Aimé Césaire

Césaire, Cahier d’un retour au Pays Natal, Ceux qui n’ont invente ni la poudre ni la boussole

Poème étudié

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel mais ceux sans qui la
terre ne serait pas la terre.

(…)

ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique

écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Introduction

Césaire est un écrivain martiniquais, auteur de nombreux ouvrages. Il s’est battu pour la reconnaissance de l’identité antillaise. Il rencontra Senghor à Paris et créèrent la revue « L’étudiant noir ». Ils sont à l’origine du concept de négritude qu’ils revendiquent. Il fut poète, auteur de pièces de théâtre, dramaturge mais également homme politique. Dans le texte « Cahier d’un retour au pays natal », il dénonce avec violence la colonisation qui a plongé son pays dans la misère. C’est une poésie engagée, au-delà de la critique de la colonisation, c’est une louange du monde noir. Il nous donne beaucoup de détails sur les agressions quotidiennes subies par son pays mettant en valeur les champs lexicaux de la violence et de l’humiliation pour décrire le calvaire de la population colonisée. Le poème est composé de versets avec des strophes inégales rythmées, mais non rimées. La versification est libre, mais il n’y a pas de ponctuation hormis les points d’exclamation. Nous soulignerons l’absence de majuscules au début de chaque vers. Nous nous interrogerons sur la question de savoir quel regard l’autre porte sur nous et afin d’y répondre, nous étudierons dans un premier temps, l’opposition entre deux mondes, la glorification du monde noir et le champ de célébration.

I. L’opposition entre deux mondes

L’expression de cette opposition est mise en valeur par les tournures négatives des trois premiers vers par rapport au monde blanc, le monde noir :

« Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel… »

Le monde noir est nommé par périphrases, nous avons également plusieurs reprises de la conjonction de coordination « mais » aux vers 4, 19, 21. Les négations sont suivies par la conjonction « mais » de sorte que nous avons une opposition entre l’aspect négatif et l’aspect positif :

« pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose… »

Le monde noir ne cherche pas à dominer ni à maîtriser les forces de la nature. Ils sont présentés comme de êtres vivant en osmose, en harmonie avec la nature. Cette idée forte est suggérée par le champ lexical de « l’accord » presque parfait avec le monde aux vers 21, 22 et 24. L’harmonie atteint son paroxysme avec l’adhésion aux vers 27 et 28. L’essence de l’homme noir se confond avec l’essence même du monde. En opposition, le monde blanc est un monde de conquêtes, de défis et de colonisation, ainsi que le suggèrent les verbes d’action des trois premiers vers, « inventer », « dompter » et « explorer ». Tandis que le monde noir s’intéresse à « l’être », les blancs se préoccupent de « l’avoir ». Nous avons le champ lexical du progrès, « poudre », « boussole », « vapeur », « électricité », « tour » et « cathédrale ».

Au début du texte, les européens maîtrisent les progrès, les nouveautés technologiques, mais ceci entre en opposition avec la fin du texte où se traduisent la fatigue, l’essoufflement du monde blanc, victime finalement de lui-même.

II. La glorification du monde noir

Césaire met en avant le sentiment de supériorité et d’orgueil du monde blanc face au monde noir qui entraîne sa faillite afin de glorifier le monde noir. L’orgueil démesuré conduit l’homme à sa perte, on retrouve la valorisation du concept de « juste mesure » propre aux grecs déjà présent dans la légende d’Oedipe, en effet il fut victime de son orgueil excessif en pensant échapper à la prophétie. Le monde blanc est à son tour victime de sa croyance en sa supériorité. Dans un premier temps, le monde noir est décrit négativement mais un lien est ensuite fait entre les deux mondes :

« Elia pour le Kailcédrat royal !
Elia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé… »

C’est une gloire au peuple noir qui s’assume pour ce qu’il est. Une autre idée domine, le signe d’humanité avec l’adjectif « fraternelle », les participes « réconciliée » et « ému ». La métaphore cosmique suggère le couple :

« Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
Ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile… »

Le vocabulaire transcrit la vie avec « chair », « sang », « palpitant », « survie » et « germination ». La négritude est en premier lieu définie négativement,

« ma négritude n’est pas une pierre, ….
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale… »

Elle est ensuite envisagée positivement avec

« elle plonge dans la chair rouge du sol
Elle plonge dans la chair ardente du ciel
Elle troue l’accablement opaque de sa droite patience… »

Le concept est associé aux valeurs du monde noir présenté comme un monde de préservation de ce qui est aux vers 7, 22 et 29. Les occurrences du mot « terre » souligne l’harmonie avec la nature, vers 4, 12, l’osmose se poursuit avec la suggestion d’une correspondance entre les éléments, la métaphore du vers 25 et l’idée de fraternité d’un monde ouvert.

Le monde noir, signe d’humanité et de force de vie devient l’objet d’un champ de célébration.

III. Un champ de célébration

Il prend la forme d’une expression de l’éloge. Le lyrisme domine avec les sentiments personnels de fierté, d’admiration et il atteint son paroxysme lorsque Césaire associe le lyrisme à la musique, l’harmonie des sons. La fierté est mise en avant avec les vers 15 et 16. Nous pouvons également mettre en relief l’importance du rythme avec les répétitions à la rime des vers 4, 7 et 10. Les vers 19 et 20 sont en écho avec les choses évoquées aux vers 24, 25, 26 et 28. L’anaphore des vers 1 à 3 « ceux qui » renforce l’aspect rythmique du poème ainsi que l’anaphore des vers 8, 10 et 11 « ma négritude ». Le rythme est incantatoire avec une répétition d’un son consonne par l’allitération des vers 27 et 28. Nous avons des phrases exclamatives aux vers 15, 33 et 34, un rythme ternaire aux vers 8, 9 et 11, ainsi qu’un rythme binaire aux vers 17 et 18. L’exaltation se constate par les points d’exclamation qui intensifient le texte et l’interpellation impérative adressée aux frères, « écoutez » marque annonce la formule finale.

Conclusion

Si l’on reprend notre problématique, nous dirons que « l’autre » est ici un poète noir francophone qui appartient aux deux mondes, cependant le poète met l’accent sur l’idée d’un monde blanc conquérant et dominateur afin de réhabiliter le peuple noir. Nous pourrions en matière d’ouverture affirmer que l’éloge du monde noir pourrait se rapprocher de l’éloge fait par Diderot dans Supplément au voyage de Bougainville.

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1 commentaire à “Césaire, Une Saison au Congo, Scène 11”

Soumaïla Bamba Le 21/04/2024 à 16h02

Au bout du petit matin

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