Jean Racine

Racine, Mithridate, Acte III, Scène 5

Introduction

« Mithridate » de Racine est une pièce où le héros éponyme, le Roi Mithridate, se voit trahi par ses fils Pharnace et Xipharès, l’un et l’autre amoureux de celle qui est destinée à devenir son épouse, Monime. La scène que nous allons analyser (acte III, scène 5) est très intéressante car elle permet d’illustrer une facette fondamentale du protagoniste, à savoir son côté manipulateur et vicieux. En effet nous verrons ici qu’il éprouve l’amour de Monime pour Xipharès via différentes stratégies argumentatives qu’il qualifie parfaitement à la scène précédente: « Et de son coeur d’un vain espoir flatté par un mensonge adroit tirons la vérité », ce qui ne peut être positif car pour Racine, utiliser le vice ne peut amener à la vertu…

Nous nous interrogerons sur les moyens mis en oeuvre par Mithridate dans le but de faire dire à Monime ce qu’il souhaite entendre. Dans un premier temps, nous verrons que le Roi feint, se donnant comme incapable d’être un époux solide, puis qu’il s’amuse à tester les amours et inimitiés ressenties par l’héroïne à l’égard de ses deux fils. Enfin, nous nous attacherons à décrypter les réponses données par la jeune femme, qui se situent entre méfiance et vérités déclarées, face à un Mithridate qui se contente d’attendre la vérité à la fin de la scène.

Analyse

Le Roi du Pont est un personnage assez négatif, incarnation du tyran utilisant toutes les ressources possibles pour arriver à ses fins. Ainsi pour commencer, il se présente sous différentes postures qui vont constituer le portrait d’un époux inconcevable pour une jeune femme. La scène commence par « enfin j’ouvre les yeux » : d’emblée il souhaite montrer la force de sa résolution et le niveau de prise de conscience qu’il a atteints, ce qui est une entrée en matière pour le moins forte. Il ajoute alors qu’il se voit comme un homme vieillissant et accablé par les soucis: « tout l’âge et le malheur que je traîne avec moi », « mes cheveux blancs », « mes ans se sont accrus », « mon front dépouillé d’un si noble avantage, du temps qui l’a flétri« . Aussi Monime gaspillerait-elle sa jeunesse à épouser un homme dans un tel état d’obsolescence « C’est faire à vos beautés un triste sacrifice« . Mithridate se présente ensuite comme un Roi qui aurait perdu toute stabilité. Il utilise au passage le terme « D’ailleurs » qui produit un effet d’accumulation avec la thématique de la vieillesse ; point par point il feint de prouver sa décadence. Par exemple, mentalement, il donne l’impression d’être trop dispersé pour faire un bon époux « mille desseins partagent mes esprits« , voire d’être tout simplement trop occupé « d’un camp prêt à partir vous entendez les cris« . Son niveau d’inconstance présumée, d’incohérence même est bien visible lorsqu’il utilise l’antithèse « sortant de mes vaisseaux, il faut que j’y remonte« . Pour autant, le tyran ne donne pas l’air d’avoir complètement perdu l’esprit puisqu’il se donne comme exemple « quand je me fais justice, il faut qu’on se la fasse« , via également le thème de la privation « une amour qui me fut déniée« . Mais ce n’est pas tout, puisqu’il se présente comme un individu empli de bon sens « de quel front vous unir à mon sort, quand je ne cherche plus que le guerre et la mort ? » et comme un Roi juste, qui respecte jusqu’au bout ses engagements « mon trône vous est dû« , je vous y place même« .
Mithridate fait en sorte de se présenter comme étant sur le déclin mais aussi comme une figure consciente de ses responsabilités. Il garde dans son discours une stature imposante et pour cause, il reste très éloquent. Ayant recours à des figures imagées comme l’allégorie « jusqu’ici la Fortune et la Victoire cachaient mes…« , il prend des airs de héros accompagnés par le Divin, ce qui lui confère une extrême grandeur. Son discours est aussi mené de telle façon qu’il maintient le contact, l’attention de Monime, en utilisant l’interpellation « Madame !« , ou encore de multiples formes interrogatives « D’où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ? Contre un si juste choix qui peut vous révolter ?…« . Pour finir, toujours dans la « captatio« , l’utilisation de phrases courtes très incisives comme « Mais ce temps là n’est plus, Je régnais et je fuis » (avec une opposition passé glorieux-présent décadent) » est également très efficace.
Nous avons donc pu observer une première facette de l’habile argumentaire du Roi du pont, qui est un jeu sur la posture et l’éloquence. Intéressons-nous dès lors à un deuxième aspect de cette « tactique verbale », à savoir jouer sur les affects ressentis par Monime quant à Pharnace et Xipharès.

En effet, Mithridate se plaît ici à intervertir la vérité de telle sorte qu’il fait de Pharnace l’être aimé par Monime et de Xipharès le paria. Cet habile procédé lui permettra de provoquer la jeune femme, lui disant qu’elle est amoureuse d’un traître alors qu’il lui propose d’épouser un individu de grande qualité, Xipharès. L’incitant à accepter le second en mariage tout en dégradant sa personne pour le présumé amour qu’elle aurait pour le premier, Mithridate veut la pousser dans ses retranchements et l’obliger à avouer son amour pour Xipharès.
Ainsi, la première évocation de ses fils concerne Pharnace lorsqu’il est dit « cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace« . On note d’ores et déjà la reprise anaphorique de l’impératif « cessez » qui montre le côté incontestable de cette sentence. Mais ce qui est vraiment remarquable ici, c’est qu’en éliminant de la sorte Pharnace ajouté au fait qu’il ait dit auparavant ne plus être prétendant laisse présager l’élection de Xipharès comme époux, et ce bien avant la fin de sa tirade. En clair, l’excitation de Monime est déjà attisée huit vers avant une autre référence au fils prodigue de Mithridate : il éprouve d’emblée par ce procédé le calme de la jeune femme.
D’ailleurs, l’autre référence à Xipharès est un éloge de ce dernier « une main qui m’est chère, un fils, le digne objet de l’amour de son père, Xipharès en un mot devenant votre époux, me venge de Pharnace et m’acquitte envers vous » et le présente comme la solution optimale en termes de vengeance et de responsabilité. Mais alors que le tour paraît joué, Mithridate fait de Xipharès un déshérité pour Monime, jouant ainsi sur l’inconstance des sentiments « d’où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ? Contre un si juste choix qui peut vous révolter ? Est-ce quelque mépris qu’on ne puisse dompter ?« , avant de reprendre ses propos dithyrambiques par un pléonasme « je le répète encore« , ce qui est une forme d’insistance prononcée « C’est un autre moi-même, un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime, l’ennemi des Romains, l’héritier et l’appui d’un empire et d’un nom qui va renaître en lui ». Cette accumulation de qualités énoncées avec un certain lyrisme, ajoutée au fait de le présenter comme un symbole d’avenir (« nom qui va renaître en lui« ), ne serait-ce que par rapport à sa personne, présentée précédemment comme étant sur le déclin, paraît être une revendication de bonne intention et d’amour.
Mais le tyran ne peut s’arrêter après cela, bien au contraire, il en profite à nouveau pour parler de Pharnace, détestée par Monime comme il l’a déjà compris (« vous voulez vous garder à Pharnace ») et parle de Xipharès « comme un malheureux fils » et « d’injuste mépris », pariant encore sur l’inconstance sentimentale et discursive pour perturber Monime.
Finalement, sentant qu’il touche au but, Mithridate va encore plus loin, promettant de la marier à Pharnace et du coup de lui offrir le royaume. Afin d’être mordant comme à son habitude, il utilise des impératifs « n’en parlons plus », « continuez« , « brûlez » et oppose sa destinée et celle de Xipharès, en mouvement, héroïques et tragiques « chercher au bout du monde un trépas glorieux« , à celle de Monime aux côtés de Pharnace « ici« , « serviles mains« , « vendez au Romains le sang de votre père » soit statique et marquée par la trahison et le parricide.
Après cette dernière offensive, Le roi du pont aura un autre comportement, laissant Monime se révéler. Nous allons voir maintenant les réactions de cette dernière aux dires du tyran et voir comment ce dernier finit par attendre qu’on lui dise explicitement ce qu’il souhaite entendre.

Voyons maintenant les réactions de Monime à toutes ces charges. A la première mention de Xipharès, cette dernière semble immédiatement être tombée dans le piège tendu par Mithridate « Xipharès ! Lui, Seigneur !« . Il n’en fallait pas tant au tyran pour comprendre, et le fait de considérer son fils ensuite comme un mal-aimé n’est qu’un stratagème de plus pour amener la jeune femme là où il le souhaite.
Aussi, lorsque le Roi réitère son intention de les marier et qu’elle dit « que dites vous ? O Ciel ! Pourriez-vous approuver…« , ceci n’est qu’une confirmation de plus.
Malgré sa rétractation « pourquoi voulez-vous m’éprouver ? Cessez de tourmenter une âme infortunée. Je sais que c’est à vous que je fus destinée, je sais qu’en ce moment…« , elle semble se trouver entre les griffes de Mithridate, même si elle fait preuve de dextérité rhétorique. En effet, la reprise anaphorique du « je sais » laisse sous-entendre qu’il ne peut l’abuser, qu’elle est consciente de son destin. Ceci pourtant est bien trop peu pour le dissuader de la « torturer« . Le fait est que Monime, n’est pas comme ce Roi ni comme ses fils ; elle n’est pas un personnage de la manipulation, du mensonge mais bien au contraire de la transparence et de la vérité. Elle ne peut que difficilement lutter ici, même si elle se doute que ce comportement est bien trop beau, et commence à dire franchement ce qu’elle pense, ne serait-ce que concernant Pharnace « Je le méprise ! » et « plutôt de mille morts dussiez vous me punir !« . Ceci encourage Mithridate à stopper ces attaques. Il l’incite alors à passer aux aveux « Vous résistez en vain, et j’entends votre fuite« , forme d’intimidation.
Dès lors Monime ne se dissimule plus. Elle avoue croire en l’honnêteté de son Roi « je ne puis penser qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer« . Elle cherche néanmoins à rester imposante dans son langage, faisant référence aux Dieux et à l’âme, ce qui est une forme revendicative d’authenticité du « Moi« . Elle tient à préciser à nouveau qu’elle ne ressent rien pour Pharnace « m’ait jamais coûté les moindres larmes » et reprend l’accumulation élogieuse de Mithridate à l’égard de Xipharès « ce fils victorieux que vous favorisez, cette vivante image en qui vous vous plaisez… » comme pour montrer son accord avec lui. C’est ainsi que le Roi lui demande très laconiquement « Vous l’aimez ?« , comme si à son tour, il est au pied du mur, tellement en difficulté qu’il ne peut « enrober » stylistiquement son propos.
Monime avoue alors la teneur de ses sentiments « avant que votre amour m’eût envoyé ce gage nos nous aimions… » mais reste soumise à sa destinée « si le sort ne m’eût donné à vous, mon bonheur dépendait de l’avoir pour époux« .
Pourtant, cette déclaration fait définitivement tomber le masque de Mithridate « vous changez de visage » ce qui est parfaitement visible dans sa dernière réplique où la succession de phrases courtes, disparates et sans lien logique montre bien qu’il est déstabilisé « Non madame. Il suffit. Je vais vous l’envoyer. Allez… » C’est alors que la jeune femme doute de la bonne foi du Roi « O Ciel ! Me serais-je abusé ?« .

Conclusion

En somme nous avons pu voir à quel point Mithridate est habile. Grâce aux différents procédés que sont la dévaluation de sa personne, la rhétorique ou encore le fait de jouer sur les sentiments contradictoires de Monime quant à ses deux fils, il parvient à faire avouer à cette dernière explicitement ce qu’elle ressent.
Le Roi du pont est tellement habitué à se « mithridatiser » que le poison fait presque partie de sa personne physique et psychologique. Ici, on peut vraiment avoir l’impression qu’il empoisonne métaphoriquement la jeune femme, via le mensonge et l’intimidation, pour arriver à ses fins.

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