Saint-Exupéry, « Le Petit Prince », Chapitre I (Commentaire composé)
Introduction
- Antoine Marie Jean-Baptiste Roger de Saint-Exupéry (29 juin 1900, Lyon - 31 juillet 1944 disparu en vol) était un écrivain et aviateur français. Son expérience de pionnier de l'aviation et de pilote de guerre lui donnera toute la légitimité pour délivrer son principal message : c'est par le dépassement de soi que l'on devient un Homme. Si elle n'est pas tout à fait autobiographique, son œuvre est largement inspirée de sa vie de pilote aéropostal, excepté pour Le Petit Prince - sans doute son succès le plus populaire - qui est plutôt un conte poétique et philosophique.
- Le Petit Prince fut édité à New York en 1943 et, pour des raisons techniques, les « aquarelles de l'auteur » reproduites dans les versions françaises qui ont suivi n'étaient que des retramages de l'édition américaine, ce qui induisait une perte de qualité sensible. De plus, certains dessins avaient été modifiés de façon mineure. L'édition Folio parue récemment a été apparemment la première à fournir des illustrations conformes à l'édition originale, de bien meilleure qualité technique et artistique en dépit d'un format plus réduit (les techniques d'impression ayant elles aussi fait des progrès depuis 1943).
- Même si l'on ne sait pas que Saint-Exupéry était âge de 43 ans quand il écrivait Le Petit Prince, on apprend tout de suite qu'il n'a plus « six ans » : on le pensait bien, mais les deux premières pas du livre donnent envie d'en douter.
- Car le charme captivant des deux premières pages est dû à une fusion subtile entre naïveté et humour, d'une part, et perspicacité et gravité, d'autre part. Ce mélange, accentué par la présence des dessins, Saint-Exupéry a-t-il vraiment quitté le monde des enfants pour devenir une « grande personne » parmi toutes les autres ?
Lecture
CHAPITRE I
Lorsque j'avais six ans j'ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la Forêt Vierge qui s'appelait "Histoires Vécues". Ca représentait un serpent boa qui avalait un fauve. Voilà la copie du dessin…
On disait dans le livre: "Les serpents boas avalent leur proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion". J'ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle et, à mon tour, j'ai réussi, avec un crayon de couleur, à tracer mon premier dessin. Mon dessin numéro 1. Il était comme ça…
J'ai montré mon chef d'œuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur. Elles m'ont répondu: "Pourquoi un chapeau ferait-il peur? "Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J'ai alors dessiné l'intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d'explications. Mon dessin numéro 2 était comme ça…
Les grandes personnes m'ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de m'intéresser plutôt à la géographie, à l'histoire, au calcul et à la grammaire. C'est ainsi que j'ai abandonné, à l'âge de six ans, une magnifique carrière de peinture. J'avais été découragé par l'insuccès de mon dessin numéro 1 et de mon dessin numéro 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c'est fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des explications.
J'ai donc dû choisir un autre métier et j'ai appris à piloter des avions. J'ai volé un peu partout dans le monde. Et la géographie, c'est exact, m'a beaucoup servi. Je savais reconnaître, du premier coup d'œil, la Chine de l'Arizona. C'est utile, si l'on est égaré pendant la nuit.
Quand j'en rencontrais une qui me paraissait un peu lucide, je faisais l'expérience sur elle de mon dessin no. 1 que j'ai toujours conservé. Je voulais savoir si elle était vraiment compréhensive. Mais toujours elle me répondait: "C'est un chapeau. " Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forêts vierges, ni d'étoiles. Je me mettais à sa portée. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne était bien contente de connaître un homme aussi raisonnable.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, (1943), Chapitre premier.
Etude
I/ Une ouverture inscrite sous le signe de l'humour et de la naïveté
1/ L'expression de l'humour
- Les dessins sont indissociables du texte, puisque Saint-Exupéry y fait plusieurs allusions et références : « Voilà la copie du dessin », « mon premier dessin » « Mon dessin numéro 1 », « je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur »...
- L'humour naît du décalage entre ce que l'on veut suggérer et le résultat.
- Les dessins 1 et 3 évoquent l'affrontement (les têtes sont représentées en directions opposées). Or le boa a l'air du chapeau melon et l'éléphant d'un jouet sous une couverture dans le dessin, d'où la nécessité d'une légende explicative car sans elle, on ne comprendrait rien.
- Le dessin 1 : pour l'enfant, il s'agit d'une lutte mystérieuse, horrible, effrayante symbole de domination. Or le fauve aux sourcils dressés et à la petite moustache en brosse ressemble autant à une souris qu'à un adulte.
- Pour l'enfant, la digestion dure six mois, le fauve est avalé entier (c'est le message du livre « Histoires Vécues »). Pour l'adulte, le boa ouvert ou fermé a quelque chose de sec et de définitif comme une boite de conserve.
2/ La manifestation de la naïveté
- La naïveté, délicieuse, accentue l'effet de décalage ou de déphasage.
- Le passage a l'allure d'un conte pour enfant, dit par un enfant, mais c'est Saint-Exupéry qui parle de et pour l'enfant qu'il n'est plus.
- Il crée ainsi un dédoublement frais et charmant (on retrouve un peu le même effet dans Candide de Voltaire).
- L'enfant ne joue pas avec des synonymes : quand est mot est juste, il le répète souvent « serpent boa », « avale un fauve », « magnifique ».
- L'enfant recourt aussi au langage parlé : « il était comme ça », il dit souvent « je » car l'enfant se considère un peu comme le centre du monde, il est bavard et ne condense par l'essentiel « comprendre », « toujours », « des tas... ».
- Il manie le dialogue qui est plus vivant que ne le serait un exposé abstrait et emploie des juxtapositions : « J'ai montré mon chef-d'œuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé... » ; « Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa... ».
- Ici, le ton suggère un enfant
doux et sérieux, il s'attend à impressionner : il a de la mémoire, du
goût, précoce, pour les »Histoires Vécues ». Il manifeste une
volonté de domination et a l'art du geste. Très didactique, l'enfant
montre, dessine, interroge (« je leur ai demandé si... ») et
reprend (« les grandes personnes » « ont toujours besoin
d'explications »).
Transition : Or, à cet enfant fasciné par la lutte des grands fauves, on fait observer qu'un chapeau « ne fait pas peur » ! On imagine son effarement devant ces grandes personnes qui ne comprennent jamais rien du premier coup. Et l'on s'aperçoit que le rire naît justement de l'incompréhension des deux mondes : celui de l'enfance et celui des adultes. Il faut l'humour tendre de Saint-Exupéry pour faire réfléchir sur des données vues avec perspicacité et gravité.
II/ Un conte philosophique plein de perspicacité et de gravité
1/ Perspicacité du regard
- La perspicacité c'est celle du regard de Saint-Exupéry.
- L'enfant est avide de comprendre. Une lente maturation a lieu chez lui, il fait preuve de sérieux et fait des efforts. Il éprouve la griserie du savoir et de la création. Il est soucieux d'aborder le monde des grands et de s'y faire connaître, même en faisant peur. L'enfant établit le dialogue.
- Les grandes personnes semblent tranchantes, coupantes, sérieuses. Elles ne savent pas ou ne prennent pas le temps de voir : « il ne représentait pas un chapeau ». Les grandes personnes ne continuent pas le dialogue, parlent à sens unique, « conseillent » et lassent les meilleures volontés « c'est fatigant ».
2/ Gravité du ton
- Or cela est grave : un véritable fossé se crée à l'adolescence.
- L'incompréhension engendre l'abandon (« j'ai abandonné »), le découragement (« J'avais été découragé »).
- Il exprime un besoin d'explication et s'interroge. Ne peut-on comprendre sans les mots ? Il veut savoir si son dessin est vraiment compréhensif.
- C'est pourquoi il renonce à parler de son rêve comme le révèle la triple répétition de la négation « ni » : « je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forêts vierges, ni d'étoiles ».
- Il manifeste une recherche de l'utile : les termes abstraits évoquent l'apprentissage sérieux des notions difficiles : « la géographie », l'histoire », « le calcul ». On ne peut pas ne pas citer le passage si grave de Terre des Hommes dans lequel Saint-Exupéry parle des « Mozart qu'on assassine ».
- Quel est l'exemple donné par
les adultes ? ce qui les intéresse c'est le « bridge », le
« golf », la « politique » et les
« cravates ». Qu'y a-t-il là de si puissant comparé aux
« serpents boas », aux « forêts vierges », aux
« étoiles » ? Est-ce enthousiasmant pour les enfants qui
regardent ?
Transition : Ainsi dans ces pages où la gravité prend tant d'importance, on est frappé une fois encore, par le « décalage » entre le début et la fin du texte. La première partie comporte trois dessins et six alinéas par opposition à la seconde partie du texte qui ne comporte que quatre alinéas et aucun dessin. Elle est lourde la porte qui ouvre sur le monde des adultes, elle serait lourde, du moins, si Saint-Exupéry ne nous en donnait la clé.
III/ Un texte marqué par l'expérience de l'auteur
1/ Ce qui pourrait rendre malheureux
- Saint-Exupéry est lui-même un enfant heureux, une sorte de « Petit Prince » comme il le rappelle dans Terre des Hommes. Mais ici, il choisit d'évoquer le moment difficile de l'adieu à l'enfance.
- Il évoque ce qui pourrait rendre malheureux :
- un monde « gris » (sans peinture ni dessins),
- des frustrations (échecs et critiques),
- la docilité (« J'ai abandonné », « j'ai donc dû », « j'ai appris »), l
- la concession (il s'est décidé à apprendre ce qui les intéresse, puisque eux ne le comprennent pas.
- La leçon du petit bonhomme au crayon de couleur est-elle donc celle du renoncemen
2/ L'importance de l'humour
- Certes non, car si Saint-Exupéry nous avertit de ce qui pourrait rendre malheureux uun enfant, il sait en sourire, comme il a su y échapper.
- Les adultes semblent-ils redoutables ? Il les qualifie de « drôle d'espèce ». Saint-Exupéry se comporte comme un ethnologue « J'ai beaucoup vécu chez les grandes personnes », « Je les ai vues de près ». Son message est simple : il ne faut pas se laisser trop influencer par elles.
- Il faut les ménager, les tester, et quitter celles qui ne sont pas « lucides » ni « compréhensives ».
- Mais les adultes ne sont pas inutiles : quelquefois ils donnent de bons conseils. Mieux vaut un bon pilote qu'un peintre moyen ! Et la géographie peut toujours servir : « Et la géographie, c'est exact, m'a beaucoup servi ».
- Les adultes ne sont pas bien méchants si l'on sait « se mettre à leur portée ». Ils ont même encore une certaine naïveté : les bonnes rencontres les rendent bien contents : « Et la grande personne est bien contente de connaître un homme aussi raisonnable ». Cela les rassure et les réconforte.
3/ L'importance de la poésie
- Cet humour permanent de Saint-Exupéry ne va pas sans poésie.
- Depuis le petit enfant fasciné par les belles images jusqu'à la grande personne qui peut les contempler « pour de vrai » depuis son avion « j'ai volé un peu partout dans le monde » : de la Chine à l'Arizona. Il s'agit du beau des livres d'Histoires Vécues.
- Il a connu parfois des aventures parfois inquiétantes : « égaré pendant la nuit ».
- Il a gardé son dessin comme un talisman, sorte de clé pour s'orienter dans le monde des adultes.
- Il a su préserver au fond de son cœur ce monde dont il n'a oublié aucun détail. Mais ce trésor est réservé aux seuls initiés.
Conclusion
- En conclusion, le lecteur ne saurait rester insensible face à ce « magnifique » histoire.
- Tous les prestiges du conte se retrouvent dans ce texte : dessins, rêves, épreuves, conquêtes, victoires.
- En plus, l'auteur ajoute sa marque particulière grâce à l'humour d'un sourire peut-être désenchanté : « Ca n'a pas trop amélioré mon opinion » écrit Saint-Exupéry vers la fin du texte. On est en 1943, cette période difficile explique sans doute sont désenchantement.
- Ainsi ce texte reflète-t-il la malice tranquille d'une expérience qui a appris à vivre »en faisant comme si » elle était celle d'un adulte, en gardant la fraîcheur d'un enfant.