Emile Verhaeren

Verhaeren, Les Soirs, Le Moulin

Poème étudié

Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment.

Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.

Un jour souffrant d’hiver sur les hameaux s’endort,
Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s’en vont vers un horizon mort.

Autour d’un vieil étang, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond ;
Une lampe de cuivre éclaire leur plafond
Et glisse une lueur aux coins de leur fenêtre.

Et dans la plaine immense, au bord du flot dormeur,
Ces torpides maisons, sous le ciel bas, regardent,
Avec les yeux fendus de leurs vitres hagardes,
Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt.

Verhaeren (1855-1916), Les soirs

Introduction

Émile Verhaeren, est né à Saint-Amand dans la province d’Anvers le 21 mai 1855. Il est un poète flamand d’expression française. Après l’une de ces conférences à Rouen, il mourut accidentellement le 27 novembre 1916 ayant été poussé par la foule, nombreuse, sous les roues d’un train qui partait de la gare de Rouen. Ce poète né en 1855 et décédé en 1916 a vécu lors d’une période charnière entre le XIXème siècle et le XXème siècle. On distingue deux grandes périodes dans son oeuvre.

La première période se caractérise par sa fermeture au monde. A travers des livres noirs (Les Soirs, 1887, Les Débâcles, 1888, Les Flambeaux noirs, 1890) Verhaeren exprime la mort, la folie, le désespoir liés à la période instable, de mutation. C’est une période de grand vent fou (cf. Nietzsche, Van Gogh).

La deuxième période se caractérise par son ouverture au monde. Verhaeren assume les changements et va extraire la beauté de ce monde nouveau à travers des œuvres comme Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villes Tentaculaires (1895).

Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, il pratique le vers libre. L’éclatement de la prosodie classique annonce la poésie d’Apollinaire.

Sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes ou comme ici « Les Usines » dont il parle avec lyrisme sur un ton d’une grande musicalité. Il a su traduire dans son œuvre la beauté de l’effort humain.

Le poème « Le Moulin » comporte deux plans principaux qui semblent se faire face. L’un ouvre le poème et est consacré au moulin (strophes 1 et 2), l’autre consacré aux huttes le ferme (strophes 4 et 5). Au cœur du poème (strophe 3), le poète évoque la nature environnante qui englobe et unifie le tout. La nature constitue un axe de symétrie, un axe central qui évoque la forme même du moulin. Mais comme l’indique le titre, « Le Moulin » est le plan privilégié par le poète et qui se détache sur le fond du ciel. L’article défini « Le » confère une certaine familiarité à ce moulin.

I. L’environnement

1. L’environnement temporel

Il est évoqué dès les premiers vers du poème : « au fond du soir » (v. 1) , « sur un ciel de tristesse et de mélancolie » (v.2) et au vers 7 (« dans l‘air noirci ») et au v. 9 « Un jour souffrant d’hiver […] s’endort ». Les allitérations en « l » et en « s » expriment la fluidité amère. Le poète choisit les moments les plus sombres : le « soir » (v.1) « d’hiver » (v.3).

Verhaeren personnifie le jour (« Un jour souffrant ») comme s’il s’agissait d’un malade qui tire frileusement la couverture sur lui.

Les sonorités employées sont sombres et lourdes comme le montrent les diphtongues nasales en « an », « ou » et « oi » : « au fond du soir », « mélancolie », « noirci », « jour souffrant » « s’endort ».

Verhaeren évoque l’agonie du jour et de la nature : « les nuages sont las de leur voyages sombres » (v.10). Les « nuages » et les «voyages » sont les symboles d’une échappée possible mais ici l’écrasement s’ajoute à l’hiver.

A la fin de son poème en prose « L’étranger », Baudelaire écrit : « Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? – J’aime les nuages… Les nuages qui passent… là-bas…. les merveilleux nuages ». Ou encore dans « Le Crépuscule du soir » Baudelaire se fait le chantre de la nuit : « Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! Vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse… ».

Tout au contraire, dans « Le Moulin » , Verhaeren exprime un absolu désenchantement. L’angoisse est à son apogée.

2. L’environnement géographique

Le monde évoqué est plat, il s’agit de la même plaine flamande que celle qu’évoque Jacques Brel dans « Le Plat Pays ».

Les « hameaux » (v.9), les « huttes » (v.13) , « nuages » (v.10), « taillis » (v.11) « ornière » (v.12) , « étang » (v.13) situent le paysage morne à peine entrecoupé de quelques reliefs dérisoires.

Les couleurs sont ternes : « voyages sombres » (v.10), « ombres » (v.11), « pâle étang » (v.13).

On assiste à l’agonie de la nature parallèlement à l’agonie du ciel : « silence entier de la nature éteinte » (v.8) comme le ciel (« air noirci », v. 7). Cette agonie est renforcée par les assonances lugubres en « en » : « silence entier ».

Les voyelles lourdes en « o » et les nasales en « on » du vers 12 « les ornières s’en vont vers l’horizon mort » connotent l’irrémédiable d’un « horizon mort ». Le monde est bouclé sur lui-même.

Le poème développe tout un réseau d’agonies : le « jour souffrant » (v.9), « un «pâle étang » (v. 13), « un horizon mort » (v.12) , le « flot dormeur » (v.17).

Ce monde horizontal est comme écrasé par le ciel bas (« ciel de tristesse et de mélancolie » v.2).

Cette impression d’écrasement est donnée tout le long du poème par les rimes embrassées symbolisant le repliement, l’écho, la fermeture.

3. L’environnement humain

Il est suggéré indirectement par le biais de la personnification des huttes : « misérablement » « assisses en rond » (v.14), « torpides maisons » (v.18) « yeux fendus de leurs vitres hagardes » (v.19). Le monde humain est lui aussi gagné par la torpeur, il semble lui aussi écrasé et débile.

Le verbe « regardent » (v.18) mis en valeur en fin de vers par le contre-rejet est un mot clé. Ce verbe symbolise l’absence d’acte de vie et traduit la passivité, la résignation. Les hommes font ainsi corps avec l’habitat.

Le vers 15 (« Une lampe de cuivre éclaire ») exprime une échappée possible à travers le verbe « éclaire ». Mais cette lumière est très atténuée comme le révèle aussitôt le vers 16 « glisse une lueur ». C’est pourquoi les « vitres » sont « hardes » (v.19) : cette lueur qui donne vie au regard des vitres ne peut les rendre qu’abruties, effarées.

Les sonorités sont glissantes, sournoises : les « f », « v » sont des fricatives exprimant l’angoisse, le malaise, la tristesse.

Elles font écho aux chuintantes (h) qui sont presque un hiatus : « huttes de hêtre » (v.13) « vitres hagardes » (v.19).

Le hiatus et les chuintantes traduisent l’angoisse, le souffle serré.

Cet univers dépeint ici est globalement sinistre, écrasé. C’est pourquoi tout revient au moulin, seul élément vraiment vertical et actif.

II. Le moulin

1. Le gros plan

Le moulin est d’abord absolu, perçu en soi.

Le titre « Le Moulin » repris au début du vers 1 manifeste sa forte présence renforcée par l’emploi de l’article défini « Le » connotant une certaine familiarité.

Le verbe « tourne » (v.2) est un verbe actif, la répétition « tourne et tourne » (v.2) est aussitôt nuancée par les adverbes « très lentement » (superlatif du v.1) et « infiniment « (mis en valeur par le rejet à la fin du vers 4.)

Les adjectifs qualificatifs « sa voile couleur de lie » vers 3 , « est triste et faible, et lourde et lasse » vers 4 et la répétition de la conjonction de coordination « et » connotent l’accablement.

Le moulin est rendu vivant grâce à la personnification « ses bras » et à la comparaison « comme des bras de plainte » (v.5).

L’alexandrin est complètement disloqué : « Se sont tendus et sont tombés (8 syllabes ) ; et les voici (4 syllabes) / Qui retombent encor (6 syllabes) , là-bas (2 syllabes, dans l’air noirci » (4 syllabes) (vers 6,7), puis 12 syllabes au vers suivant : « Et le silence entier de la nature éteinte » (vers 8).

Ces séries d’enjambements qui épousent le geste d’élan, de retombée font songer à des sursauts d’agonie.

Puis le moulin est perçu de manière plus relative : à la fin, le moulin ne s’impose même plus lui-même, il n’est vu qu’à travers les maisons.

Verhaeren évoque ainsi un combat inutile, il y a presque une indécence dans ce regard débile sur un objet en lutte lui-même. On peut noter une correspondance entre l’agonie du temps, de la nature, la non vie des gens et l’agonie du moulin.

2. La mort

Elle apparaît à la fin du poème : « Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt » (vers 20).

L’adjectif « vieux » s’ajoute au tableau et suggère que le moulin a vécu une éternité en une journée.

L’adjectif « las » reprend « Depuis l’aube » (v.5) , le poids est mis sur « las » (son lourd).

La répétition de « qui » (« qui tourne […] qui tourne » traduit les sursauts, les respirations. On attendait « le vieux moulin qui tourne et qui meurt », or le mot suivant (« las ») fait rebondir encore plus lugubrement l’action puisque ce défi (deuxième « qui tourne ») ne mènera à rien, sera inutile.

On peut noter la dislocation totale de l’alexandrin épousant celle du mouvement d’agonie.

Après les sursauts (« qui ») la voix pèse sur la diphtongue finale « meurt ».

3. Son symbolisme

Le choix de tous les éléments du tableau témoigne d’une fixation morbide.

Ce poème correspond à une période de désespoir intense, une relecture du poème s’impose.

On peut relever tout un réseau de symboles.

Le moulin c’est Verhaeren en tant qu’homme et que poète.

L’homme représente la condition humaine absurde, il est condamné à vivre sa vie monotone et à mourir dans l’indifférence après avoir bien accompli sa tâche.

Ce poème traduit donc l’absurdité, la vanité de la révolte, l’impuissance.

Le moulin symbolise aussi le poète qui « tourne et retourne » depuis des siècles les mêmes mots inutiles dans sa tête.

Enfin les « huttes » ce sont les autres. Ils symbolisent l’indifférence, l’incommunicabilité, le voyeurisme.

La nature éteinte, l’horizon mort, le ciel noir ce sont les valeurs illusoires vers lesquelles on se tend mais qui ne répondent pas (cf. la foi, Dieu, l’art etc.).

Conclusion

Ce poème traduit une vision profondément pessimiste. L’homme vit et meurt absurdement dans un monde immobile.

Verhaeren exprime un pessimisme fondamental assez proche de Pascal : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie ».

La philosophie de Verhaeren est proche du stoïcisme de Vigny dans La Mort du Loup : » Gémir, pleurer, prier est également lâche./ Fais énergiquement ta longue et lourde tâche dans la vie où le sort a voulu t’appeler. / Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler ».

« Le Moulin » est influencé par le symbolisme (1885-1900) : il s’agit d’une poésie suggestive et musicale usant du symbole. Comme les autres symbolistes, Verhaeren cultive le sens du mystère, du rêve mais exprime aussi le malaise, l’angoisse comme le feront Lautréamont, Verlaine ou Rimbaud.

Du même auteur Verhaeren, Les Villes tentaculaires, Les Usines Verhaeren, Les Campagnes Hallucinées, La Ville

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