Claude Roy

Roy, Clair comme le Jour , Dormante

Poème étudié

Toi ma dormeuse mon ombreuse ma rêveuse
ma gisante aux pieds nus sur le sable mouillé
toi ma songeuse mon heureuse ma nageuse
ma lointaine aux yeux clos mon sommeillant œillet

distraite comme nuage et fraîche comme pluie
trompeuse comme l’eau légère comme vent
toi ma berceuse mon souci mon jour et ma nuit
toi que j’attends toi qui te perds et me surprends

la vague en chuchotant glisse dans ton sommeil
te flaire et vient lécher tes jambes étonnées
ton corps abandonné respire le soleil
couleur de tes cheveux ruisselants et dénoués

mon oublieuse ma paresseuse ma dormeuse
toi qui me trompes avec le vent avec la mer
avec le sable et la matin ma capricieuse
ma brûlante aux bras frais mon étoile légère

je t’attends je t’attends je guette ton retour
et le premier regard où je vois émerger
Eurydice aux pieds nus à la clarté du jour
dans cette enfant qui dort sur la plage allongée

Roy, Clair comme le jour

Introduction

Claude Roy, né en 1915, était journaliste, auteur d’essais, de nouvelles, de romans et de poèmes.

Ce poème « Dormante », extrait du recueil « Clair comme le jour » est un poème d’amour. Il peut surprendre par l’absence de ponctuation et même de majuscules. Ce poème possède une versification qui allie le classicisme et le modernisme. De plus sa thématique est complexe.

Nous verrons en premier comment le poète rend compte de sa contemplation de la jeune femme endormie puis nous étudierons l’évocation sensuelle de ce poème, et enfin nous nous pencherons sur la renaissance impossible d’Eurydice.

I. Un être de rêve

1. Une femme endormie

Le thème du sommeil est un des thèmes récurrents de ce poème. Tout d’abord il l’est par le titre qui est, en plus, un participe présent, donc l’action est en cours. La jeune femme en est l’actrice. Ce titre combine dès le début le thème du sommeil et celui de la féminité.

On relève un important réseau lexical sur le sommeil aux vers 1, 4, 9 13 associé au champ lexical de l’immobilité vers 2, 11, et 20.

Le rythme fait penser au rythme d’une berceuse. Il y a un effet de leitmotiv produit par récurrence des phénomènes en [euse] six fois dans le premier quatrain, deux fois dans le deuxième et quatre fois dans le quatrième, dont quatre fois à la rime dans les strophes 1 et 4, ce qui amplifie l’effet. La valeur sonore de ce phénomène suggère le chuchotement qui sera aussi celui de la vague (vers 9).

L’autre thème retrouvé ici est le thème du rêve associé à l’oubli. Les mots « rêveuse » au vers 1, « songeuse » au vers 4, et « oublieuse » au vers 13, montrent que cette femme est entrée dans le rêve, mais grâce à l’ambiguïté lexicale de « berceuse » c’est aussi elle qui fait rêver et oublier la réalité ; même chose avec « trompeuse » au vers 6.

2. Une femme qui se laisse contempler passivement

Elle ne participe pas à la scène, elle a les « yeux clos » (vers 4). Elle donne à voir son corps : « pieds nus » (vers 2), « jambes » » (vers 10), « corps » (vers 11) et « bras » (vers 16). La passivité est suggérée par l' »œillet » au vers 4.

Il y a donc beaucoup d’innocence. La fleur symbolise l’amour et l’harmonie. Le mot « enfant » du dernier vers suggère l’état édénique de l’innocence. Ce qui n’empêche pas la sensualité.

II. Une évocation sensuelle

1. La découverte du corps de la nageuse

Elle suit le regard de l’observateur et elle se fait de façon détaillée et attentive. Chaque partie du corps est qualifiée comme les pieds qui sont nus ou les « jambes étonnées », le « corps abandonné » ou encore « les bras frais ». Tout ceci se fait d’une façon lente puisque les détails sont répartis sur les quatre premières strophes.

2. La sensualité

Cette sensualité est autant celle du corps regardé que de celui qui regarde.
Le poète procède par un détour qui peut paraître pudique mais qui est en fait une érotisation du spectacle. C’est la « vague » qui chuchote, qui « flaire et vient lécher » les jambes.

Le thème de l’eau développe aussi cette sensualité, c’est un des thèmes récurrents retrouvé aux vers 2, 3, 5, 6, 9, 12, 14, et 20. Il crée une certaine fluidité, une certaine facilité.

On note aussi l’opposition de « ma brûlante aux bras frais », brûlante de soleil et d’amour, et les bras frais qui évoquent une caresse.

3. La sensualité exacerbée par l’attente

C’est en premier l’attente de la jeune femme endormie. Le titre « Dormante » est ambigu, puisque peut se dire aussi de quelque chose qui existe mais qui ne s’est pas encore manifesté.

Mais c’est aussi l’attente de l’observateur. Cette attente est très claire au vers 8 : « toi que j’attends » et elle est reprise avec insistance au vers 17 : « je t’attends je t’attends je guette ton retour », bel alexandrin lyrique à la coupe.

C’est l’attente d’une femme certes, mais c’est peut-être l’attente de La femme.

III. La renaissance impossible d’Eurydice

Le poème se termine sur un rapport lourd de signification entre « cette enfant allongée » et Eurydice, la compagne d’Orphée.

1. Un monde clos sur lui-même

« Cette enfant qui dort » du dernier vers fait écho au titre du poème. Il n’y a pas de réveil, pas d’évolution pendant tout le poème.

Le vers 19 fait apparaître Eurydice « aux pieds nus », comme au vers 2.
D’ailleurs « gisante » est peut-être un signe du destin, une allusion à la mort d’Eurydice et donc à l’impossibilité d’un amour partagé.

2. Une vision finale

Cette vision déjoue les pièges du rêve qui ont trompé le spectateur : « trompeuse », « trompé » aux vers 6 et 14, qui l’ont bercé d’illusions (vers 7).

Avec « je vois émerger » au vers 18 elle lui révèle la vérité (c’est la fonction du mythe) : pas plus qu’Eurydice cette nageuse n’est accessible.

3. Caractère incantatoire du poème

L’absence de ponctuation et de majuscules fait que le chant se développe donc seulement au rythme des alexandrins (sauf aux vers 6 et 13) dont les coupes sont de plus en plus régulières au fur et à mesure que l’on s’achemine vers la fin du poème.

Même à la fin il n’y a pas de point parce que c’est une histoire sans fin, cette désillusion est le lot commun.

Il y a de nombreuses reprises phonétiques et thématiques avec également des anaphores « toi qui », « toi que », « toi ma » ; cet ensemble, ce caractère incantatoire font penser à un appel.

4. Cependant des effets de surprise

La versification est irrégulière ; à côté des alexandrins on a des vers de 13 syllabes comme les vers 6 et 13. On trouve des rimes masculines/féminines comme « mer » et « légère », des différences de sonorité à la rime comme aux vers 2 et 4. Tout ceci en fait un poème moderne, associé cependant au classicisme de la référence mythologique et d’une expérience familière.

Eurydice est à la fois la figure emblématique de la femme aimée sans qui il est impossible de vivre, et de l’impossibilité d’un amour partagé. C’est une contradiction douloureuse dont le poète, nouvel Orphée, se fait l’écho ; un écho aux raisonnances tragiques.

Conclusion

« Dormante » est un poème d’amour et le poète y développe la dualité de l’amour qui est à la fois source de joie et de peine.

Claude Roy renouvelle ici l’art du blason du corps féminin qui était très en vogue au XVIe siècle.

Les symboles utilisés, l’ordre classique, la modernité, le lyrisme personnel et le lyrisme universel font de ce poème une œuvre originale.

Du même auteur Roy, Défense de la littérature, A quoi sert une œuvre d'art ?

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