Marina Picasso

Picasso, Grand-père, Ma mère

Texte étudié

Ma mère a toujours pensé qu’être la belle-fille de Picasso relevait du droit divin. Elle n’a jamais pensé à ce qu’on serait plus tard puisqu’une bonne étoile avait fait de nous des Picasso comme elle.
Picasso était devenu l’image essentielle de sa vie. Elle ne voyait que par lui, ne pensait qu’à travers lui, ne parlait que de lui : aux commerçants, aux gens qu’elle croisait dans la rue même si elle ne les connaissait pas.
« Je suis la belle-fille de Picasso. »
Un trophée, un passe-droit, un prétexte à toutes les excentricités.
Je me souviens encore de la honte que j’éprouvais lorsqu’en été, à la plage, elle venait en bikini argenté ou doré, au bras d’un éphèbe de quinze ans son cadet, de mon humiliation lorsque, toute jeune adolescente, je la voyais apparaître en mini-jupe à une réunion de parents d’élèves en compagnie d’un blanc-bec guère plus âgé que moi, des efforts que je devais faire pour l’appeler Mienne – le diminutif d’Emilienne – parce que ça faisait plus jeune et style américain, de la peur que j’avais lorsqu’elle ouvrait la bouche, du malaise que je ressentais lorsqu’elle expliquait la peinture de Picasso, elle qui n’avait jamais vu un catalogue ni même une brochure des œuvres de mon grand-père.
Son discours variait selon les gens qu’elle rencontrait. Lorsqu’il s’agissait de personnes qu’elle connaissait à peine, elle hissait Picasso sur un piédestal : « Mon beau-père est un génie. Je l’admire et je sais qu’il m’apprécie beaucoup. » Avec ceux qui étaient plus intimes, sans retenue, elle racontait toutes nos difficultés : « Vous rendez-vous compte qu’avec toute sa fortune, ce salaud nous laisse sans un sou. »
Les gens riaient. Les gens rient toujours quand ces choses-là arrivent aux autres.

Je ne me souviens pas que ma mère nous ait raconté des histoires comme Le Petit Chaperon rouge ni qu’elle nous ait amenés faire un tour de manège. Je sais seulement qu’en dépit de toutes ses dérives pathologiques, elle était la seule à nous protéger. A part elle, personne ne voulait de nous dans cette famille. En dépit de sa folie des grandeurs et de ses turbulences, elle nous apportait la chaleur de sa présence, de son parfum de mère, de sa voix, de ses rires, même s’ils étaient le plus souvent forcés. Elle nous offrait la niche de l’appartement avec tous ces repères affectifs qui peuplent une petite enfance : la bouilloire qui chante sur le feu, la table de la cuisine et sa toile cirée, l’eau de l’évier qui goutte, la chaise chancelante sur laquelle « il ne faut pas s’asseoir », le bouquet desséché dans son vase, le cocon de cette chambre bleue ou Pablito et moi pouvons nous isoler : trésors incomparables lorsqu’on est orphelin.
Pour le reste, avec les moyens du bord qui lui étaient offerts, elle a fait ce qu’elle a pu.
Ce n’était pas génial.

Picasso, Grand-Père

Introduction

Marina Picasso est la petite fille du peintre. Elle nous livre le récit d’une partie de sa vie, son enfance, et précisément la partie de sa vie qui va lui permettre de donner un titre à cette œuvre : « Grand-Père ». Il s’agit de la partie de son enfance en rapport avec le peintre. C’est en fait toute sa vie, l’influence de l’enfance pouvant envahir la vie d’un être humain.

Ce livre est une histoire de parole, parole de confidence, de souffrance ; sur le manque d’affection, de reconnaissance, d’attention ; un livre sur l’attente, le désir de présence, le désir engendré par l’absence.

C’est aussi un livre sur l’identité. Un patronyme aussi glorieux que celui de Picasso pouvait être quelque chose de très encombrant, un nom célèbre pouvant être une entrave dans la vie. La difficulté à porter ce nom est un décalage entre l’image que les autres ont de lui et la réalité.

Le texte étudié ici est un portrait de sa mère, réalisé en deux parties : le portrait en société, puis le portrait dans la vie privée. C’est une femme à deux visages : la belle-fille, et la mère.

I. Le comportement de sa mère

A. Le comportement en société

Elle est très fière de son identité ? comportement de parvenu. Allusion au jeu du destin : « une bonne étoile a fait de nous ». On est dans une sorte d’insouciance heureuse.

Elle choque (relever les marques de son excentricité sans se préoccuper des conséquences sur les enfants). Elle choque en société : un portrait d’elle en situation nous est peint, elle est provocatrice par sa tenue vestimentaire et sa tenue sentimentale. La rue est sa scène de théâtre, où l’on note le champ lexical du paraître. Chaque situation est présentée d’abord avec le comportement vestimentaire qui est en rupture avec le moment présent.

Elle a un comportement contradictoire et son discours le manifeste. On va du registre vulgaire au registre élogieux. L’ascension qu’elle fait subir au portrait de son beau-père lui revient, « mon ». Elle se place dans l’estime de son beau-père, « il m’apprécie ». Le discours est contraire avec les plus proches, c’est un comportement de bavardages, où le discours est familier voire vulgaire.

B. Le portrait en vie privée

Elle ne se soumet pas au rôle habituel de la mère.
« turbulences » : Marina Picasso parle de turbulences comme si sa mère était un enfant. « folie des grandeurs » donne une image de sa mère qui renvoie à ses excentricités.

Cependant la mère sait protéger :

Elle leur apporte une forme de présence. C’est presque une poule couveuse. Même si elle ne répond pas à l’attente elle a une existence que l’enfant perçoit comme des signaux de vie.

Elle leur apporte un refuge comme celui qu’on offre à des petits animaux.

Transition : C’est un portrait très contrasté, un portrait aux couleurs violentes.

II. Le regard du narrateur

A. Un regard évaluatif de Marina Picasso

Le narrateur juge, dit que sa mère s’est vue tout permise en épousant un Picasso.

« passe droit » : a une connotation d’honnêteté floue.

« prétexte à » : péjoratif.

Termes médicaux : « dérives pathologiques », elle se permet de prononcer un terme qui relève du diagnostic médical, pour évaluer son comportement.

« humiliation », « honte » sont les sentiments éprouvés en public.

B. Les repères affectifs = quotidien transfiguré

« bouilloire chante », une forme d’intimité retrouvée dans la cuisine, une connotation assez chaleureuse.

« l’eau de l’évier qui goutte » : eau, symbole de la vie. Les éléments du quotidien choisis sont des éléments heureux.

« bouquet desséché » : allusion à quelque chose de figé ?

Énumération du mot « bouquet » puis « cocon », des éléments précis qui renvoient à un certain bonheur familial.

« trésors incomparables » : jugement du narrateur.

C. L’écriture autobiographique

Des souvenirs qui manifestent la puissance de la mémoire lorsqu’elle est sollicitée par l’écriture. La mémoire est précise. La force de l’écriture autobiographique est qu’elle aide à maîtriser son passé, implique la première personne. C’est cette écriture à la première personne qui est unificateur de la vie, un même « je » évolue dans le temps.
L’écriture autobiographique aide à prendre position, aide à juger, pose un acte adulte mais ne condamne pas sa mère, la juge, prend position, cherche même des circonstances atténuantes : « pour le reste », « avec les moyens du bord », « a fait ce qu’elle a pu avec ce qu’elle avait », « en dépit de ».

Conclusion

C’est une prise de position courageuse qui évalue, un ton mêlé assez proche de la réalité de la vie.

La page est à l’image de la vie : tout est mêlé, un regard de narrateur adulte qui analyse.

Le peintre a bouleversé la vie de Marina Picasso et de sa mère. Il apparaît en tant que nom, une identité, pas grand chose de plus.

Du même auteur Picasso, Grand-père, Mon père... ombrage

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