Charles Juliet

Juliet, Lambeaux, Le projet d’écriture

Texte étudié

Un jour, il te viendra le désir d’entreprendre un récit où tu parleras de tes deux mères

l’esseulée et la vaillante
l’étouffée et la valeureuse
la jetée-dans-lafosse et la toute-donnée.

Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’ordre de leur douce lumière.

Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d’elles est passé à toi.

Puis relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi dans laquelle tu as été contraint de t’engager. Tenter d’élucider d’où t’est venu ce besoin d’écrire. Narrer les rencontres, faits et événements qui t’ont marqué en profondeur et ont plus tard alimenté tes écrits.

Ce récit aura pour titre Lambeaux. Mais après en avoir rédigé une vingtaine de pages, tu dois l’abandonner. Il remue en toi trop de choses pour que tu puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la preuve que tu as réussi à t’affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie.

Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’a eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t’exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi.

Tu songes de temps à autre à Lambeaux. Tu as la vague idée qu’en l’écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours tu.

Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots

ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et de se haïr
ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse

JULIET, Lambeaux (pages 149 à 151)

Introduction

Né le 30 septembre 1934, Charles JULIET est placé, à l’âge de trois mois, dans une famille de paysans suisses. En 1946, il entre à l’Ecole militaire préparatoire d’Aix-en-Provence qu’il quitte en 1954 pour entrer à l’Ecole de Santé Militaire de Lyon. En 1957, il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier tome de son Journal paraît en 1978.

Lambeaux, publié par Charles JULIET en 1995, est une œuvre autobiographique très poignante. Le titre de l’œuvre Lambeaux évoque la déchirure ou encore un fragment. L’écriture a pour vocation de permettre à l’écrivain de retrouver l’unicité de son être en reconstituant les « lambeaux » ou fragments de sa vie. Il n’existe à l’intérieur des deux grandes parties constituant cette œuvre aucune division en chapitres : comme autant de lambeaux de textes, elles procèdent par fragments de longueurs inégales selon l’importance des événements racontés.

L’entreprise autobiographique est souvent très exigeante pour un auteur : Charles JULIET a mis 12 ans de sa vie à écrire Lambeaux, cette œuvre fut composée en diptyque, chacun des deux volets étant composé l’un à sa mère biologique, l’autre à sa mère adoptive.
La première partie s’intéresse à la mère naturelle dont la pénible existence n’a été qu’une longue agonie. Suite à une tentative de suicide, la mère est placée en cellule d’isolement dans un hôpital psychiatrique. La Seconde Guerre mondiale vient d’éclater.

L’occupant allemand ne nourrit pas les malades des hôpitaux psychiatriques, et à l’âge de 38 ans, la mère meurt de fait au fond de sa cellule. La seconde, plus courte, présente la mère adoptive, mais aussi et surtout un portrait indirect de l’auteur.

Cet extrait, situé à la fin de l’œuvre joue un rôle déterminant car Charles JULIET y définit son projet d’écriture. L’expression de l’hommage rendu à ses deux mères déborde du cadre singulier de la vie de l’auteur. Sa démarche n’est pas égoïste : Lambeaux est aussi un livre d’espoir pour les personnes qui, comme lui, ont souffert de ne pas avoir pu connaître leurs parents biologiques et qui en souffrent. Cet hommage se généralise en éloge vibrant et lyrique englobant tous ceux dont parole a été mutilée

I. La naissance du projet d’écriture

1. D’abord exprimer sa gratitude aux inspiratrices

Ce passage propose un portrait conjoint des deux mères, construit à l’aide de parallélismes : « l’esseulée et la vaillante », « l’étouffée et la valeureuse ». L’auteur emploie à cet effet deux adjectifs nominalisés séparés par « et » ainsi qu’une antithèse soulignant l’opposition entre le vide (« l’esseulée », « l’étouffée ») et la présence (« la vaillante », « la valeureuse »). Charles JULIET semble dessiner la silhouette d’une seule mère à qui il doit tout.
Ce portrait conjoint souligne que les deux mères sont différentes mais elles forment un tout et Charles JULIET honore leur mémoire par le récit.
L’emploi du possessif « leur » (répété à quatre reprises) et du pronom « elles » (répété deux fois) les confond dans hommage commun qu’elles méritent « l’une et l’autre ». Charles JULIET tient à souligner leur égalité par delà leurs différences : « l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer ».
L’expression « orbe de leur douce lumière » évoque la relation avec la mère et fait songer à la protection fœtale. L’auteur apparente la mère à une sainte.
Le portrait prend aussi une dimension pathétique. Les expressions « Esseulée, étouffée, jetée dans la fosse » mettent en évidence une gradation dans la souffrance et présentent la mère biologique comme une femme absente et solitaire, jamais connue.

Par contre les expressions« Vaillante, valeureuse, tout donnée » sont laudatives et présentent la mère adoptive comme une femme résistante dont la générosité est totale.

2. La genèse de l’œuvre

Ce passage placé à la fin de l’œuvre récapitule la genèse du projet autobiographique.
Le projet est annoncé par injonctions infinitives : « Dire ce que tu leur dois ». « Entretenir leur mémoire ». « Leur exprimer ton amour ». « Montrer tout ce qui d’elles est passé à toi. »

« Puis relater ton parcours… ». , « Tenter d’élucider…», « Narrer les rencontres … ».

Le projet d’écriture est présenté comme une sorte de pense-bête, Charles JULIET se fixe un cadre, un plan, des objectifs en deux paragraphes : le premier concerne la mère et le second met Charles JULIET en avant : on passe de la biographie à l’autobiographie de l’auteur.
L’auteur alterne deux temps. Il emploie le présent pour évoquer les origines du projet (ce présent renvoie au passé auteur) alors que l’emploi du futur (« Ce récit aura pour titre Lambeaux ») suggère l’accomplissement de l’action.

Charles JULIET évoque aussi l’émergence du titre « Lambeaux ».
Ce terme a été choisi car il n’a pu reconstituer que des fragments de sa vie mais pas tout puzzle. Ainsi le choix du titre suggère-t-il une succession de morceaux de vie, détachés les uns des autres. Cette enquête sur ses mères et sur lui-même n’a pas permis de tout lui dévoiler.
Le titre a aussi pour connotation l’idée de souffrance, de déchirure en lui-même : en effet, Charles JULIET évoque dans l’œuvre le parcours douloureux pour l’écrivain et de la mère naturelle (voir par exemple page152).

Ce passage met aussi en lumière les difficultés de l’écriture.
C’est pourquoi l’auteur a recours au champ lexical de la « lutte », du « combat » pour trouver ses mots comme le montre l’emploi des verbes « conquérir », « abandonner… »).

L’écrivain rappelle ainsi qu’il a eu la tentation d’ajourner son projet en raison des souffrances endurées et réveillés par écriture (« il remue en toi »), et de la durée de la rédaction (plus de 12ans).
Les émotions sont trop fortes et touchent son intimité. Ainsi le livre devient un confident (comme la mère) et Charles JULIET se livre, s’ouvre.

3. Entre autobiographie et thérapie

Ce passage mentionne aussi l’existence d’un véritable pacte autobiographique : « il te vint, tu dois abandonner, tu songes, si tu parviens, il sera la preuve ». Mais en formulant ce pacte autobiographique Charles JULIET ne s’adresse pas au lecteur mais il établit un contrat avec lui-même. On assiste à une sorte de dédoublement entre celui qui cherche et celui qui veut abandonner.
L’écrivain insiste sur la douleur à travers l’emploi du champ lexical de la blessure violente (« gorge déchirée », « fracturé ta vie », « lacérer », « arracher », « blessure »). Tous ces termes sont à mettre en rapport avec le titre : Charles JULIET recourt à l’écriture pour se reconstruire lui-même.
L’écriture est le résultat d’un long combat pour accéder à une parole libératrice. On peut noter la gradation de la démarche à travers les verbes « narrer », « relater », « tenter d’élucider ».
Grâce à l’écriture, le fils cherche à conquérir ce dont les mères furent tragiquement privées. Il met des mots sur leurs silences, donne vie à ce qu’elles ont tu. Ainsi dans le passage « Se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots », la gradation suggère que sans mots on peut être privé de vie.
Un fil étroit, un lien vital unit par le langage Charles JULIET à ses deux mères : l’écrivain les ressuscite par son écriture : « tu les tireras de la tombe, elles se lèvent en toi ») et « tu leur parles » montre que le livre permet un dialogue réciproque.
Mais l’écriture est aussi un combat pour la survie et la délivrance : Charles JULIET s’est « affranchi » de son passé pour regarder l’avenir : l’écriture joue donc un rôle thérapeutique.

II. Un hommage vibrant plus universel

1. L’auteur comme porte-parole

On peut noter qu’un glissement s’opère: de « elles », Charles JULIET passe à la « cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots ».
Puis l’extrait s’achève par un élargissement et une généralisation solennelle qui finit par faire défiler, par le biais de l’anaphore « ceux et celles qui… » tous les réprouvés.
L’alternance entre présent (« ceux et celles » qui « s’acharnent », « crèvent ») et le passé composé ( « n’ont jamais pu », « ont été gravement humiliés « ) oppose une vérité générale et la continuité dans le temps.
L’emploi de l’hypotypose (image créée dont on se persuade qu’elle existe réellement) initiale (« lorsqu’elles se lèvent en toi ») exprime de façon saisissante comment Charles JULIET est habité par ses deux mères. Leur évocation se prolonge par une vision quasi hallucinatoire : « tu vois s’avancer à leur suite la cohorte… ».

2. Une écriture poétique

Charles JULIET quitte à la fin de cet extrait le champ de l’écriture romanesque pour entrer dans celui du poème en vers libres.
La disposition typographique confère un statut particulier à ces lignes qui ne forment d’ailleurs qu’une seule phrase, sans ponctuation :

ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et de se haïr
ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse

On peut noter un rythme binaire alternant le présent et le passé composé, renforcé par l’anaphore « ceux et celles », certains vers sont construits en deux temps.
Certaines images poétiques sont riches et touchantes : « étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge ».

3. Évocation lyrique d’une souffrance

L’emploi du mot « cohorte » indique un nombre important, un défilé qui n’en finit pas. Cette expression a aussi une connotation militaire et renvoie au combat que Charles JULIET veut mener.
La métaphore « exilés des mots » est très pathétique car elle exprime l’incapacité à s’exprimer de ceux qui manquent de mots. Charles JULIET veut parler en leur nom en mettant sa plume à leur service.
La répétition de l’adverbe « jamais » dans le passage :

« ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés »

focalise l’attention de l’écrivain sur ceux qui, comme lui, ont connu un malaise existentiel.
L’emploi des verbes violents « crèvent de mépriser et haïr » suggèrent l’impossibilité à vivre, et renvoient à des vies entière détruites.
Cette souffrance est aussi suggérée par l’expression imagée « portent au flanc une plaie ouverte ». Cette image où on peut lire une allusion au Christ, rappelle le personnage biblique qui fascinait la mère naturelle car, comme le Christ, elle aussi souffrait et se sacrifiait pour les autres.
Le mouvement final comporte des accents pathétiques amplifiant les « plaintes et cris » « jamais » éteints. Charles JULIET marque ainsi la présence lyrique de l’énonciateur qui rappelle sa propre souffrance. Il connaît une sorte de rage intérieure comme si ses tourments personnels n’étaient pas entièrement dissipés malgré le chemin accompli avec la rédaction de cette œuvre.

Conclusion

Ce passage joue un rôle important dans l’œuvre car il exprime l’importance que Charles JULIET accorde au pacte autobiographique. Cette importance est perceptible grâce à l’emploi de termes violents.
C’est ainsi que la démarche de l’écrivain apparaît comme une nécessité cruelle et difficile à remplir. Écrire s’avère une épreuve douloureuse.
Bio et autobiographie semblent devoir trouver les « lambeaux » afin de se reconstruire et se reconstruire soi-même tout en rendant hommage au-delà de l’histoire familiale à tous ceux qui ont été dans la souffrance d’être privés de la parole.

Le projet présenté ici est donc double. Lambeaux cherche tout d’abord à rendre hommage aux mères naturelles et nourricière de l’écrivain, par l’écriture, il les arrache du tombeau et les fait revivre.

Mais Charles JULIET raconte aussi dans cette œuvre sa vocation d’écrivain. Pour lui, l’écriture n’est possible que dans la mesure où elle permet de résoudre des conflits intérieurs et de les dépasser tout en mettant sa parole à la disposition de tous ceux qui souffrent, comme lui, d’un malaise existentiel.

Du même auteur Juliet, Lambeaux, Le drame de la déchirure Juliet, Lambeaux, Prologue Juliet, Lambeaux, Le pique-nique en montagne Juliet, Lambeaux, Le mariage par défaut Juliet, Lambeaux, L'école et l'église

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