Thomas More

More, L’Utopie, Livre II, La ville est reliée à la rive…

Texte étudié

La ville est reliée à la rive opposée par un pont qui n’est pas soutenu par des piliers ou des pilotis, mais par un ouvrage en pierre d’une fort belle courbe. Il se trouve dans la partie de la ville qui est la plus éloignée de la mer, afin de ne pas gêner les vaisseaux qui longent les rives. Une autre rivière, peu importante mais paisible et agréable à voir, a ses sources sur la hauteur même où est située Amaurote, la traverse en épousant la pente et mêle ses eaux, au milieu de la ville, à celles de l’Anydre. Cette source, qui est quelque peu en dehors de la cité, les gens d’Amaurote l’ont entourée de remparts et incorporée à la forteresse, afin qu’en cas d’invasion elle ne puisse être ni coupée ni empoisonnée. De là, des canaux en terre cuite amènent ses eaux dans les différentes parties de la ville basse. Partout où le terrain les empêche d’arriver, de vastes citernes recueillent l’eau de pluie et rendent le même service.

Un rempart haut et large ferme l’enceinte, coupé de tourelles et de boulevards ; un fossé sec mais profond et large, rendu impraticable par une ceinture de buissons épineux, entoure l’ouvrage de trois côtés ; le fleuve occupe le quatrième.

Les rues ont été bien dessinées, à la fois pour servir le trafic et pour faire obstacle aux vents. Les constructions ont bonne apparence. Elles forment deux rangs continus, constitués par les façades qui se font vis?à?vis, bordant une chaussée de vingt pieds de large. Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, se trouve un vaste jardin, borné de tous côtés par les façades postérieures.

Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s’ouvrent d’une poussée de main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n’est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d’habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d’un tel éclat, d’une telle beauté que nulle part ailleurs je n’ai vu pareille abondance, pareille harmonie. Leur zèle est stimulé par le plaisir qu’ils en retirent et aussi par l’émulation, les différents quartiers luttant à l’envi à qui aura le jardin le mieux soigné. Vraiment, on concevrait difficilement, dans toute une cité, une occupation mieux faite pour donner à la fois du profit et de la joie aux citoyens et, visiblement, le fondateur n’a apporté à aucune autre chose une sollicitude plus grande qu’à ces jardins.

Introduction

Paru en 1516, « L’Utopie » de l’anglais Thomas More est un ouvrage fondateur du courant humaniste qui se développera dans les siècles suivants en Europe et qui désigne un mouvement culturel, scientifique, philosophique et, par bien des aspects, politique, qui propose un « modèle humain » défini comme synthèse des qualités intellectuelles, sociales, affectives, caractéristiques de la « nature humaine ». L’humanisme est un courant de pensée idéaliste et optimiste qui place l’Homme au centre du monde, et honore les valeurs humaines.

L’intérêt du cet extrait réside plus dans les idées novatrices qu’il véhicule que dans sa qualité romanesque. Thomas More met en scène un pays imaginaire, inventé dans toutes ses dimensions, pour propager sa vision de l’homme, qui rejoint celle de son contemporain, Erasme.

I. Une île idéale

A. Une architecture et un urbanisme intelligents qui joignent l’utile…

Les hommes de cette île ont tout conçu et réalisé pour la rendre parfaitement fonctionnelle et sûre. Les constructions humaines remplissent des fonctions bien identifiées : les ponts et les rues assurent une circulation fluide ; les remparts, la forteresse, les fossés garantissent la sécurité des habitants ; les canalisations et le système de recueillement des eaux pluviales protègent la ville de toute pénurie d’eau potable. La ville et ses constructions ne doivent pas gêner l’économie mais y contribuer : « afin de ne pas gêner les vaisseaux qui longent les rives ».

Les maisons particulières sont également décrites par l’auteur comme étant faciles à vivre et bien pensées : les deux portes permettent une circulation aisée entre la rue et le jardin, les maisons forment « deux rangs continus » et contribuent ainsi à la cohésion des habitations et de la ville.

Le but de cette géographie et de cette architecture est le bien-être et le confort des habitants.

B. …à l’agréable : une harmonie soignée

L’architecture est travaillée et pas uniquement fonctionnelle : le pont qui relie la ville à la rive opposée doit être « un ouvrage en pierre d’une fort belle courbe », les « constructions ont bonne apparence » et les espaces verts sont intégrés à la vie urbaine. L’esthétique est très présente et recherchée, soutenue par des termes hyperboliques (« admirablement »). Cette île serait paradisiaque.

Les ressources naturelles et le paysage contribuent à l’harmonie globale, puisque la rivière est « paisible et agréable à voir », elle semble parfaitement intégrée au relief, elle traverse en effet la ville « en épousant la pente ». On peut souligner l’importance de l’élément « eau » dans ce passage (« pilotis », « pont », « mer », « rivière », « sources », « eaux », « citernes », « eau de pluie », « fleuve »), source de vie, de calme, de prospérité quand elle est protégée, ce qui est le cas grâce à l’intelligence des hommes de ce pays. Le vocabulaire choisi est mélioratif, et le rythme des phrases lent. La syntaxe, le choix des connecteurs logiques, et la ponctuation insistent sur la logique de chaque chose, de chaque dispositif, comme si « tout coulait de source », était évident et mûrement réfléchi.

C. Une société fraternelle

Pacifique, puisque la guerre n’y est mentionnée que lorsqu’elle est subie, comme un risque dont il faut se prémunir. Le peuple n’est pas belliqueux et ne cherche qu’à se défendre, et non à attaquer. Il n’est pas toutefois enfermé dans son île mais ouvert sur le monde grâce à son port et à sa flotte.

Les habitants sont encouragés à se détourner du goût pour la propriété privée, puisqu’ils changent régulièrement de maisons, qui sont de plus toutes identiques et ne ferment pas. On les incite à cultiver leur jardin, au sens propre comme au figuré (repris par Candide de Voltaire), et le concours du plus beau jardin récompense la plus belle oeuvre, qui contribue ainsi à l’embellissement général de la ville. L’idée du progrès de l’homme est donc centrale.

Une organisation sociale centrée sur la tradition : respect de l’héritage, de l’Histoire, de la transmission. Cette société, à des égards communistes, est structurée autour de ce principe clé.

II. Purement imaginaire

A. Un lieu qui n’existe pas

« utopie » vient du grec « ou-topos », le lieu qui n’existe pas. Cette île, que l’on rapproche aujourd’hui de l’Angleterre par de nombreux aspects, serait une construction idéale. Chaque nom propre prouve son caractère fictif, le préfixe « a » étant privatif. Le temps utilisé est le présent de description : l’auteur se donne la liberté de détailler, d’un point de vue parfaitement omniscient puisqu’il en est le créateur, le pays qu’il imagine. Il l’a donc conçu selon les principes politiques, sociaux, moraux qu’il défend.

Un programme politique, économique, social, moral : chaque dimension est décrite, rien n’est laissé au hasard. Tout y est planifié et prévisible : ce conte ne se veut pas réaliste, il sert à donner des pistes de réflexion, « dans le meilleur des mondes possibles et imaginable » (cf. Candide et Pangloss).

B. Mais qui sert de prétexte à l’énonciation de principes humanistes

L’intérêt attaché à la personne humaine : on recherche son bonheur, son bien-être, et l’harmonie de la société en est le but ultime. L’économie, la défense du pays, l’aménagement du territoire, les lois sociales servent cet objectif de bonheur de tous. Thomas More, humaniste Chrétien, croit au progrès de l’Homme, a confiance dans ses capacités et dans sa raison.

Une vision communiste et affective du peuple : pas de propriété privée, des échanges de maisons, de l’altruisme et de la tolérance dans tous les actes de la vie quotidienne (valeurs chrétiennes, More est influencé par Erasme). La compétitivité ne sert qu’un but collectif, améliorer l’esthétique de la ville par des concours du plus beau jardin. La communauté, le collectif assure à chacun l’aisance matérielle et le loisir. La famille est l’unité première de la société (rôle du père, du patriarche, qui a pour fonction de faire respecter et de transmettre la tradition).

Une critique dissimulée sous une apparence de conte, de rêve : Thomas More critique l’Angleterre de son époque, les abus, la monarchie qui écrase ses sujets au lieu d’être au service par des guerres incessantes et ruineuses.

L’origine du mot « utopie » : More a vulgarisé pour la première fois ce terme, qui sera amplement repris par la suite. Il symbolise aujourd’hui l’idéalisme, l’action de rêver à des temps et des projets meilleurs, pas forcément réalistes.

Conclusion

More, par une forme littéraire originale, critique vivement sa société d’origine et propose un véritable programme de changement social, basé sur les principes humanistes qu’il défend, et qui d’après lui doivent aboutir à une harmonie chrétienne par l’égalité sociale et politique entre les citoyens.

Du même auteur More, L'Utopie, Résumé More, l'Utopie, Livre II, Des Arts et Métiers

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