Charles Cros

Cros, Le Coffret de Santal, « Berceuse »

Poème étudié

Endormons-nous, petit chat noir.
Voici que j’ai mis l’éteignoir
Sur la chandelle.
Tu vas penser à des oiseaux
Sous bois, à de félins museaux…
Moi rêver d’elle.

Nous n’avons pas pris de café,
Et dans mon lit bien chauffé
(Qui veille pleure.)
Nous dormirons, pattes dans bras.
Pendant que tu ronronneras,
J’oublierai l’heure.

Sous tes yeux fins, appesantis,
Reluiront les oaristys (1)
De la gouttière.
Comme chaque nuit, je croirai
La voir, qui froide a déchiré
Ma vie entière.

Et ton cauchemar sur les toits
Te diras l’horreur d’être trois
Dans une idylle.
Je subirais les yeux railleurs
De son faux cousin, et ses pleurs
De crocodile.

Si tu t’éveilles en sursaut
Griffé, mordu, tombant du haut
Du toit, moi-même
Je mourrai sous le coup félon
D’une épée au bout du bras long
Du fat qu’elle aime.

Puis hors du lit, au matin gris,
Nous chercherons, toi, des souris,
Moi, des liquides
Qui nous fassent oublier tout,
Car au fond, l’homme et le matou
Sont bien stupides.

Charles Cros, Le Coffret de Santal (1879)

(1) Oaristys : entretien galant dans la poésie grecque

Introduction

Inventeur ingénieux (le phonographe, le télégraphe automatique, la photographie en couleurs) et poète délicieux, Charles CROS fréquenta Verlaine et Rimbaud et participa aux cercles symbolistes. Le malheur domina cependant sa vie : scientifique méprisé, écrivain méconnu, mari trompé, il se réfugia dans l’alcool. Ses vers expriment souvent son mal de vivre, mais toujours avec élégance et humour.

La beauté mystérieuse du chat fascine les artistes depuis l’Antiquité égyptienne. Trois poèmes des Fleurs du Mal célèbrent sa ressemblance avec la femme aimée. Charles CROS, contemporain de Baudelaire, mari déçu par sa femme et scientifique méconnu, aimait lui aussi les chats.

Dans son recueil Le Coffret de santal un poème, « Berceuse », peint son amitié pour l’un d’entre eux. L’originalité réside ici dans l’identité parfaite entre l’homme et l’animal, soumis également à la cruauté de la femme. Mais leur tragédie est traitée sur un ton léger, adoucie par la tendresse de leur sommeil commun.

En effet, trois thèmes se mêlent dans cette série de six strophes : la complicité du poète et de son compagnon, la déception due à un amour trahi et la recherche d’une consolation.

I. L’amitié tendre avec un chat

1. Un couple inédit

« Berceuse » décrit un couple uni, omniprésent, dont les relations hésitent entre l’amour et l’amitié.

Comme dans un poème d’amour, les pronoms lient le poète et son chat : « je » ou « moi », « tu » ou « toi » alternent, le « nous » apparaît au début et à la fin. La scène retrace une nuit passée dans le même lit, comme s’il s’agissait d’époux habitués à dormir ensemble depuis longtemps, mais qui goûtent encore le plaisir de ce partage tendre.

Les deux êtres vivent dans un parallélisme parfait. Chaque sizain (une strophe constituée de 6 vers est un sizain) retrace une étape de la nuit : le coucher (strophes 1 et 2), un rêve en trois parties (strophes 3, 4 et 5) qui s’achève pour chacun en un cauchemar semblable puis le réveil au matin (strophe 6).

Au sein des strophes 3 et 4, chacun des tercets est consacré au chat puis à l’homme, mais la monotonie d’un tel procédé s’estompe dans les autres sizains, où ils se partagent les vers de façon moins symétrique.

Enfin, les deux partenaires sont présents dans un même vers au début et à la fin du texte (vers 1 et 35). Cette communion survit à l’aube : l’un et l’autre s’alimentent ; même séparés ils agissent à l’unisson (strophe 6). Au vers 16, « Comme chaque nuit » confirme qu’ils vivent ensemble depuis longtemps.

2. L’intimité tendre

Le parallélisme est accentué par la tendresse, que montrent l’hommage de l’homme à la beauté physique du chat (« Tes yeux fins » , vers 13), sa connaissance approfondie des actes qu’il va commettre, ou du contenu de ses rêves.

Réciproquement, l’auteur n’a pas besoin d’expliquer à son ami l’identité de la mystérieuse « Elle ». L’intimité est présente par la douceur des gestes quotidiens et des sentiments. Le confort règne dans le cérémonial du coucher : l’homme a éteint la douce lumière d’une bougie (vers 2-3), le lit est « bien chauffé » (v.8), tout se prête au repos puisque ni l’un ni l’autre n’ont bu un café (v.7) qui aurait pu les tenir éveillés. L’impératif « Endormons-nous » se trouve donc confirmé ensuite par des futurs qui traduisent la certitude de plonger dans le sommeil : « Tu vas penser » (v.4), « Nous dormirons » (v.10), « Tu ronronneras » (v.11), « J’oublierai l’heure » (v.12). La douceur de ces instants où la conscience s’assoupit est suggérée par le ronron du chat, signe de bien-être, ses yeux « appesantis » (v.13), et la position des corps, tendrement enlacés « pattes dans bras » (v.10).

3. Les limites de cette affection

Ce couple n’est cependant pas un couple d’amoureux traditionnels. L’originalité de Charles Cros est de jouer sur l’ambiguïté de l’identité du chat et de leurs relations. Certains détails assimilent l’animal à un être humain : le vers « Nous n’avons pas pris de café » (v.7), l’emploi du mot savant « oaristys » (v.14).

La condition féline s’efface presque au centre du poème : les vers 13 et 14, 19 à 21, 25 et 26 pourraient s’appliquer à un humain. Seuls la gouttière et le toit évoquent discrètement le décor familier des chats ; « griffé, mordu » illustrent la violence des combats d’animaux.

L’art du poète nous fait passer, par un enjambement, de l’univers humain des oaristys au paysage familier du chat de « gouttière » (vers 14-15). Inversement, toujours au milieu du poème, la femme pleure comme un crocodile (v.23-24).

Mais le début et la fin mentionnent nettement la nature du compagnon : « petit chat noir » et « matou » encadrent le texte. Le verbe « ronronneras », les « oiseaux », les « félins museaux » et les « souris » évoquent clairement les caractéristiques de ce mammifère.

L’expression « pattes dans bras » évoque une position amoureuse tout en la niant par le rappel de l’identité réelle des partenaires.

II. L’amour déçu avec une femme

1. La trahison

Rien ne suggère une véritable sensualité. Seule les unit une complicité amicale et tendre. Il s’agit en fait de deux mâles (« l’homme et le matou », v. 35) qui aiment ailleurs : l’amour n’est présent que par le couple brisé qu’ils forment avec la femme et la chatte infidèles qui hantent leurs rêves.

Cet amour est plus banal que la relation du poète et de son chat. Pour l’auteur, il s’agit d’un fait autobiographique, comme en témoigne d’ailleurs dans son œuvre un court texte en prose, L’homme qui a trouvé.

On pourrait résumer l’aventure en quelques lignes : l’épouse de C. Cros le trompe avec un homme qu’elle prétend son cousin, le chat est trahi par une femelle qui lui préfère un rival. Les deux esseulés tentent de se consoler dans l’alcool et l’amitié, mais font des cauchemars où l’amant les tue.

L’auteur cependant ne s’exprime pas aussi crûment. Sans doute a-t-il d’ailleurs inventé à son chat une telle aventure pour pouvoir évoquer plus discrètement la sienne.

2. L’art de la suggestion

L’art de la suggestion consiste ici à ne révéler la trahison que progressivement, par l’intermédiaire du parallèle avec le chat et à travers les imprécisions du rêve. Les indices sont d’abord vagues : seule la majuscule du pronom « Elle », au vers 6, indique qu’il s’agit de la femme aimée.

Dans la seconde strophe, une parenthèse énigmatique, « (Qui veille pleure) », introduit l’idée de la souffrance.

A la troisième strophe, les « oaristys », par le détour de l’érudition, dévoilent des entretiens galants auxquels se livrent, peut-être, l’infidèle et le rival. La femme et la peine sont liées (v.17-18) dans le cauchemar du chat.

Mais ce sont les strophes quatre et cinq qui nous éclairent sur l’adultère : au duo succède un trio (« l’horreur d’être trois/ Dans une idylle »).

Le vers 30 livre la clé de l’énigme en avouant que ce meurtrier est le « fat qu’elle aime ». Le vocabulaire de l’hypocrisie, « faux » (v.23), « pleurs/ De crocodile » (v.23-24), « félon » (v.28), donne tout son sens à l’expression, absente, du mari « trompé ». En effet le mot « félon », fréquent dans les romans de chevalerie, signifie « traître ». De plus, selon une légende du Moyen Age, le crocodile feignait de pleurer après avoir dévoré les hommes. Ici, c’est la femme qui fait semblant de fondre en larmes, peut-être au moment où l’époux découvre son infortune. A l’humiliation de se voir ridiculisé par les « yeux railleurs » de l’amant s’ajoute l’absence de compassion ou de repentir de sa complice.

3. La tristesse

L’expression de la douleur relève de procédés identiques. Très discrète au début, avec le proverbe entre parenthèse, (« Qui veille pleure »), d’où l’on conclut que les dormeurs oublient leur chagrin, elle éclate ensuite en un champ lexical riche : « déchiré » (v.17), « cauchemar » (v.19), « l’horreur » (v.20), « subirai » (v.22), et s’achève par la mention de la mort, symbolisée par la chute du toit et le duel.

Ces rêves, fantaisistes puisque le chat et l’homme sont vivants, expriment cependant le paroxysme de leur souffrance, qui s’apparente à une destruction.
Les symbolistes s’intéressaient à l’inconscient, que l’on commençait alors à explorer. Par les images surgies de la nuit, C. CROS avoue indirectement jusqu’où va son désespoir. Une allitération en [r], tout au long du cauchemar, traduit le caractère obsessionnel de cette souffrance : « Reluiront les oaristys / De la gouttière », « je croirai/ La voir, qui froide a déchiré / Ma vie entière », etc.

La dernière strophe contient, sous une forme tout aussi allusive, un dernier aveu : dans les « liquides » (v.33) se cache l’alcool, plus précisément l’absinthe, dont le poète abusait pour noyer ses chagrins.

III. La consolation par l’humour et l’écriture

1. L’humour

L’originalité du poète s’affirme aussi dans sa façon de se consoler : banale quand il sombre dans l’alcool, plus attendrissante quand il étreint son double animal, elle devient un art de vivre et d’écrire quand elle se fait berceuse ou humour.

Un humour léger envahit tout le texte, y compris dans l’expression centrale de la douleur. C. CROS se moque de lui-même et dédramatise son histoire par un mélange de vocabulaire tragique et quotidien : « oaristys », « idylle », « coup félon / D’une épée » appartiennent au vocabulaire savant et noble, évoquent l’Antiquité et le Moyen Age. Ils voisinent cependant avec des expressions et des réalités plus triviales : la « gouttière », les « pleurs de crocodile », « le bras long ». Des enjambements, par exemple aux vers 14-15, miment plaisamment la chute, par le passage de la noblesse du ton (« oaristys ») à la platitude (« gouttière »).

2. La dérision

De plus, la comparaison de l’homme et de l’animal est souvent utilisée dans l’art pour se moquer des prétentions humaines, comme en témoignent par exemple les caricatures du peintre H. Daumier, contemporain de C. CROS. Ici le duel des rivaux, qui pourrait évoquer un roman de chevalerie, est assimilé à un combat de vulgaires matous qui se disputent une femelle.

Dès la première strophe, la femme est ramenée au rang des oiseaux et des chattes. Les derniers vers unissent d’ailleurs le chat et son maître dans un même mépris : ils trouvent leur consolation dans des activités banales (boire, attraper des souris) ; ils sont également « stupides », et le mot matou appartient au registre péjoratif. C. CROS suggère ainsi que leur chagrin est peu de chose.

3. Un poème en demi-teinte

Jamais cependant le poète ne s’appesantit sur l’un de ces aspects. Le poème reste en demi-teinte, le ton demeure léger, les oppositions sont atténuées.

Ainsi la chaleur du lit et la froideur de la femme contrastent fortement, mais à plusieurs vers de distance (v.8 et 17). Le rire et les larmes se mélangent (« railleurs » rime avec « pleurs », presque au centre du poème).

L’affection qui lie le chat à l’homme atténue l’expression de l’amour déçu et le console ; le respect tendre de C. CROS pour son compagnon rend moins dure sa condamnation finale de leur stupidité commune.

Ce poème n’est ni un cri de douleur, ni une séquence de douceur, mais une « berceuse », comme l’indique le titre, destinée à calmer les amoureux trahis, par le rythme doux, par la parole réconfortante d’un amour moins violent mais plus sûr : celui d’une mère, à laquelle le poète se compare sans doute lorsqu’il berce son chat, dont la taille rappelle celle d’un bébé.

L’alternance de strophes, de vers courts (4 syllabes) et longs (8 syllabes), des rimes masculines et féminines, le nombre des enjambements favorisent ce bercement musical, visuel et affectif, comme le constant passage du trio amoureux au duo amical, de la détresse à la tendresse.

Conclusion

L’union harmonieuse se révèle donc être celle de deux amants trompés qui cherchent à tromper leur solitude par une affection commune. En effet nos deux esseulés ne s’unissent que pour se séparer au profit d’un sentiment bien plus violent : chacun tente vainement d’oublier la trahison des femelles dans les bras de l’autre.

Par cet aller retour des duos aux trios (duo du chat et de l’homme, duo de la femme et de l’amant, trio de l’adultère), de la veille au rêve, de la détresse à la tendresse, du tragique à la dérision, Charles CROS renouvelle un thème courant et ancien de la littérature et crée une musique consolatrice.

Les titres de ses recueils, Le Coffret de santal, Le Collier de griffes, suggèrent que les poèmes sont des bijoux, ciselés avec art. « Berceuse » en est la parfaite illustration.

Du même auteur Cros, Le Collier de Griffes, Sonnet

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Cros, Le Collier de Griffes, Sonnet”

Commenter cet article