Charles Juliet

Juliet, Lambeaux, Le pique-nique en montagne

Teste étudié

Vous tenant par la main, vous quittez le village en marchant d’un bon pas, impatientes de vous en éloigner. Vous riez, chantez, avez tant à vous dire que vous vous parlez touts les quatre en même temps. Après deux heures de marches, sur un chemin qui s’élève en pente douce au flanc de la montagne, vous arrivez dans ce pré d’où tub aimes contempler le village et ce mince ruban blanc qui coupe le vert des prés et des bois. Cette route, elle se confond avec tes rêves, tes désirs, tes aspirations, et dès que tu la vois, en toi tout s’embrase. Un jour, partir, t’arracher à l’étau de la famille, à l’ennui du village, des hivers, et marcher, marcher, aller à la rencontre du monde des villes, d’êtres clairs et aimants, à la rencontre d’une vie délivrée de la souffrance et du mal. En ce jour, tu es autre, et elles sont aussi autres. Ce que vous dites et qui n’a rien que de banal, vous n’auriez pu vous le dire si vous étiez restées à la ferme. Et la nature elle aussi te paraît différente. A un point tel qu’il te semble n’en avoir jamais rien vu jusqu’alors. Le désir te vient de leur faire partager ton émotion, et tu te mets à leur détailler ce que vous avez sous les yeux : les maisons groupées autour de l’église, les toits d’ardoise grise, les fumées qu’aucune brise ne dissipe, les méandres de la rivière, les arbres qui la bordent, le cimetière à l’écart du village, la géométrie des champs, les ocres bruns des vaches dans les embouches, la variété de tous ces verts, cette mince route blanche par laquelle l’une après l’autre vous vous évaderez, l’épervier qui plane au-dessus de vous, la ligne horizontale où, des deux côtés de la vallée, les bois bordent les prés, puis loin au-delà de la crête la plus proche – vert des noirs sapins, gris pâle des falaises – des montagnes plus hautes, plus sévères, aux formes heurtées. Et aussi cette immensité bleue, avec cette radieuse lumière qui inonde chaque chose, répand la vie, et en ce dimanche vous insuffle pareille joie. Sous ce bouleau, tes sœurs assises devant toi, les mots coulent en abondance de tes lèvres. Leurs visages levés et tendus. Leurs regards étonnés et avides.

Tu n’as jamais autant parlé, et tu as tant à dire qu’il te paraît que tu pourrais poursuivre ainsi pendant des jours. Tu évoques ces hommes qui ont vécu il y a des siècles et des siècles, leur racontes les malheurs de Job, d’Ezéchiel, l’âme tendre et violente d’Osée, la solitude et la tristesse désolée de celui qui disait les choses les plus simples, n’était pas compris, qu’on a couvert de crachats et fini par clouer sur une croix. Quand ta griserie prend fin, tu t’aperçois que les ombres se sont allongées, et tu découvres avec confusion que vous n’avez pas touché à votre repas. Tu es gênée d’avoir trop parlé, d’avoir laissé entrevoir ce que tu tenais caché, et vous mangez en silence. Puis vous restez étendues à rêver en regardant le ciel à travers le clair feuillage d’un bouleau. Quand vous entendez les cloches des troupeaux qui rentrent, vous vous mettez en route. La beauté de la vallée sous cette douce lumière qui décline. En toi, une grande paix, une joie intense et grave, la douce brûlure de cette affection passionnée que tu leur portes.

JULIET, Lambeaux (p.35 à 37)

Introduction

Né le 30 septembre 1934, Charles JULIET est placé, à l’âge de trois mois, dans une famille de paysans suisses. En 1946, il entre à l’Ecole militaire préparatoire d’Aix-en-Provence qu’il quitte en 1954 pour entrer à l’Ecole de Santé Militaire de Lyon. En 1957, il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier tome de son Journal paraît en 1978.

Lambeaux, publié par Charles JULIET en 1995, est une œuvre autobiographique très poignante. Grâce aux témoignages des sœurs de sa mère biologique, il a pu retracer la vie et sa souffrance de cette mère qu’il n’a jamais connu. Sa vie n’a été qu’un malheur et s’est terminée tragiquement dans un asile, où elle est morte de faim à l’époque du régime de Vichy.

Pour Charles JULIET, l’écriture, entre autre celle de Lambeaux, lui sert de thérapie. Le titre de l’œuvre Lambeaux évoque la déchirure ou encore un fragment. L’écriture a pour vocation de permettre à l’écrivain de retrouver l’unicité de son être en reconstituant les « lambeaux » ou fragments de sa vie. Mais sa démarche n’est pas égoïste : Lambeaux est aussi un livre d’espoir pour les personnes qui, comme lui, ont souffert de ne pas avoir pu connaître leurs parents biologiques et qui en souffrent.

Le passage que nous allons étudier est situé dans la première partie de l’œuvre. Grâce aux témoignages des sœurs de sa mère biologique, Charles reconstitue la vie de sa mère et évoque ici une journée particulière, celle d’un pique-nique en montagne. La jeune fille (qui deviendra sa mère biologique) connaît l’extase liée à ce moment d’évasion hors de la vie monotone à la ferme.

I. Une journée particulière

1. Annoncée par le contexte

Ce pique-nique en montagne, un dimanche de juin, est vécu par les quatre enfants comme une échappée inespérée des corvées de la ferme et de la monotonie du quotidien. C’est la première fois où les sœurs n’ont pas de tâches ménagères et où elles peuvent se parler et partager des sentiments, des émotions. La sœur aînée prenait la place de la mère, de la ménagère alors que lors de pique-nique, elle peut reprendre son rôle de sœur.
L’atmosphère pesante et oppressante de la ferme et de la maison se libère et la jeune fille oublie sa souffrance de ne pouvoir libérer ce qu’elle garde en elle. Elle retournera à sa vie habituelle et monotone après (p37): « Le froid. La lumière grise. Les taches d’humidité sur les murs, et par endroits des plaques de plâtre se sont détachées. Tu tressailles. Penses à un sépulcre » Après ce moment d’extase, elle retrouvera le froid, la lumière grise, la solitude, le travail, l’absence de vie mouvements (« inerte »), l’enfermement (« murs »longuement décrits), et connaîtra une vie semblable à celle de la prison (« sépulcre »).
Charles JULIET montre l’importance, la singularité de cette journée extraordinaire en recourant à nombreuses antithèse très fortes : solitude/partage ; enfermement/évasion ; lumière/absence de lumière ; silence/expansion…

2. Une ouverture nouvelle

La route devient le symbole de l’évasion spirituelle. L’expression « cette route » revient au début et à la fin: par un effet de symétrie, c’est elle qui éloigne quotidien et c’est par elle que la jeune fille retourne à réalité. Elle n’est pas décrite objectivement et est autant ouverture au début que fermeture à fin
Cette impression d’ouverture est renforcée par les expressions « chemin qui s’élève » (début de l’extrait) et « lumière qui décline ». La jeune fille connaît une sorte d’élévation spirituelle et mystique. Elle connaît une sorte de montée au paradis avant de vivre la redescente en enfer.
La description de la vallée est subjective. Le regard va du village restreint (« les maisons groupées autour de l’église » , « les toits », « le cimetière », les « champs ») à l’immensité du ciel (« cette mince route blanche par laquelle l’une après l’autre vous vous évaderez, l’épervier qui plane au-dessus de vous »). Le regard part du bas, de l’univers réel pour aller vers le haut, l’évasion.
Différentes caractérisations de cette description sont porteuses de sens. Les « maisons groupées autour de l’église » : cette vision suggère la vie de la jeune fille paysanne est marquée par la religion. La religion est en quelque sorte le pilier de la société. « Les toits ardoise grise » : l’absence de couleur symbolise l’absence de joie, presque de vie, et d’animation. Les « fumées qu’aucune brise dissipe » connotent l’absence de mouvement et présentent la vie au village comme étouffante, oppressante. Le « cimetière à l’écart village » : peut-être suggérer la peur de finir ici, oubliée dans ce cimetière.
Puis la perspective s’élargit. « La géométrie des champs, les ocres bruns…, les variétés de tous ces verts, cette mince route blanche » : les couleurs sont de plus en plus importantes (« ocres bruns, verts, blanche »). La vie prend le dessus car l’espace s’agrandit, s’ouvre comme le suggère l’image de « l’épervier qui plane au dessus » , Des deux côtés de la vallée on discerne une ligne horizontale, loin au-delà « l’immensité bleue » : la description se termine par espace infini, sans limite
Le texte est donc construit sur montée vers l’absolu et sur une descente. La jeune fille est rapidement rattrapée par la réalité tragique car le quotidien sera ensuite encore plus terrible, plus lourd à supporter.

3. Un moment d’exception

Grâce à cette échappée hors de la vie de labeur, la parole est enfin libérée : « Tu n’as jamais autant parlé, et tu as tant à dire qu’il te paraît que tu pourrais poursuivre ainsi pendant des jours. Tu évoques ces hommes qui ont vécu il y a des siècles et des siècles, leur racontes les malheurs de Job, d’Ezéchiel, l’âme tendre et violente d’Osée…
La jeune fille est transportée en pleine euphorie, elle connaît l’ivresse (« Quand ta griserie prend fin » ), une sorte d’exaltation hors du temps : elle peut s’exprimer sans obstacle, gène : « tu as tant à dire qu’il te paraît que tu pourrais poursuivre ainsi pendant des jours ».
La jeune fille se dévoile à sœurs puis a peur d’être allé trop loin : « Tu es gênée d’avoir trop parlé, d’avoir laissé entrevoir ce que tu tenais caché »
Ce pique-nique est aussi un moment de communion et de partage. En effet, ce dimanche-là, la jeune fille se laisse aller à l’expérience passive de la communion, qui confine à la communication, avec le monde environnant et avec ses sœurs.
On peut noter l’énumération des verbes « Vous riez, chantez, avez tant à vous dire que vous vous parlez toutes les quatre en même temps »
La communion entre les sœurs est aussi matérialisée dès le début de l’extrait par l’expression « vous tenant par la main », symbolisant l’union entre les quatre sœurs.

II. L’enthousiasme de l’héroïne

1. L’évolution de l’émotion

L’étape du chemin : c’est d’abord la vision de la route, métaphore du désir d’évasion, qui provoque l’exaltation de la jeune fille. Cette évasion est d’abord liée à la notion d’effort : « Après deux heures de marche » (Juliet insiste sur la pénibilité de la marche, la longueur de la marche). L’émotion est aussi liée à la montagne qu’elle gravit avec ses sœurs. Tout s’embrase, un état nouveau est en train de naître, c’est le début de l’évasion « Le désir te vient de leur faire partager ton émotion ». L’envie de partage débute.
L’étape de l’élévation spirituelle : le passage retrace la progression de la marche mais aussi, parallèlement, le cheminement intérieur de la jeune fille. L’énumération passe en revue, avec une simplicité enfantine, les éléments constitutifs de ce paysage, en allant du bas (le village) vers le haut (les montagnes et le ciel), et du plus proche au plus lointain.
En raison de sa position élevée, la montagne permet à l’héroïne d’admirer ma diversité et la beauté du paysage de manière profane. C’est pourquoi elle détaille ce qu’elle a sous les yeux.
D’abord, son regard observe de qu’elle voit tous les jours (les « maisons groupées autour de l’église », « les toits »…) puis son regard monte et en même temps son esprit s’élève dans contemplation complètement détachée de la réalité (« des montagnes plus hautes, plus sévères, aux formes heurtées. Et aussi cette immensité bleue, avec cette radieuse lumière qui inonde chaque chose, répand la vie »).
A la fin du passage, l’auteur évoque la « beauté de la vallée sous cette douce lumière qui décline » car la contemplation du paysage provoque chez sa mère une grande émotion, « une grande paix, une joie intense et grave » (c’est-à-dire solennelle).
Tout est empli de joie, la jeune fille connaît un sentiment de béatitude comme le suggère l’emploi des termes « radieuse », « inonde, « répand », « insuffle pareille joie »). Le verbe « en toi s’embrase » a des connotations à la fois passionnelles et mystiques. Par ses connotations très riches, le verbe « embraser » suggère la chaleur, la vie, mais aussi un désir de rencontre en opposition avec la solitude qui étiole l’adolescente. Ce verbe renvoie aussi à l’idée de purification de sa vie et du monde qui l’entoure.

2. Un moment de totale félicité

Tout est empli de joie, la jeune fille connaît un sentiment de béatitude comme le suggère l’emploi des termes « radieuse », « inonde, « répand », « insuffle pareille joie »).
En raison de sa position élevée, la montagne symbolise la rencontre du ciel et de la terre, donc du monde terrestre et divin.
C’est pourquoi l’auteur emploi un verbe à forte connotation religieuse : « tu aimes à contempler le village ». Le verbe contempler renvoie à une dimension religieuse. Contempler la terre, c’est aussi contempler la puissance de Dieu à travers sa création.

3. L’exaltation mystique

Une telle contemplation inspire à la jeune fille un discours extatique où elle évoque les références bibliques. En passe en revue les grands personnages bibliques : « Job », « Jérémie », « Osée ». Elle fait même allusion au Christ « celui qui disait les choses les plus simples, n’était pas compris, qu’on a couvert de crachats et fini par clouer sur une croix. ».
C’est pourquoi, la jeune fille s’ouvre et parle des personnages bibliques dont elle se sent proche. Tous sont liés à elle car ils ont, comme elle, vécu des malheurs, connu la solitude et la tristesse, ont été incompris et le Christ a même été « cloué sur une croix ». L’allusion à la crucifixion suggère que dans l’esprit de Juliet, sa mère s’est aussi sacrifiée pour les autres.
En s’identifiant à tous ces personnages bibliques, la jeune fille est ainsi rassurée, elle aussi existe et sa vie compte.
Cette exaltation mystique prouve que la mère a toujours besoin de s’évader hors du monde réel et profane dans lequel elle souffre. Toute sa religion l’aide à connaître un moment d’extase spirituel. Les personnages bibliques permettent à la mère de s’identifier à eux et constituent une sorte de corde pour gravir cette pente de la montagne.

Conclusion

Ce passage joue un rôle important dans l’œuvre.
Cette évasion hors des rudes tâches du travail à la ferme constitue une parenthèse heureuse dans la vie de la jeune fille.
A travers cet extrait, Juliet nous fait comprendre à quel point la lecture du seul livre qui se trouvait à la ferme, la Bible, va nourrir la foi de sa mère et répondre à sa soif d’entendre des paroles qui partagent ses émotions et ses sentiments.
L’enjeu principal de ce passage est de mettre en lumière les relations de la mère biologique avec la religion, thème qui est à peine effleuré dans le reste de l’œuvre.
Cet extrait révèle aussi la part d’imagination qu’il y a dans toute œuvre biographique. L’évocation de la joie de sa mère lors de ce pique-nique en montagne, l’exaltation mystique qu’elle a connue à ce moment relèvent sans doute de l’imaginaire de l’auteur qui, n’ayant pas connu sa mère, n’a pu recueillir son témoignage.

Du même auteur Juliet, Lambeaux, Le drame de la déchirure Juliet, Lambeaux, Le projet d'écriture Juliet, Lambeaux, L'école et l'église Juliet, Lambeaux, Prologue Juliet, Lambeaux, Le mariage par défaut

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