Robert Desnos

Desnos, Destinée arbitraire, Bagatelle

Poème étudié

Vous reviendrez me voir, dit-elle,
Quand vous serez riche à millions,
Quand les roses de Bagatelle 1
Sous la neige s’épanouiront.
Lavant le sable des rivières,
Brisant la quartz, ouvrant le tronc
Des caoutchoucs à la lisière
D’un enfer d’arbres aux fûts ronds,
Libérant des nids de pétrole,
Ou labourant des Alaskas,
Quatre-vingt ans, la terre molle
Cacha le trésor des Incas.
Quand il revint, elle était morte,
Il était bête, il était vieux,
Mais les amants de cette sorte
Ne sont pas tellement nombreux.
Que fleurissent à Bagatelle
Les roses de poudre et frimas 2
Mais que fleurissent surtout celles
Que l’on aime jusqu’au trépas.

Desnos, Destinée arbitraire (publication posthume, 1975)

1- Bagatelle : parc floral parisien
2- Frimas : brouillard froid et épais qui se glace en tombant

Introduction

Ce poème se compose de 5 quatrains en octosyllabes. Il est paru en 1956 dans les Lettres Françaises. Robert Desnos est né en 1900. Il a d’abord été un poète d’inspiration surréaliste. Ce poème, publié après sa mort, a une facture plus classique de même que tous ceux qu’il a consacrés à la Résistance. Desnos est mort en 1945 en camp de concentration.

Le poème « Bagatelle de R. Desnos évoque la destinée d’un homme qui se soumet à la volonté de la femme aimée, qui lui assigne de revenir « riche à millions » pour mériter son amour et recevoir sa récompense.

Toutefois elle lui assigne une date « quand les roses de Bagatelle » s’épanouiront sous la neige. Cherche-t-elle ainsi à évincer son soupirant ?

Nous retrouvons donc un thème classique qui met en lumière la vocation de l’amoureux : tout faire pour satisfaire la femme aimée, quelle que soit sa demande, mais le poète utilise ce thème pour montrer le caractère dérisoire et vain de la conquête amoureuse avec un humour léger teinté d’admiration pour les hommes capables d’une telle dévotion.

I. L’expression d’un lyrisme amoureux traditionnel

1. L’homme soumis à la femme aimée

L’homme est soumis à la femme aimée, mais cette femme l’aime-t-elle puisqu’elle le soumet à une telle épreuve ? Croit-elle aussi qu’il puisse en venir à bout puisqu’elle lui signifie une date totalement incertaine ?

Le verbe « dit-elle » au présent nous fait imaginer un couple jeune : la femme est sûre d’elle, l’homme amoureux transi écoute l’ordre qui lui est donné. On imagine la femme d’être assurée d’être aimée, admirée, qui assigne à l’homme une mission impossible à remplir du fait des deux conditions qu’elle impose (l’homme doit revenir quand il sera « riche à millions » et lorsque les « roses… sous la neige s’épanouiront »).

On retrouve ce motif dans les grandes aventures de l’amour courtois : le chevalier va d’exploit en exploit pour sa belle.

2. L’homme idéalise la belle, la souveraine de sa vie

Le poète, quant à lui, exprime son espoir et son admiration.

L’image de la rose se développe en plusieurs thèmes :

– la rose symbolise la femme dans son épanouissement
– mais cette fleur renvoie aussi à la notion de fragilité, de temps qui passe
– les « roses poudrées de frimas » évoquent la belle qui a su résister au temps.

A ce moment, il y a harmonie entre la beauté que le temps semble fixer et l’amour qui résiste au temps.

Il semble s’être nuancé de tendresse fragile. L’amour des jeunes gens est digne d’estime mais l’amour de Philémon et Baucis unis dans l’éternité est plus émouvant.

3. Le poète, quant à lui, se doit d’être l’écho discret d’un tel amour

Son objectivité est suggérée par le démonstratif « celles » qui implique le résultat d’une observation ; de même « on » qui masque sa personnalité.

On peut alors se demander si le poète n’est pas lui-même un homme de cette trempe : a-t-il vécu une telle aventure ? A-t-il vécu avec la nostalgie de rencontrer une telle femme ?

4. Pourtant la vision de la femme est escamotée

Elle n’exprime aucun sentiment, elle est un objet d’admiration.

Le verbe « voir » est un verbe passe-partout bien faible pou exprimer le sens de la récompense méritée par l’homme.

De plus, quel prix attache-t-elle à l’amour ? Son amoureux se doit d’être « riche à millions ».

On peut seulement penser qu’elle est belle et que son exigence est en rapport avec sa beauté qui mérite hommage et dévotion.

Elle est aussi capricieuse.

II. L’humour modifie le thème de l’amour fou

1. Une succession d’images

Elle suggère les efforts désordonnés à la mesure de l’amour éprouvé par l’homme.

On lit un récit d’aventures, on voit se dérouler un film palpitant dont le héros fait les métiers les plus risqués pour l’amour de sa belle.

Il est orpailleur, chercheur de diamants, seringuero, foreur de puits de pétrole.

2. L’exotisme

L’exotisme des cadres fait rêver.

Cet homme a une vie bien remplie dans des paysages grandioses mais déjà il y a une pointe d’ironie dans la juxtaposition des actions de l’Alaska au Pérou, comme le révèle l’emploi du pluriel « les Alaskas ».

3. La persévérance de l’homme

L’expression « labourant les Alaskas » donne, dans sa mission, la preuve de son obstination, de sa persévérance. Le pluriel est hyperbolique. Mais il n’y a aucune allusion à sa belle dans ses aventures.

Toutes les épreuves surmontées s’accumulent dans le temps sans que l’homme en prenne conscience : il perd la notion du temps. Quatre-vingts ans s’écoulent, enfin « la terre molle » lui lâche le trésor démesuré.

Entre la notion du temps et l’importance du trésor, il y a un sérieux décalage. Dans quel état se trouve l’homme et comment va-t-il trouver la femme aimée quatre-vingts ans plus tard ?

L’homme est usé par ses recherches, ses aventures, sa vie est plus remplie que celle des aventuriers les plus célèbres comme Jack London ou Blaise Cendrars.

La succession des participes aux sonorités sourdes « lavant », « brisant », « ouvrant », « libérant », « labourant » renforce cette impression d’effort et d’usure.

4. La réduction de l’écart

Mais le poète réduit par la magie de l’écriture l’écart entre le départ et le retour en utilisant le verbe « revenir » : « vous reviendrez », « quand il revint ».

Ce verbe répété dans deux circonstances produit une impression d’apparente facilité, de naturel, d’évidence.

Il est parti…il revient : sa mission est accomplie.

Tout nous incite à croire qu’il va retrouver la femme telle qu’il l’a quittée. Le temps n’a pas eu de prise sur son cœur.

5. L’absurdité du destin

Les trois verbes d’état juxtaposés avec les trois adjectifs « elle était morte, il était bête, il était vieux « montrent l’absurdité du destin.

Le caractère elliptique des propos suscite une interrogation : l’aventure ne l’a-t-elle pas plus intéressé que sa finalité ?

6. Riche mais vieux et bête

La fortune l’a-t-elle rendu bête ou a-t-elle entretenu en lui toute sa vie l’amour comme un mirage ?

Est-il bête d’avoir accepté le jeu d’une femme qui ne l’a même pas attendu ?

Peut-être l’a-t-elle trompé avec d’autres hommes, sûrement avec la mort.

L’action paraît dérisoire. Derrière l’humour un peu noir se cache peut-être l’admiration pour la prouesse.

Des hommes comme celui-ci « ne sont pas si nombreux » écrit le poète.

Quelle que soit la vanité de l’effort, ils méritent notre considération même si le rapport de la fortune comme preuve d’amour paraît une fiction.

L’amour n’est-il que bagatelle ?

Conclusion

On comprend mieux ainsi le titre « Bagatelle » sur lequel l’auteur semble jouer.

C’est un lieu de rendez-vous pour les amoureux qui échangent des serments, ce fut le théâtre d’amours légères qu’évoquent des tableaux de Watteau, célèbre peintre du XVIII ème siècle.

La roseraie célèbre qui subsiste est une belle promenade où l’on constate la fragilité de la fleur qui est liée à celle de la femme.

Toutefois le nom commun de bagatelle désigne quelque chose de charmant et sans importance.

Ainsi tout au long du poème, on hésite entre le caractère permanent du thème lyrique de l’amour, quête d’absolu et l’ironie douce-amère, l’humour latent, teinté de nostalgie et d’admiration pour l’homme capable d’un tel amour.

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