Blaise Pascal

Pascal, Pensées, Fragment 168, Divertissement

Texte étudié

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.
[…]
Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine [un] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. de sorte qu’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
[…]
Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. de là vient que la prison est un supplice si horrible. de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. – Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
A […]
B. Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état de sa complexion. Et il est si vain qu’étant de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.
C […]
Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.
d’où vient que cet homme qui a perdu depuis de mois son fils unique et qui est accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé et n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti ou occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. […]

Introduction

Pascal est mathématicien, philosophe du 17ème siècle (1623-1662), auteur entre autres des « Pensées » qui consistaient en une apologie de la religion chrétienne. Dans cette œuvre fragmentée il développe une pensée pessimiste de la condition humaine afin de souligner la nécessité de se tourner vers Dieu (il était janséniste).

L’extrait étudié des « Pensées » est le fragment 168, celui-ci s’attache au divertissement, c’est-à-dire à la capacité de l’homme à se détourner de l’essentiel, à s’adapter pour mieux remplir le vide de son existence. C’est à travers une démonstration rigoureuse que Pascal s’attache à révéler la faiblesse de l’être humain.

On peut se demander quelle conception du bonheur Pascal développe dans cet extrait ?

Nous examinerons tout d’abord le raisonnement rigoureux que tient Pascal sur ce qui concerne le divertissement puis analyserons le divertissement.

I. Le raisonnement rigoureux de Pascal

Il procède donc à une démonstration savante et ingénieuse qui a pour objectif de montrer l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire un être misérable, qui se complaît dans des basses occupations, indignes des créatures de Dieu.

A. L’observation

Des lignes 1 à 3 : « considérer » : observation des faits.

L’énumération ? la complexité du problème, le champ d’application du divertissement.

Le terme binaire « dans la cours dans la guerre » ajouté au terme tertiaire « de querelles, de passions, d’entreprises » soulignent la multiplicité des lieux, du temps où règne l’agitation.

Le « etc » à la ligne 3 : pleins de possibilités pour le divertissement.

B. La découverte

« je découvre, j’ai l’intention » ? conséquence de la ligne 3 à la ligne 8.

« j’ai dit souvent » ? introduction de l’explication et répond à « quand je m’y suis mis ».

« quelque fois » (ligne 1), « souvent » (ligne 3) ? sa découverte vient de plusieurs observations.

« une seule chose » ? stabilité, permanence.

« demeurer chez soi avec plaisir » (lignes 5 et 8) ? but à atteindre.

« la mer » (ligne 6), « la ville » (ligne 7), indicateurs de lieux ? impossibilité de stabilité.
A partir de la ligne 9, « Mais quand » annonce un approfondissement, un explicitement de la démarche adoptée :

« raison », « cause » (ligne 9) ? termes renvoyant à la logique du raisonnement.
« j’ai trouvé » (ligne 10) ? suppose le résultat.

C. L’exemple : troisième mouvement

A partir de la ligne 13 jusqu’à la ligne 35 : « quelque condition… il n’en faut pas d’avantage ».

La royauté : « le plus beau poste du monde » ? condition qui est enviable.

L’exemple de la royauté est un exemple qui conviendra à tous. Le roi est soumis à l’inquiétude, lorsque le malheur s’abat sur lui ? lignes 19-21, verbe « menacer », « révolte », « mort », « maladie ».

A partir de la ligne 21 conclut l’exemple de la royauté : Pascal oppose le roi et les sujets, ce qui fait le bonheur ce n’est pas le bonheur, ni les pouvoirs mais le divertissement ? l’illusion du bonheur.

Lignes 26 à 31 : Pascal développe les exemples du début du texte : le jeu, la conversation avec les femmes, la guerre, les grands emplois.

Répétitions lignes 27 et 29 de « ce n’est pas » ? la recherche du bonheur et des plaisirs ne constitue pas une fin en soi.

Dernier exemple à partir de la ligne 32, un père accablé de chagrin (son statut de père disparaît), c’est l’exemple le plus saisissant.

L’opposition de CCT « ce matin »/ »maintenant » ? rapidité de la métamorphose du père grâce au divertissement.

La question rhétorique « n’y pense plus maintenant ? » + l’implication du destinataire avec le « vous » ? accentue la contradiction et le côté pessimiste de l’Homme (il est insouciant, il est occupé à voir).

D. La conclusion

A partir de la ligne 35.

« L’homme » ? propos général.
« forme », « n’est diverti », « peut » ? présent de vérité générale, ce qui universalise le propos.
La série d’oppositions « tristesse »/ »heureux », « occupé »/ »ennui » confirme que les activités de fuite sont indispensables à l’équilibre psychique.
En effet si l’homme est misérable c’est parce qu’il est privé de Dieu.

II. L’analyse du divertissement s’inscrit dans une conception d’un homme faible et misérable.

Le malheur est omniprésent : le substantif « malheureux », l’adjectif « malheureux »/ »malheureuse », les synonymes « misérables », « chagrin », « tristesse ».

Seul Dieu peut apporter consolation, l’homme est vulnérable, il est faible car il est soumis à la mort (ligne 11) : la condition humaine est tragique.

Menacer ses propres angoisses (lignes 1 et 2).

Pour se révolter contre le caractère vulnérable et faible de sa considération ? l’homme recherche le bonheur.

L’agitation et le divertissement ? quêtes illusoires du bonheur.

Le bonheur véritable se trouve en Dieu.

C’est ce que propose la doctrine de Port Royal ? Le janséniste, il s’agit de vivre hors du monde pour se consacrer à la méditation ? « la chambre » est le lieu de l’introspection.

Conclusion

Le fragment des « Pensées » de Pascal est un texte fondamental dans la mesure où il définit ce que l’on appelle le divertissement par une démonstration très rigoureuse : on part de l’observation pour élaborer une sorte de loi qui n’est qui n’est pas exempte de lyrisme. C’est ainsi que Pascal montre l’infirmité de l’être humain.

Du même auteur Pascal, Pensées, Paragraphe 185, Les deux infinis, Disproportion de l'Homme Pascal, Pensée N° 78, Imagination

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