Blaise Cendrars

Cendrars, L’Or, Étude d’un extrait

Texte étudié

[Le héros de L’Or, Johan August Suter, est parti pour l’Amérique dans la première moitié du XIX° siècle pour y faire fortune. D’abord fermier dans le Missouri, il s’intéresse beaucoup à ce que racontent les gens de passage qu’il accueille dans son domaine.]

Un jour, il a une illumination. Tous, tous les voyageurs qui ont défilé chez lui, les menteurs, les bavards, les vantards, les hâbleurs, et même les plus taciturnes, tous ont employé un mot immense qui donne toute sa grandeur à leurs récits. Ceux qui en disent trop comme ceux qui n’en disent pas assez, les fanfarons, les peureux, les chasseurs, les outlaws (1) , les trafiquants, les colons, les trappeurs, tous, tous, tous parlent de l’Ouest, ne parlent en somme que de l’Ouest.

L’Ouest.

Mot mystérieux.

Voici la notion qu’il en a.

De la vallée du Mississipi jusqu’au-delà des montagnes géantes, bien loin, bien loin, bien avant dans l’ouest, s’étendent des territoires immenses, des terres fertiles à l’infini. La prairie. La patrie des innombrables tribus peaux rouges et des grands troupeaux de bisons qui vont et viennent comme le flux de la mer.

Mais après, mais derrière ?

Il y a des récits d’Indiens qui parlent d’un pays enchanté, de villes d’or, de femmes qui n’ont qu’un sein. Même les trappeurs qui descendent du nord avec leur chargement de fourrures ont entendu parler sous leur haute latitude de ces pays merveilleux de l’Ouest, où, disent-ils, les fruits sont d’or et d’argent.

L’Ouest ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi y a-t-il tant d’hommes qui s’y rendent et qui n’en reviennent jamais ? Ils sont tués par les Peaux Rouges ; mais celui qui passe outre ? Il meurt de soif ; mais celui qui franchit le col ? Où est-il ? Qu’a-t-il vu ? Pourquoi y a-t-il tant parmi ceux qui passent chez moi qui piquent directement au nord et qui, à peine dans la solitude, obliquent brusquement à l’ouest ?

Cendrars, L’Or, éditions Denoël, 1925.

(1) outlaws : hors la loi

Introduction

Blaise Cendrars publie L’Or en 1925. Il s’agit d’un roman dans lequel le narrateur évoque la mythique ruée vers l’or en racontant l’histoire de Johan Suter.
Le passage se situe au moment où, fermier paisible du Missouri, Suter est intrigué par ce que les gens de passage lui racontent de l’Ouest.
Ce texte se présente comme un monologue intérieur dans lequel le personnage exprime une curiosité avide.
Quelle est la narration de ce texte ? Il n’y a pas d’action, mais seulement des possibilités de récits.
Dès lors, après s’être demandé ce que c’était que l’Ouest, on verra comment le mot est un déclencheur de récits, puis on s’interrogera sur le renouveau du récit ici opéré.

I. L’Ouest, un pays mystérieux

1. Obsession

L’énumération des voyageurs qui parlent de l’Ouest semble en faire un pays qui tourmente les esprits.
Or le mot est répété à de nombreuses reprises, soit avec une majuscule, qui lui donne une grandeur inaccoutumée, soit simplement avec une minuscule. Il devient alors un « mot mystérieux », sur lequel l’attention est nécessairement focalisée.

2. Interrogation

Du fait du mystère, le mot suscite des interrogations : « Qu’est-ce que l’Ouest ? » ouvre à une première réponse, celle de Suter.
Mais la question rebondit avec « Mais après, mais derrière ? », et une deuxième tentative de réponse.
Enfin, une troisième série interrogative, ouverte avec « L’Ouest ? Qu’est-ce que c’est ? », termine le texte sans qu’il y ait de réponse. On remarque que ces questions reviennent à peu près à la première.

3. Inconnu

Les deux premières questions sont suivies de réponses, mais pas la troisième. Or la première question étant reprise dans la série finale, c’est donc que toutes ces questions restent sans réponse.
La « notion » que Suter aurait de l’Ouest semble donc bien incomplète, voire totalement mystérieuse.
En fait, l’Ouest ne semble pas reposer sur une réalité, mais sur une fascination, dont le seul objet tangible est le mot lui-même.

II. L’Ouest, un déclencheur de récits

1. Visée du récit

Le premier récit du texte, celui fait par les « voyageurs qui ont défilé chez lui , est finalement réduit à un mot : « l’Ouest « , puisqu’ils « ne parlent en somme que de l’Ouest ».
De même, les questions du héros, ou celles du narrateur, n’ont que l’Ouest pour objet.
Tout le récit est donc une immense interrogation dont la seule visée est de connaître le sens de ce « mot mystérieux », « l’Ouest ».

2. Rebondissement

Mais c’est un récit en plusieurs phases : récit des voyageurs, puis récit de ce qu’en pense Suter. L’Ouest, c’est « la prairie ».
Puis des récits des « Indiens qui parlent d’un pays enchanté, de villes d’or, de femmes qui n’ont qu’un sein ». Ce récit pourrait bien sûr être développé davantage, mais ne l’est pas.
Puis récit des « trappeurs » qui « ont entendu parler sous leur haute latitude de ces pays merveilleux de l’ouest, où, disent-ils, les fruits sont d’or et d’argent ». De nouveau, ce récit n’est qu’ébauché.

3. Récit express

Enfin, le texte élabore un récit très rapide, dans la succession des questions du dernier paragraphe, et de leurs réponses lacunaires.
On y trouve tous les éléments du « western » : Peaux-Rouges, désert, montagne etc.
Mais le lieu commun est évité, justement du fait de la rapidité du récit. On voit tout ce qui pourrait être dit, mais le texte passe immédiatement à autre chose.

III. Le renouveau du récit

1. Par rapport au lieu commun

Le système final de l’enchaînement des questions et des réponses permet d’éviter les lieux communs, en les passant pourtant en revue.
En fait, tout le système énumératif du texte paraît avoir pour fonction d’épuiser l’ensemble des lieux communs possibles.
Il ne reste, dans cet ensemble topique, que le mot lui-même, rendu à son mystère profond.

2. L’aventure

Le récit d’aventure, qui serait possible d’innombrables fois, est à chaque fois refusé au profit d’une autre possibilité romanesque. Dès lors, c’est l’aventure elle-même, en tant que thème romanesque, qui est refusée.
Si aventure il y a, elle n’est ici qu’aventure du langage, aventure dans les mots, leur répétition, leur énumération, les variations auxquelles ils sont soumis.
Dès lors, le rythme prend une importance particulière, notamment du fait de la scansion imposée à la lecture par ces énumérations et ces répétitions.

3. Quel genre de récit ?

Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un récit d’aventure. Mais il ne s’agit dans le même temps que de cela.
En quelque sort, c’est un récit d’aventure « dévié », c’est le récit de toutes les aventures possibles.
Cette multiplication des possibilités narratives est rendue d’autant plus forte que le texte est régulièrement interrompu par des ruptures de paragraphe. En adoptant cette typographie particulière, le récit rend visible ses propres ruptures.
Il adopte alors une structure discontinue, qui rappelle simultanément la poésie – ce serait une poésie d’aventures…- et la successivité propre au cinéma, à cela près qu’il y aurait rupture entre chaque image.

Conclusion

Le texte de Cendrars est donc moins un récit d’aventures, dans le genre du « western », qu’un récit sur la magie des mots, et du mot « Ouest ». Pour cela il s’écarte des voies habituelles du récit, et emprunte celles de la poésie et de la succession des images.
Nul doute qu’après être animé d’une telle inquiétude, le héros partira à son tour et trouvera l’or convoité. Mais s’agit-il bien d’or ? La rêverie en elle-même n’a-t-elle pas sa propre fin et l’essentiel n’est-il pas de fertiliser sa vie par le rêve ?
On songe à l’évocation par Jacques Brel de ce chercheur d’or revenu de son rêve, car « l’ennui, c’est qu’il en a trouvé ». On pense aussi à l’élan vers l’Ouest américain confié par Jules Laforgue dans Albums : « Oh ! là-bas m’y scalper de mon cerveau d’Europe».
Authentique ou non dans ses formes comme dans ses valeurs, le Far West est, en tout cas, l’un des mythes les plus prégnants de notre époque.

Du même auteur Cendrars, Du Monde Entier, La prose du transsibèrien et de la petite Jeanne de France Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, J'ai toujours été en route... Cendrars, Les Pâques à New York, Seigneur, rien n'a changé...

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