces naturelles.

3. Le bouquet final

L’amour est comparable aux feux de la terre et du ciel. C’est une puissance naturelle. Le « volcan » éteint duquel le feu rejaillit est ici le symbole d’une passion qui gronde et qui renaît. Les « terres brûlées » sont les plus fécondes beautés de cette image de la maturité. Le « ciel flamboie », il s’agit du produit des alliances. Le feu du ciel est aussi symbole de l’illumination la plus intense, la plus insupportable qu’un être puisse vivre.

Le poème est parcouru par un mouvement d’ensemble connotant cette élévation. Cette élévation apparaît à travers l’évocation des éléments eau, terre, lumière, feu.

IV. La chute passionnée

Le poème s’achève par l’évocation d’une retombée, d’une sorte de déchéance.

Le poète s’humilie devant l’être aimé : « je ne vais plus parler ». Ce silence connote aussi l’échec de la parole au sein de ce couple.

Les concessions vont s’accentuer « Je ne vais plus pleurer…plus parler ».

Ces concessions vont livrer en même temps des images de l’amour d’une grande beauté : « Je me cacherai là à te regarder », « L’ombre de ton ombre », « L’ombre de ta main », « L’ombre de ton chien » comme s’il acceptait de se fondre dans l’autre pour mieux pouvoir l’aimer malgré l’indifférence de la femme aimée.

Conclusion

Cette célèbre chanson de Jacques Brel se présente sous la forme d’un tableau d’une passion brûlante.

L’impression finale est celle de la puissance de l’amour, celle de l’avilissement de celui qui la subit passe au second plan et il est même enviable en raison de la pureté des sentiments et de la passion fiévreuse qui l’anime.

En effet, sous la forme d’une prière et d’une supplication, le poète montre que le langage est une arme au service de l’amour.

Du même auteur Brel, Les Vieux Brel, Rose Brel, Le Plat Pays Brel, J'aimais

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