Jules Vallès

Vallès, L’Enfant, La magie de la lecture

Texte étudié

Le narrateur – un jeune collégien du XIXème siècle – est puni. Il est enfermé dans une salle d’étude vide. Pour s’occuper, il explore les lieux.

Je vais d’un pupitre à l’autre : ils sont vides — on doit nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.
Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un petit jeu de dames, le cadavre d’un lézard, une agate perdue.
Dans une fente, un livre : j’en vois le dos, je m’écorche les ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l’aide de la règle, en cassant un pupitre, j’y arrive ; je tiens le volume et je regarde le titre :

ROBINSON CRUSOÉ

II est nuit.

Je m’en aperçois tout d’un coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre ? — quelle heure est-il ?

Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte mes yeux, je tends mon regard, les lettres s’effacent, les lignes se mêlent, je saisis encore le coin d’un mot, puis plus rien.

J’ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse ; je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de Robinson, pris d’une émotion immense, remué jusqu’au fond de la cervelle et jusqu’au fond du cœur ; et en ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l’île, et je vois se profiler la tête longue d’un peuplier comme le mât du navire de Crusoé ! Je peuple l’espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l’horizon de ses craintes ; debout contre cette fenêtre, je rêve à l’éternelle solitude et je me demande où je ferai pousser du pain…

La faim me vient : j’ai très faim.

Vais-je être réduit à manger ces rats que j’entends dans la cale de l’étude ? Comment faire du feu ? J’ai soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons frais ! Justement j’adore la limonade !

Clic, clac ! on farfouille dans la serrure.

Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?

C’est le petit pion qui s’est souvenu, en se levant, qu’il m’avait oublié, et qui vient voir si j’ai été dévoré par les rats, ou si c’est moi qui les ai mangés.

(1) roman de Daniel Defoe (1719), inspiré par une histoire réelle. Robinson, naufragé, survit seul vingt-huit ans sur une île tropicale déserte de l’océan Atlantique avant de rencontre Vendredi qui deviendra son serviteur, peu de temps avant leur découverte par un navire

Vallès, L’Enfant, 1878.

Introduction

Jules Vallès, journaliste et romancier, est né au Puy-en-Velay le 11 juin 1832 et décédé à Paris le 14 février 1885.
Ses œuvres principales sont : L’Enfant (1879), Les Blouses (1881), Le Bachelier (1881), L’Insurgé (1886).

Sa vie est une révolte permanente contre l’injustice, une lutte sans relâche pour changer l’ordre établi. A partir de l’expérience douloureuse de sa propre enfance, il s’attache à défendre « les droits de l’enfant comme d’autres les droits de l’homme ».

Dans L’Enfant, Jules Vallès propose une satire de l’enseignement est de l’école.

Dans la scène où il est « oublié » par un surveillant dans l’étude montre précisément comment l’enfant qu’est encore Jacques Vingtras découvre le plaisir de la lecture.

Toutefois cette découverte ne s’opère pas sous la férule d’un maître mais dans un moment d’école buissonnière forcée, au sein même de l’école !

La structure du passage permet de dévoiler le rôle magique de la lecture face au sordide monde scolaire.

I. La structure du passage

1. Trois moments

On peut distinguer trois moments dans ce passage.

Le premier concerne la recherche et la découverte du livre don le titre est Robinson Crusoé.

Le second moment est dominé par la lecture passionnée du live qui a transporté l’enfant-lecteur dans le monde imaginaire.

Le troisième moment est marqué par le retour à la réalité (« Clic, clac ») à travers un brusque réveil.

2. Le réel sordide

On remarque comment la première partie donne à voir un monde hétéroclite et sordide, évoqué à l’aide de l’énumération ; un monde du néant dont rend compte le premier mot qui ouvre la seconde phrase du texte : « Rien ».

C’est d’emblée un monde qu’il faut fracturer, un monde présenté finalement comme une prison : « Enfin, avec l’aide de la règle, cassant le pupitre, j’y arrive ».

De même la dernière partie, qui se présente comme un retour à la réalité, amorce à nouveau l’image implicite de la prison avec le motif de la serrure ou des rats et surtout le thème de l’oubli.

3. La somptuosité de l’imaginaire

La partie centrale, en revanche, est réservée à l’évocation d’un monde exotique et opulent, en contrepoint du monde sordide qui entoure l’enfant.

L’imaginaire devient un monde de la compensation ; ainsi en va-t-il pour la faim (« j’ai très faim ») : l’île de Robinson se présente alors comme un lieu « où je ferai pousser du pain », où règne l’abondance en matière de « bananes », de « limons ».

II. La magie de la lecture

1. Effet de réel de la lecture

L’énonciation permet de conférer à cette scène une force dramatique singulière, essentiellement grâce au présent de narration, à la présence du « je » de l’enfant dans les phrases interrogatives et exclamatives.

On remarquera aussi comment le passage propose une phénoménologie de la lecture qui s’appuie sur des sensations physiques : « Je frotte mes yeux, je tends mon regard, les lettres s’effacent ».

2. L’onirisme du passage

Cette lecture de Robinson Crusoé s’opère à partit du moment où « il est nuit ».

L’indication de temps est fortement soulignée par la typographie ; trois syllabes qui sollicitent, comme au théâtre, le lever du rideau sur une autre scène.

L’attrait du monde découvert est marqué par l’oubli de la douleur physique et par la longue phrase ( « J’ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse ; je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de Robinson, pris d’une émotion immense, remué jusqu’au fond de la cervelle et jusqu’au fond du cœur ; et en ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l’île, et je vois se profiler la tête longue d’un peuplier comme le mât du navire de Crusoé ! ») qui évoque non plus un univers fragmenté mais le bonheur d’une unité retrouvée au sein de la rêverie.

Dans « sans lever la tête, sans entendre rien », l’anaphore de « sans » insiste sur la négation du réel.

Le passage « dévoré par la curiosité, collé aux flancs de Robinson » marque par l’expressivité des mots et des images, la fascination du « je ».

On mesure aussi l’ivresse de son activité : « Je fais passer dans le ciel… je vois…je peuple…je rêve… ».

3. La relation au héros

Mais au-delà de la fascination se révèle la valeur affective de l’image de Robinson, à la fois figure de la protection et pôle de l’identification.

On peut noter les termes comparatifs qui, dans cette perspective, rapprochent l’enfant de Robinson : « je vois se profiler la tête longue d’un peuplier comme le mât du navire de Crusoé » ; « je peuple l’espace de mes pensées, tout comme il peuplait l’horizon de ses craintes ».

III. La satire de l’école

1. La punition

On remarque que si Jacques, le personnage enfant, se retrouve dans l’étude, c’est pour subir une punition.

Or cette punition se transforme en véritable bonheur par la médiation de la lecture.

Ce renversement ironique donne évidemment à la littérature une dimension profonde où elle se présente comme une libération du réel.

2. Le livre-trésor

On peut noter que le livre est découvert péniblement, à la manière d’un trésor, et que ce n’est pas un maître ou un professeur qui fait découvrir à l’élève la puissance magique de la lecture.

Cette découverte par soi-même de l’absolument nécessaire dans le dénuement total rapproche à l’évidence Jacques de Robinson Crusoé.

3. Les interférences entre le livre et la réalité

La satire de l’école est, enfin, appuyée par les interférences entre le réel et l’univers de l’île déserte.

La plus humoristique porte sur la définition du « on » avec son effet réceptif : « On farfouille […] Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ? C’est le petit pion ».

L’effet est accru par l’apposition ultérieure : « le pauvre homme ! ».

Le monde de l’aventure se réduit brusquement à l’étroitesse du cadre scolaire.

Conclusion

Jules Vallès donne dans ce passage une valeur éminente à la lecture.
Elle permet d’oublier un instant le réel le plus sordide.
Cette scène permet aussi de montrer comme Jacques Vingtras se construit seul (à l’instar de Robinson) et surtout contre l’école et la société qu’elle implique.

Du même auteur Vallès, L'Enfant, La Maison et la Prison Vallès, L'Enfant, Incipit Vallès, L'Enfant, Résumé

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