Jules Vallès

Vallès, L’Enfant, La Maison et la Prison

Texte étudié

La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les voitures ne passent pas. Il n’y a que les charrettes de bois qui y arrivent, traînées par des bœufs qu’on pique avec un aiguillon. – Ils vont, le cou tendu, le pied glissant ; leur langue pend et leur peau fume. Je m’arrête toujours à les voir, quand ils portent des fagots et de la farine chez le boulanger qui est à mi-côte ; je regarde en même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge, – on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la braise.

La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans regarder ni à droite ni à gauche, l’œil fixe, l’air malade.

Des femmes leur donnent des sous qu’ils serrent dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier.

Ils n’ont pas du tout l’air méchant.

Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap blanc qui le couvrait tout entier ; il s’était mis le poignet sous une scie, après avoir volé ; il avait coulé tant de sang qu’on croyait qu’il allait mourir.

Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison ; il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d’en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m’emmène quelquefois à la prison, parce que c’est plus gai. C’est plein d’arbres ; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des coquilles de noix.

A la maison, l’on ne rit jamais ; ma mère bougonne toujours. – Oh ! comme je m’amuse davantage avec ce vieux-là et le grand qu’on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais !

Puis, ils reçoivent des bouquets qu’ils embrassent et cachent sur leur poitrine. J’ai vu, en passant au parloir, que c’étaient des femmes qui les leur donnaient.

D’autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur portent, comme s’ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout petit, et je n’ai jamais ni gâteaux, ni oranges.

Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit que ça gêne, et qu’au bout de deux jours ça sent mauvais. Je m’étais piqué à une rose l’autre soir, elle m’a crié :  » Ça t’apprendra !  »

Vallès, L’Enfant

Introduction

Jules VALLES, journaliste et romancier, est né au Puy-en-Velay le 11 juin 1832 et décédé à Paris le 14 février 1885.

Ses œuvres principales sont : L’Enfant (1879), Les Blouses (1881), Le Bachelier (1881), L’Insurgé (1886).

Sa vie est une révolte permanente contre l’injustice, une lutte sans relâche pour changer l’ordre établi. A partir de l’expérience douloureuse de sa propre enfance, il s’attache à défendre « les droits de l’enfant comme d’autres les droits de l’homme ».

Dès le premier chapitre de L’Enfant, le lecteur peut se rendre compte des rapports difficiles que Jacques est amené à entretenir avec sa mère.

Dans ce passage, sans se focaliser sur le personnage maternel, Vallès laisse affleurer les tensions que l’enfant doit supporter au sein de l’univers familial.

En fait, il ne cherche qu’à fuir sa maison pour pouvoir rejoindre la prison qui lui semble, en comparaison, un lieu idyllique. Il semble qu’il éprouve plus de bonheur à jouer avec des assassins que de rester en compagnie de ses parents.

I. Le prisme de l’enfance

A travers la temporalité du récit, le « je » qui parle et les lieux explorés, se définit l’inscription de l’enfant dans le texte.

1. La temporalité

On sait que le récit de type autobiographique superpose le temps du narrateur (celui qui se souvient et raconte l’histoire) et le temps du personnage (c’est-à-dire le temps de l’enfant).

L’intérêt du passage est que cette double temporalité est rendue principalement par le présent (et ponctuellement par le passé composé qui est un accompli du présent).

Il y a donc un effacement non seulement de cette double temporalité comme dans la phrase : « Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison » où se trouvent cumulés présent de l’enfance et présent du narrateur ; mais il y a aussi effacement de la chronologie : en pratique, tous les événements sont mis sur le même plan, comme si l’enfant n’avait pas une claire conscience d’un ordre temporel mais vivait dans un présent omnitemporel et immobile, ce qui a pour effet d’ancrer la fiction dans le temps de l’enfance exclusivement.

Pas de mise en perspective donc mais plutôt différents présents mis côte à côte : présent de référence (« La maison que nous habitons »), présent de répétition ou d’habitude (« les gendarmes conduisent souvent des prisonniers », « ils reçoivent des bouquets ») sans parler des éléments d’indétermination temporelle (« Un jour », « l’autre soir »). Ce qui a aussi pour effet de rapporter le scandaleux renversement affectif à « l’illogisme » de l’enfance.

2. Les voix du récit

De même que le récit autobiographique joue généralement sur une double temporalité, il joue aussi sur une dualité du « je ». Mais là encore le « je » se présente comme celui de l’enfant avec toutefois de nombreux relais.

Par exemple, le « nous » implique le « je » et les parents (« La maison que nous habitons »), à quoi s’oppose le « on » qui associe le « je » et les prisonniers : « on joue, on rit ».

On peut en outre noter que le récit dans certains passages se distingue mal du discours, si bien que l’on a affaire presque toujours à une sorte de discours indirect libre à la fois de style familier et spontané.

Des tirets peuvent signaler certes une prise de parole (« – On enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la braise ! » ; « – Oh comme je m’amuse »).

Mais on entend clairement la voix de l’enfant frustré en particulier grâce aux formes d’insistance (« Moi je », « tout », « jamais ») dans : « Moi je suis tout petit, et je n’ai jamais ni gâteaux, ni oranges ».

Il est caractéristique enfin que le seul discours direct soit les paroles finales de la mère qui se révèlent comme une épine de rose.

3. La structure du passage

Plusieurs lieux sont évoqués dans le texte.

L’univers de la rue domine la première partie du texte et s’oppose à l’univers intérieur de la prison tandis que le dernier paragraphe suppose une expérience menée à l’extérieur : « Je m’étais piqué à une rose » qui se trouve sanctionnée au foyer par la mère.

Mais on peut aussi considérer une autre organisation qui soulignerait dans le premier paragraphe un mouvement du regard de l’extérieur (« on embrasse tout le pays ») vers l’intérieur de la boulangerie (le motif du « grand four »).

De même le second mouvement procède de l’extérieur de la prison (« La prison est au bout de la rue ») vers l’intérieur (« Il m’emmène quelquefois à la prison ») et implique une familiarité avec les prisonniers.

On remarque que ces processus de l’extérieur vers l’intérieur permettent des ouvertures sur le monde (expériences sensorielles : « ça sent la croûte et la braise ! » ; expériences relationnelles enrichissantes avec les prisonniers).

Dans le dernier paragraphe, de façon significative, la mère dénie ironiquement le rôle de l’expérience par un cri : « Ça t’apprendra ! ».

II. La vision du bonheur

1. Le conte de fées

Un certain nombre d’éléments sont susceptibles de créer une atmosphère voisine du conte de fées : la méchante mère, l’enfant brimé au foyer, la piqûre avec une épine.

Mais c’est surtout dans le premier paragraphe que se concentrent les indices d’un univers à l’écart, quasiment coupé du monde, et qui vit au rythme ancestral de la paysannerie : « Il n’y a que les charrettes de bois qui y arrivent, traînées par des bœufs ».

Le thème de la nourriture est lui aussi solidaire de cette atmosphère, à travers le fantasme du pain nourricier : « les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge » , et les friandises : « des oranges et des gâteaux ».

2. L’expression de l’affection

L’enfant se révèle sensible aux gestes simples, qui ont un prix immense,n car ils symbolisent la compassion et la gratitude : « Des femmes leur donnent des sous qu’ils serrent dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier ».

Il est aussi sensible aux discrètes marques d’amour qui s’expriment au parloir envers les prisonniers : « ils reçoivent des bouquets qu’ils embrassent et cachent sur leur poitrine ».

La douleur se trouve d’une certaine manière neutralisée par ces marques d’affection auxquelles l’enfant aspire.

3. Le renversement des valeurs

Pour l’enfant, en effet, ce n’est pas la maison qui est un lieu de bonheur, mais la prison : « il m’emmène quelquefois à la prison, parce que c’est plus gai ».

Phrase où la subordonnée causale signale même que le geôlier (ou son fils : il y a en effet un flottement dans l’extension de la représentation) a remarqué l’enfer dans lequel vit l’enfant-narrateur.

La prison est le lieu où les adultes savent rire et jouer et semblent redevenir des enfants : « on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux (…) qui fait des cathédrales avec des bouchons ou des coquilles de noix ».

III. La critique sociale

1. L’ordre réaliste

Il apparaît dans la description, celle des bœufs par exemple : « Ils vont, le front bas, le cou tendu, le pied glissant : leur langue pend et leur peau fume ».

Il s’agit d’une description en mouvement où tout est animé sous l’effet des verbes au présent, à l’entame et en position finale, qui réactivent la valeur verbale latente des participes.

Ainsi l’ordre du vivant et du présent garantit l’authenticité de la scène.

Ailleurs, l’ordre réaliste s’appuie sur le caractère spectaculaire de la scène évoquée au moyen de détails techniques (« civières », « scie ») et visuels (« drap blanc », « tant de sang »).

2. La frustration affective

L’esthétique réaliste du texte rend compte aussi du manque d’affection dont souffre l’enfant, en particulier l’absence d’amour maternel auquel il se heurte : sa mère « bougonne toujours » ; « Moi, je suis tout petit, et je n’ai jamais ni gâteaux, ni oranges » ; « elle m’a crié : ça t’apprendra ! » au lieu de consoler.

On comprend pourquoi il est si attentif aux rapports affectifs qu’il voit prodiguer ailleurs par les femmes : « Des femmes leur donnent des sous » ; « j’ai vu, en passant au parloir, que c’étaient des femmes qui les leur donnaient » ; « des oranges et des gâteaux que leurs mères leur portent, comme s’ils étaient encore tout petits ».

3. L’ordre ironique

On pourrait croire que c’est uniquement une critique des rapports familiaux qui se développe dans ce passage, en réalité cette frustration affective permet à l’enfant d’exercer son regard sur le monde et de découvrir que les prisonniers « n’ont pas du tout l’air méchant » ; que le vieux prisonnier « qui vient du bagne » sait s’amuser comme un enfant et construit d’édifiantes cathédrales, tout comme « le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais ».

Ils embrassent les bouquets, les « cachent sur leur poitrine », faisant accéder les menus présents à des marques d’amour.

Enfin, certains de ces prisonniers sont capables eux-mêmes de se juger et de se punir : « il s’était mis le poignet sous une scie, après avoir volé ».

Conclusion

En conclusion, on peut affirmer qu’un double renversement de perspective est à l’œuvre dans ce passage de L’Enfant.
D’une part, le narrateur va chercher dans le monde, et particulièrement dans la prison, le bonheur qu’il ne peut trouver chez lui.
D’autre part, le regard qu’il est alors forcé de porter sur le monde lui révèle, contre tous les préjugés, que les détenus sont des êtres dignes de considérations, des êtres simples et sensibles, aimés par leurs femmes et leurs mères, capables de juger le mal qu’ils ont fait.
Il est alors clair que c’est la société, qui met ces hommes en prison, qui est dénoncée : car si elle reste aveugle devant l’humanité criante de ces prisonniers, c’est sans doute parce qu’elle est elle-même, d’une manière ou d’une autre, à l’origine de leurs actes répréhensibles.

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