Charles Juliet

Juliet, Lambeaux, Le mariage par défaut

Texte étudié

Tu as souffert dans ta famille de ne pas pouvoir t’isoler aussi souvent que tu l’aurais voulu. Tu savoures donc ces débuts d’après-midi où tu n’as rien à faire, où tu sais que tu as devant toi des heures de silence et de solitude. Accoudée sur la table, face à la fenêtre, tu restes un long moment à laisser ton regard errer sur le jardin, la petite église, les prés qui s’élèvent en pente douce, les bois et les sapins couvrant le faîte de la montagne. Puis progressivement et sans que tu t’en rendes compte, tu ne vois plus rien de tout cela et tu glisses à l’intérieur de toi-même. Lovée au creux de ta chaleur intime, l’esprit inoccupé mais actif, tu as l’impression que les questions qui continuent à te hanter vont trouver réponse, que tu vas être délivrée de ce qui toujours t’oppresse, et que tu es sur le point d’accéder à un état où tu ne connaîtras plus la souffrance. Qu’à la fin tu doives déchanter n’empêche pas que tu sois très vite reprise par cette illusion, et que la fois suivante, tu demeures à nouveau de longues heures en attente, avec l’espoir que ce jour-là, la vie te semblera moins lourde, moins opaque.

Mais le plus souvent, lorsque tu t’absentes de la réalité et descends en toi-même, tu ne rencontres que peur et angoisse. L’existence que tu mènes ne répond en rien à tes aspirations et tu te surprends à rêver de départ, de fuite, de recommencement. Quand tu en prends conscience, tu as le sentiment de trahir Antoine et tu cèdes à la honte. Tu cherches des raisons qui te convaincraient que tu finiras un jour par être heureuse, mais tu ne les trouves point. Toujours en toi cette nostalgie de tu ne sais quoi, ce besoin incoercible d’une vie dégagée de toute entrave, une vie libre et riche, vaste, intense, une vie où ne règneraient que bonté, compréhension et lumière.

Ce que balbutie ta voix intérieure et qui, dans ce profond silence, prend un tel relief et une telle autorité, tu le consignes dans un cahier, et ainsi passes-tu des heures à aligner des phrases, réfléchir sur un mot, sonder ces énigmes que sont la vie et la mort. En fin d’après-midi, quand tu as écrit une ou deux pages, tu te sens pacifiée, et ce qui initialement te paraissait placé sous le signe du négatif se présente sous un autre aspect.

Lorsque tu entends les pas d’Antoine dans la grange, tu t’empresses de faire disparaître ton cahier. Il entre et tu le reçois avec gentillesse, mais quelques minutes de transition te sont nécessaires pour quitter ton monde et reprendre pied dans la réalité.

A plusieurs reprises tu as voulu lui faire part de tes pensées, tes préoccupations, tenté de l’amener à réfléchir à ces questions auxquelles tu te trouves affrontée, mais tu as très vite perçu que rien de tout cela ne rencontrait en lui le moindre écho. Et il était d’autant moins susceptible de s’intéresser à ce que tu lui disais que lorsqu’il arrive, en fin de journée, le désir qu’il a de toi le rend absent, l’empêche parfois d’entendre les mots que tu prononces.

Le repas vite avalé. Le lit. L’assaut brutal. Son halètement, et pour toi, un surcroît de solitude.

JULIET, Lambeaux (p. 71 à 73)

Introduction

Né le 30 septembre 1934, Charles JULIET est placé, à l’âge de trois mois, dans une famille de paysans suisses. En 1946, il entre à l’École militaire préparatoire d’Aix-en-Provence qu’il quitte en 1954 pour entrer à l’École de Santé Militaire de Lyon. En 1957, il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier tome de son Journal paraît en 1978.

Lambeaux, publié par Charles JULIET en 1995, est une œuvre autobiographique très poignante. Grâce aux témoignages des sœurs de sa mère biologique, il a pu retracer la vie et sa souffrance de cette mère qu’il n’a jamais connu. Sa vie n’a été qu’un malheur et s’est terminée tragiquement dans un asile, où elle est morte de faim à l’époque du régime de Vichy.

Pour Charles JULIET, l’écriture, entre autre celle de Lambeaux, lui sert de thérapie. Le titre de l’œuvre Lambeaux évoque la déchirure ou encore un fragment. L’écriture a pour vocation de permettre à l’écrivain de retrouver l’unicité de son être en reconstituant les « lambeaux » ou fragments de sa vie. Mais sa démarche n’est pas égoïste : Lambeaux est aussi un livre d’espoir pour les personnes qui, comme lui, ont souffert de ne pas avoir pu connaître leurs parents biologiques et qui en souffrent.

Dans ce passage, Charles JULIET évoque la solitude de sa mère mal mariée. Cet extrait mentionne aussi un cahier dans lequel sa mère consignait ses pensées intimes.

I. La situation de l’extrait

1. Le mariage par défaut avec Antoine

La mère n’a pas pu vivre un véritable amour qui naissait. En effet, Antoine n’est qu’un mari pour lequel elle n’éprouve que de la compassion, elle l’a épousé par pitié en fait.

Antoine est l’opposé complet de H. malade qui avait fait des études, qui venait de la ville…). Antoine a l’air un peu maladroit, il est lent à comprendre, comme le sous-entend cette phrase : « tu as voulu lui faire part de tes pensées, tes préoccupations, tenté de l’amener à réfléchir à ces questions auxquelles tu te trouves affrontée, mais tu as très vite perçu que rien de tout cela ne rencontrait en lui le moindre écho ».

On le remarque dès l’acceptation du mariage : il ne la serre pas dans ses bras mais Charles JULIET écrit : « te serre le bras de ses mains noires de cambouis » (p65). Le retour brutal au noir, au cambouis a aussi connotation de labeur, de travail terre à terre, il renvoie à la réalité la plus triviale.

Le mariage peut-être l’occasion de s’échapper à nouveau de sa vie dure mais le mariage n’est qu’une illusion qu’elle se donnait : « Antoine va t’aider à renaître » (p67)

En réalité le mariage a accentué la cassure, la mère est encore plus renfermée, isolée puisqu’elle se trouve séparée de sa famille, son village.

Ainsi, la mère suit une pente qui descend, même si certains moments lui permettent de remontrer à la surface, un choc brutal renferme toujours l’ouverture (elle rencontre H. qui est malade, son mariage est un échec…).

2. Le village et sa solitude

Après son mariage, la mère retrouve les mêmes besognes dans la maison qu’elle essaye d’arranger sans sucées (p66)

Dans le passage consacré au cimetière (p.68-69) , la mère découvre une pierre tombale qui attire son attention : « Au cimetière, tu as été frappée par une tombe sur la dalle de laquelle on peut lire : ICI REPOSE L’ETRANGERE ». La mère ne peut s’empêcher de songer aux souffrances de cette femme à « enterrée il y a une vingtaine d’années » et « employée pendant trente ans dans la seule grosse ferme du village ». Pourtant originaire d’un village de H. , elle avait été surnommée « l’étrangère ».

La mère prend le mot étrangère pour elle à présent : « tu as dû convenir que c’est toi, désormais, l’étrangère ». Le triste sort réservé à cette femme provoque chez la mère une certaine amertume, une peur car cette tombe annonce sa nouvelle place dans le village et son destin. Elle se sent mise à l’écart et sera considérée comme une étrangère jusqu’au bout.

Le « Bagnard » (p. 70) est la seule personne de laquelle la mère peut se sentir proche, car comme elle, il est quelqu’un exclu, méprisé, incompris comme elle. Elle éprouve face à cet homme, jadis envoyé au bagne sans que l’on puisse « prouver sa culpabilité » pour « avoir mis le feu à une ferme », il vivait depuis sa libération « dans une solitude farouche » (p. 69). La mère tisse à son égard un lien fort d’identification : comme pour « l’étrangère », ce sont les autres villageois qui lui ont collé cette étiquette de bagnard. « L’étrangère » et « le bagnard » n’ont plus d’identité propre en dehors des clichés que les villageois véhiculent à leur sujet.

Cet extrait met aussi en relief le thème clé de l’incommunicabilité. La mère n’arrive pas à s’exprimer, à communiquer avec son mari qui ne partage pas les mêmes idées: « il était d’autant moins susceptible de s’intéresser à ce que tu lui disais que lorsqu’il arrive, en fin de journée, le désir qu’il a de toi le rend absent, l’empêche parfois d’entendre les mots que tu prononces ».

L’absence de dialogue renforce l’idée d’isolement.

II. La démarche de l’auteur

1. Les éléments déclencheurs

Le biographique est bien le résultat d’une enquête. Plusieurs éléments déclencheurs l’ont incité à vouloir « reconstituer » la vie de sa mère.

On sait que Charles JULIET a bel et bien mené une enquête sur la vie, la personnalité de sa mère. Un album de photographies déposé devant l’auteur par son père, lui permet enfin de découvrir la beauté du visage de sa mère : « Ce visage à la structure régulière […] tu l’avais trouvé beau ». Cette photographie est point de départ d’une quête de la mère : « Découvrir son visage t’avait donné une violente émotion ».

Deux ans plus, l’auteur dit avoir rencontré un vieux paysan qui lui apprend que lorsqu’il a été jeune, il a travaillé comme ouvrier agricole dans le village de ton père. Il a connu ta mère ».

C’est ce même paysan qui, sans se rendre compte de ce qu’il te dit […] t’apprend tout bonnement qu’elle avait voulu se supprimer, et que c’était cette tentative de suicide qui avait entraîné son internement ».

Cette révélation est le point de départ du désir de reconstituer la vie de la mère : « A partir de ce jour, tu as voulu savoir ». Le point de départ de l’écriture autobiographique est une interrogation : pourquoi s’est-elle suicidée ?

Puis, « par le plus grand des hasards », il est donné à l’auteur de « lire la thèse d’un jeune médecin sur L’Extermination douce pratiquée par les Allemands dans les hôpitaux psychiatriques lors de la dernière guerre ». C’est là que l’auteur comprend que sa mère est morte de faim au fond de sa cellule comme « quelque quarante mille personnes ».

2. Les sources d’information

a. Les cahiers

Le cahier est évoqué dans cet extrait : « tu t’empresses de faire disparaître ton cahier ». Mais il est question des cahiers pour la première fois à la page 44 : « Parfois, dans un vieux cahier d’école précieusement conservé, tu notes à la hâte… ». C’est une sorte de journal intime dans lequel la mère consigne ses pensées, ses secrets cachés, profonds.

Ainsi ces cahiers auraient pu servir à l’écrivain lors de son enquête sur sa mère mais à aucun moment Charles JULIET ne dit qu’il les a eus en mains et qu’il a pu les lire. Jamais il n’affirme qu’ils ont été une source objective d’information.

b. Autres données objectives

L’auteur n’a pas pu compter sur le témoignage de son père qui ne lui parlait jamais de sa mère : « Tu aurais aimé que ton père te parle d’elle », « Tu n’as pas osé le questionner ».

Mais l’écrivain dit s’être appuyé sur les témoignages de deux personnes qui ont côtoyé sa mère : un ancien ouvrier agricole (p. 144) et la sœur aînée : « Tu as enquêté auprès le la plus grande de ses sœurs » (p. 145).

L’écrivain affirme avoir complété son enquête par des témoignages : « Tu as enquêté […] dans son village, auprès de deux ou trois femmes qui avait été ses amies d’enfance » (p. 145).

La souffrance liée à la solitude, à l’éloignement, à l’isolement par rapport à sa famille est une donnée authentique mais jamais l’écrivain ne dit que sa mère se soit confiée à quelqu’un.

Le paysage qu’elle a devant les yeux est vérifiable. Charles JULIET s’est sans doute rendu sur les lieux où a vécu sa mère et dont l’auteur, par pudeur, ne mentionne que la lettre initiale : H.

Ainsi, Charles JULIET, dans la reconstitution de la vie de sa mère laisse le lecteur dans le flou. Des interrogations subsistent. Il y a des sources objectives à la base de l’enquête menée sur sa mère (les cahiers, un ancien ouvrier agricole, la sœur Rolande, les amis et voisins) mais ces sources sont effacées et jamais nommées. On ne peut pas clairement déterminer la part d’information apportée par chacun d’entre eux.

2. Le récit d’une vie romancé

L’imagination et le travail du romancier viennent combler les lacunes, les manques de l’enquête.

Quelques données ou indices font penser à un récit de vie romancé :

Charles JULIET recourt à la situation de roman en plaçant sa mère comme un personnage romanesque : « Accoudée sur la table, face à la fenêtre, tu restes un long moment à laisser ton regard errer sur le jardin accoudé devant fenêtre ».

L’introspection (analyse de l’intimité de sa mère), menée de façon précise et nuancée, est évidement la marque du romancier. La mère a du mal à formuler ce qu’elle ressent et il apparaît clairement qu’elle n’a pas pu le dire ou l’écrire : « Tu es trop bouleversée pour formuler ce que tu es venue dire ».

Enfin, le narrateur est omniscient : « Puis progressivement et sans que tu t’en rendes compte, tu ne vois plus rien ». Dans une position en surplomb, il évoque, écrit ce que la mère elle-même, ne remarque pas.

Le mouvement du texte est celui d’une introspection.

La mère est d’abord à fenêtre donc regarde à l’extérieur.

Puis, Charles JULIET écrit : «Tu glisses à l’intérieur de toi-même ». La mère regarde en elle-même.

L’expression « Tu descend en toi-même » souligne une introspection de plus en plus profonde.

Puis l’introspection culmine avec « ta voix intérieure ». C’est un peu comme si la mère tentait de mettre des mots sur elle-même, sur ce qu’elle ressent.

Mais l’introspection s’interrompt brusquement : « Lorsque tu entends les pas d’Antoine dans la grange, tu t’empresses de faire disparaître ton cahier ». Ce passage marque le retour brutal au réel.

Ainsi, ce passage révèle-t-il la Construction d’un roman logique et organisé : c’est le propre du romancier que de sonder l’état intérieur de son personnage, de décrire ce que son personnage ressent.

III. La mise à jour des contradictions douloureuses

1. Volonté de dialoguer et incommunicabilité

A l’image de l’œuvre de Samuel Beckett qui marqua si durablement l’œuvre de Charles JULIET, l’écriture de Lambeaux ne cesse d’affronter la menace : le silence et l’innommable.

Un certain nombre d’expressions mettent en relief les contradictions douloureuses qui hantent l’esprit de la mère.

En effet, la parole de la mère naturelle est marquée par la volonté de dialoguer et de communiquer. Mais elle se heure à l’immiscibilité de communiquer avec les personnes de son entourage.

De nombreuses expressions de cet extrait connotent la souffrance liée à l’impossibilité de communiquer.

« Tu cherches des raisons qui te convaincraient que tu finiras un jour par être heureuse, mais tu ne les trouves point. »

« Qu’à la fin tu doives déchanter n’empêchent pas que tu sois très vite reprise par cette illusion ».

« Ce que balbutie ta voix intérieure »et le besoin d’exprimer ses sentiments

« L’esprit inoccupé mais actif »

« ce qui initialement te paraissait…négatif, se présente sous un tout autre aspect »

« lorsque tu t’absentes de la réalité et descends en toi-même, tu ne rencontre que peur et angoisse ».

2. Le sens de ces conflits internes

Tous ces conflits internes retracent une évolution qui va mener la mère vers l’enfermement dans un hôpital psychiatrique. Elle se perd de plus en plus, l’étape suivante est une sorte de folie.

Il y a là une contradiction. En effet, la mère exprime son aspiration vivre pleinement. Mais la vie qu’elle mène est morne, plate, emplie de solitude. Cette vie morne et étouffante s’installe en elle de plus en plus profondément et fortement.

On retrouve le même schéma dans d’autres passages étudiés qui correspond à la vision que Charles JULIET prête à sa mère.

On voit que le personnage de la mère est hanté par une image qui la poursuivra durant toute sa vie : le besoin de s’élever hors de la réalité par l’expression

3. Un rapport d’identification

Charles JULIET va tellement loin dans la description des sentiments, qu’on comprend qu’il veut prendre le relais.

Ce qu’éprouve la mère, c’est ce qu’il a lui-même éprouvé : il aime à penser que tout deux sont liés. Charles JULIET parle de sa mère, entre dans sa vie qui est un peu la sienne aussi.

Quand elle souffre, il souffre avec elle.

Véritable enfant du silence, Charles JULIET a recours à l’écriture comme seul moyen de raconter à la place de sa mère le mutisme maternel.

Dès lors, le projet du narrateur de Lambeaux est de donner voix à sa mère comme il l’affirme d’ailleurs dans le prologue : « Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée ».

Conclusion

Ce passage joue un rôle important dans l’œuvre. En effet, en évoquant ce mariage par défaut avec Antoine, l’écrivain met en relief un des thèmes clés de l’œuvre : celui de l’incommunicabilité.
Par le biais de la magie de l’écriture, l’écrivain se fait le porte-parole de sa mère naturelle. En possédant et en apprenant patiemment à maîtriser les mots, il saura enfin rendre compte du destin de celle qui l’a porté.
Écrire consiste donc à porter en soi, à la manière d’un enfantement, la parole de sa mère jusqu’à terme et jusqu’aux termes adéquats à partir de ses silences.
Plus qu’un simple porte-parole, le fils sera l’interprète de la mère : celui qui, en premier lieu, déchiffrera le sens de cette parole muette.

Du même auteur Juliet, Lambeaux, Le drame de la déchirure Juliet, Lambeaux, Le projet d'écriture Juliet, Lambeaux, Le pique-nique en montagne Juliet, Lambeaux, L'école et l'église Juliet, Lambeaux, Prologue

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