Marina Picasso

Picasso, Grand-père, Mon père… ombrage

Texte étudié

Mon père a finalement réussi à parler à son père : un long conciliabule tenu au bout de l’atelier : tête-à-tête d’un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix et d’un gnome d’à peine un mètre soixante. David contre Goliath, affrontement d’un géant résigné et d’un monstre sacré. La main de mon grand-père qui plonge dans sa poche, une liasse de billets que mon père saisit furtivement, un « merci, Pablo », et immédiatement la réplique perfide :
« Tu es incapable d’assumer tes enfants. Tu es incapable de gagner ta vie ! Tu es incapable de faire quoi que ce soit ! Tu es un médiocre et resteras toujours un médiocre. Tu me fais perdre mon temps ! ».
En un mot : « Je suis el Rey, le Roi, et toi, tu es ma chose ! ».
Une chose qu’il a lentement et méthodiquement saccagée de façon qu’elle ne réussisse pas et ne lui porte pas ombrage.

Picasso, Grand-Père

Introduction

Marina Picasso est la petite fille du peintre. Elle nous livre le récit d’une partie de sa vie, son enfance, et précisément la partie de sa vie qui va lui permettre de donner un titre à cette œuvre : « Grand-Père ». Il s’agit de la partie de son enfance en rapport avec le peintre. C’est en fait toute sa vie, l’influence de l’enfance pouvant envahir la vie d’un être humain.

Ce livre est une histoire de parole, parole de confidence, de souffrance ; sur le manque d’affection, de reconnaissance, d’attention ; un livre sur l’attente, le désir de présence, le désir engendré par l’absence.

C’est aussi un livre sur l’identité. Un patronyme aussi glorieux que celui de Picasso pouvait être quelque chose de très encombrant, un nom célèbre pouvant être une entrave dans la vie. La difficulté à porter ce nom est un décalage entre l’image que les autres ont de lui et la réalité.

I. Les enjeux du texte

Le texte est très précis : il s’agit sûrement d’un moment qui a beaucoup marqué l’auteur. Elle évalue, interprète ce que dit Picasso.
« finalement » : signe du temps, un long temps qui s’est écoulé. La réussite est mitigée par ce « finalement ».

2 fois le mot « père » : une fois pour désigner son père et l’autre fois pour désigner le père de son père soit son grand-père, l’adjectif possessif changeant de « mon » en « son ». Elle n’est pas concernée, elle est à l’extérieur de l’échange qui va avoir lieu, et va observer : c’est la petite fille qui observe, la narratrice qui se souvient. Elle reconnaît comme sien uniquement son père. Elle inscrit la scène dans un dialogue père-fils.

« parler » : essentiel du problème dans ce texte et dans toute la famille Picasso. « réplique perfide », « en un mot » ? champ lexical de la communication qui est le problème fondamental. « a finalement réussi » désigne les échecs successifs du fils pour parler au père. Ils connaissent cependant tous les deux la même situation, car ils sont tous les deux des pères.
Ici, « parler » est un euphémisme, et sert à demander de l’argent : problème de leur enfance, pauvre matériellement sans compensations affectives. « parler » renvoie donc à cette pauvreté. « furtivement » exprime la rapidité. Le problème d’argent est manifesté par une liasse de billets, facile à atteindre mais difficile à demander. Tout le problème de l’œuvre est quasiment contenu dans cette page : la difficulté à obtenir cette liasse de billets, facile à atteindre.

II. Le peintre

Ce qu’il donne à voir : la scène se déroule dans « l’atelier ». L’article « l' » indique la notoriété, présente son grand-père de façon distante. La petite fille parle d’abord du lieu qui l’investit, l’anime. « David contre Goliath » : comparaison qui pose son grand-père comme David et le géant comme son père. Le géant colosse est fragile, la rencontre entre le père et le grand-père relève d’un épisode épique, biblique. Nous voyons dans cet épisode la main de l’artiste mais aussi la main de celui qui va donner, qui gagne de l’argent, et beaucoup. D’un autre côté on nous décrit son père comme un géant, « colosse d’un mètre quatre-vingt dix » mais qui dit « mon père » : elle va le peindre lorsqu’il va saisir cet argent, où il est en situation d’enfant qui reçoit, qui dit merci et se fait injurier.

Ce qu’il donne à entendre : une réplique perfide, une réplique à un « merci » qui a déclenché la perfidie qui répond à un espoir de dialogue. Le « tu » puis le « je » qui parle à un « tu » laisse entendre qu’il y a un dialogue, mais il s’agit en fait d’un monologue. Celui qui s’exprime profère en réalité un discours qui n’attend aucune réponse, et il ne peut pas y avoir de réponse, car devant la fille, si le père répond, on peut entrer dans la violence.

Le père n’est pas appelé père ni papa, mais Pablo. Il ne veut pas une image de père, il préfère son image d’artiste. Il n’y a pas d’intimité familiale. Seul le nom connu, de notoriété, qui doit être prononcé même par les proches : c’est un peintre avant tout.

Les injures : le destinataire est clairement nommé, « tu », suivi du verbe « être », qui donne l’identité à son fils, le fige dans un état. Puis deux fois le terme « incapable ». Toutes ces paroles dites devant son enfant en font une scène iconoclaste (destructrice d’images sacrées). Ici le père n’a pas le droit de briser l’image d’un père devant son enfant. L’image est détruite par un homme qui est son père.

III. Les marques de l’autobiographie

Après tout ce qu’elle a vu, entendu, elle ose écrire « mon père », elle revendique ce père comme sien. Douloureux problème de l’identité : comment porter le même nom d’un homme qui est capable de refuser son fils ?

Jugement de l’adulte : importance de la parole qui dépasse le temps, la parole pose un acte de jugement ; se situe dans l’ordre du jugement, de la raison, la parole est un outil de vie.
Le jugement dans l’autobiographie est plus calme, serein, car l’écriture est lente, renvoie un récit apaisé, dépassionné. Le jugement de la narratrice ici est la parole qui surpasse le temps, dépasse le temps. Elle se situe dans un autre ordre que le sentiment pur. Grâce à l’écriture sa parole arrive à maîtriser le domaine affectif.
C’est l’écriture qui permet d’entrer dans l’ordre du jugement, de la raison. Les sentiments sont maîtrisés : elle est capable de s’en servir comme outils de vie.
Avec le temps la souffrance est intellectualisée, va pouvoir aider les autres, la souffrance est un outil. Elle a réussi à transformer cet élément douloureux, à s’en servir pour avoir l’approche de la vie. La souffrance permet de mieux entrer en relation avec les autres.

Ici Marina Picasso est capable de dire, de mettre dans la bouche de son grand-père des mots très durs : c’est une condamnation de celle qui écrit, qui montre son grand-père mégalomane.
Dans la condamnation elle en fait un assassin, capable de chosifier un autre qui en plus est son fils.
Elle affirme dans un autre passage que c’est sur la destruction des autres qu’elle a construit sa gloire. Statut de l’artiste ? L’artiste est capable de créer sans cesse, produit une fois un chef d’œuvre, est un créateur. Or ici nous sommes en présence d’un artiste qui pour créer détruit. Tout le problème de l’artiste est ici posé.

Au problème de communication que Marina Picasso a posé dans la première partie, elle répond par l’écriture. Comme elle n’a pas pu dire ce qu’elle voulait, elle l’écrit maintenant. Et cet acte dure davantage que la parole du moment.

Conclusion

C’est une page émouvante de vie, de ce qui se passe dans la vie.

On pourrait décliner avec le texte la phrase « pour se construire il faut :

– une image d’adulte qui ne soit pas brisé ;
– souffrir ;
– prendre du recul ».

On peut faire de ce texte quelque chose d’utile à la vie.
Ici la petite fille affirme le contraire de son grand-père qui dit « pour se construire il faut détruire ».

Pour être Marina Picasso a besoin de créer. Pour elle, vivre c’est écrire, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle écrit (enjeu autobiographique).
L’écriture lui permet de vivre. L’écriture s’affirme comme la parole qui la rend juste, et l’autobiographie vient se substituer à cette parole, compense la parole absente, elle permet de dire les choses.

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