Peut-on vivre sans morale ?

Vivre dans la moralité est un idéal inspiré des leçons vertueuses des sages, sachant distinguer le bien et le mal dans le but de vivre une bonne vie raisonnable. Pourtant, la vie nous fait voir des situations problématiques qui remettent en question la validité des valeurs morales.  Les misères engendrées par la guerre, prétendument nécessaire à la liberté de notre nation, ou encore les dilemmes entre l’intérêt de notre famille et celui des autres, voilà des faits qui nous font douter de la place de la moralité. Face à pareils dilemmes, perdant nos repères, on optera volontiers pour la solution la plus pratique. Ce fait de préférer le calcul pragmatique à celui de la conscience empathique, n’est-ce pas là en quelque sorte être déjà amoral ?  Alors, si on a fermement pris la voie du pragmatisme, peut-on pour autant ne pas avoir de regret face à une conscience morale auparavant refoulé qui nous affligera ses accusations ? Il nous faut, pour résoudre ce problème, voir en premier lieu la possibilité d’être indifférent à la morale ; mais aussi, en second lieu,  la nécessité humaine de la conduite éthique.

I. Il est possible de vivre sans se soucier de la morale

A. Se soucier de la morale est une question de choix

Vivre moralement renvoie à l’idée de vivre raisonnablement, c’est-à-dire de vivre une vie où on se conduit à toujours préférer le bien au mal. Il s’agit donc d’une affaire de choix et non une nécessité propre à la vie. En effet, il faut d’abord savoir distinguer nécessité et idéalité. Vivre renvoie à la simple reproduction des mécanismes corporels, conformément à ses besoins naturels, alors que la morale est une notion, une idée qui se rapporte à un jugement. On ne juge pas ce qui est nécessaire, on y est conduit naturellement. Or, la question morale est une affaire de valeur  qui émane d’un sujet qui sait réfléchir sur sa conduite. « Car les utilitaristes, allant plus loin que la plupart des moralistes, ont affirmé que le motif n’a rien à voir avec la moralité de l’action quoiqu’il intéresse beaucoup la valeur de l’agent », constate John Stuart Mill dans L’utilitarisme. Ainsi, on peut consciemment choisir  de faire une action que l’on juge bien ou mal selon le point de vue de la morale. Parallèlement, nous sommes tout à fait libres de se pencher pour une action que l’on juge seulement comme pragmatique, sans se soucier de sa moralité.

B. Vivre amoralement est chose courante

Si la morale revient donc au choix d’une conduite idéale et non à une nécessité, on peut alors vivre une existence exempte de moralité. Mais quel genre de vie serait-ce alors ? Une vie tout simplement pragmatique. Etre pragmatique, c’est ne regarder que le côté pratique d’une idée, et en termes de conduite, cela signifierait à ne juger que l’efficacité de nos actions dans une circonstance définie. Un pragmatique, par exemple, peut ne pas se soucier de la moralité d’un mensonge, mais relativise l’efficacité de celle-ci en vue d’un but précis selon la situation. « Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience », avoue Pascal dans ses Pensées. Le mensonge n’est pas pour lui l’objet de la morale, car celui-ci est neutre en soi, la faculté de tromper n’a de sens que dans son usage. Les livres qui offrent des stratégies sur la vie pragmatique connaissent un renouvellement d’intérêt considérable à notre époque dans le domaine du développement personnel. Quel amateur d’art de vivre ne connait pas l’Art de la guerre de Sun Tsu, le Prince de Machiavel ou Les 48 lois du pouvoir de Robert Greene ? Plongés dans le monde instable du relativisme moral,  nous sommes plutôt inspirés par la pensée pragmatique, aiguisée d’ailleurs par les échanges culturels. Une telle philosophie ne peut être que la bienvenue pour nous guider dans une vie plus libre et plus autonome.

Même pour une pensée si bien éclairée, les préceptes moraux peuvent être occultés par la dictature impérieuse de la nécessité vitale. Mais une fois que l’on a pu se maintenir en vie, la conscience nous fera revenir sur le stade initial de sa réflexion, mettant ainsi au premier plan l’altérité et tous ses corollaires.

II. Une vie sans considération éthique n’est pas digne

A. Faire abstraction de la morale est une bêtise

Tout d’abord, il est le propre de l’homme de se créer des règles, des principes fixés pour conduire ses actions. Si les autres êtres vivants suivent leur instinct, l’homme sera capable de prendre un recul pour réfléchir sur ses actions précédentes ou même, en connaissant sa nature, se projeter dans ce qu’il imagine être le futur. Par cette capacité de sa conscience à ressaisir son être, l’homme peut être autonome en se donnant ses propres lois. En ce sens, faire abstraction des lois morales que l’on a prescrites soi-même revient à considérer son existence telle une machine programmée, ballotée par les flots des exigences de la nature. Et que serait le monde des hommes si on ne suit qu’une vie instinctive et pulsionnelle ? L’on sera certainement arrivé à un stade décrit par Montaigne dans ses Essais, en disant qu’ « il n’y a point de bête au monde tant à craindre à l’homme que l’homme ». En outre, si le comportement humain était complètement programmé comme celui d’un ordinateur, suivant des fonctions purement pragmatiques, où sentirait-on alors ce petit plaisir d’une volonté fière d’avoir été capable de nous maitriser dans l’accomplissement d’un but qu’on s’est donné ? Que vaudrait une vie humaine sans se donner la peine d’être autonome ? 

B. L’homme ne peut être absolument nihiliste

Outre la faculté de l’autonomie qui ne concerne que la résolution et l’action, la vie humaine ne peut réaliser tout son potentiel sans l’esprit des valeurs. En ce sens, l’homme ne peut se réaliser pleinement en restant à l’état du nihilisme. Le nihilisme, du latin « nihil » qui signifie « néant » est un point de vue philosophique qui pose qu’il  est vain de s’accrocher aux valeurs, car le monde n’a pas de sens en soi. En effet, les valeurs peuvent être prises comme des tentatives de reconnaissance du monde, c’est-à-dire qu’elles veulent décrire un sens, une direction que l’homme peut découvrir au fur et à mesure de ses méditations sur son existence et le monde. L’idéalisme Platonicien pose le « Bien » comme la fin du monde et de l’âme ; et la conduite vertueuse est celle qui suit cette voie. Descartes croit au bon sens comme « chose du monde la mieux partagée » et l’usage rationnel de la raison ne peut qu’y  tendre. Le problème est en ceci que ces  philosophes oublient le fait que les sens donnés à la réalité peuvent n’être que des créations de l’esprit. Emile Cioran va plus loin en posant que les valeurs ne sont que des « subterfuges de l’espoir », c’est-à-dire des illusions qui tentent de saisir quelque chose de sensé d’un monde absurde. Pourtant si tel est le cas, pourrait-on pour autant vivre dans une existence vide de sens, car cela n’influencerait-il pas seulement la dépression qui mène au suicide ? La philosophie de l’existentialisme admet le nihilisme, mais face à la morale, il faudrait le dépasser en nous prescrivant d’être l’acteur de nos valeurs et non un sujet passif y étant soumis. Certes, il est normal d’être désabusé, d’être désenchanté par les valeurs morales des sociétés que l’on connaisse, jusqu’à nier la possibilité d’une valeur absolue du bien ou du mal. Cependant, ceci n’implique pas qu’on ne peut accepter d’autres valeurs ou qu’on ne peut corriger les nôtres ni même qu’on ne soit pas capable d’en créer des nouvelles.

C’était donc une question qui nous fait plus réfléchir sur la valeur de la vie humaine, étant donné qu’il est le producteur de la morale. En effet, on a pu voir que la morale n’est pas une composante qui intervient pour perpétuer les mécanismes vitaux, et qu’on peut s’abstraire de toute moralité en vue de faire prévaloir une action pratique. Cependant, l’homme ne peut se passer de faire une introspection sur la moralité, et par conséquent de vivre pour ce qu’il juge être bien ou mal. Une vie conforme à la nature humaine est d’abord une vie autonome, car l’homme peut transcender sa conduite. Vivre dans le but d’être efficace est tout à fait réalisable, et l’expérience nous l’atteste aisément, mais cela nous abrutit au même niveau que les choses matérielles. Ensuite, si la fragilité de l’idéalisation des valeurs nous désespère au point de nous convertir au nihilisme, ceci ne doit être qu’un passage à dépasser. Il est tout autant facile pour l’homme d’anéantir les bases d’une doctrine que d’en créer de nouvelles, toujours selon les nécessités des préceptes moraux.

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