Henri Barbusse

Barbusse, Clarté, La Mort du soldat

Texte étudié

Pendant la guerre de 1914-1918, le narrateur Simon Paulin, soldat blessé est étendu sur le champ de bataille au milieu des blessés et des cadavres. Le soir tombe, les coups de canon se font toujours entendre …

Je suis comme ceux qui s’endorment, comme les enfants. Je m’affaiblis, je m’adoucis, je ferme les yeux ; je rêve à la maison. Je ne voudrais pas mourir, je me supplie de ne pas mourir, et j’ouvre les yeux et je cherche les brancardiers qui peut-être, justement pensent à moi… Je rêve à la maison.

Là-bas, on se met sans doute à plusieurs pour supporter les soirées, avant de se retirer dans l’immobilité familière des chambres et de s’endormir au milieu des choses qui ne se réveillent jamais.. Marie (1) est là, et d’autres femmes, en train d’apprêter le dîner ; la maison devient une odeur de cuisine. J’entends Marie qui parle, debout, puis assise à table. J’entends le bruit du couvert qu’elle remue sur la nappe en s’installant. Ensuite, comme quelqu’un a approché l’allumette de la lampe, en soulevant le verre, Marie se lève pour aller fermer les volets. Elle ouvre la fenêtre. Elle se penche, ses bras s’écartent ; mais elle reste un instant plongée dans la nuit nue. Elle a un frisson que j’ai. Au loin, naissante dans l’ombre, elle regarde comme moi. Nos yeux se sont rencontrés. C’est vrai, puisque cette nuit, c’est la sienne aussi bien que la mienne, la même nuit, et la distance n’est pas quelque chose de palpable ni de réel ; la distance n’est rien. C’est vrai, ce grand contact étroit.

Où suis-je ? Où est Marie ? Et même qu’est-ce qu’elle est ? Je ne sais pas, je ne sais pas. J’ignore la blessure de ma chair, et est-ce que je sais la blessure de mon cœur ?

BARBUSSE, Clarté (roman)

(1) Marie : l’épouse du narrateur

Introduction

Dans son roman « Clarté », Henri Barbusse décrit la guerre de 1914-1918 comme une tragédie collective et individuelle.

Son héros, le narrateur Simon Paulin, est étendu blessé sur le champ de bataille et attend qu’on vienne le secourir.

Cette attente revêt la forme d’une suite de réflexions sur la mort, assimilée au sommeil et sur Marie, la femme aimée, qui l’attend à la maison.

Tout ceci baigne dans un climat onirique ou présent et passé se fondent, et non pas dans un climat réaliste un peu de mise pour un tel sujet.

La réalité du champ de bataille, jonché de blessés et de cadavres, la blessure même du héros, la souffrance, sont passés sous silence.

I. La mort

1. La mort perçue comme un sommeil

La mort est ressentie par le personnage Simon Paulin comme un sommeil qui s’abat sur lui et contre lequel il ne peut rien.
Remarquons qu’il est grièvement blessé, mais qu’il ne localise pas du tout sa blessure : « J’ignore la blessure de ma chair ».
Il sent seulement que c’est grave : « Je m’affaiblis, je m’adoucis, je ferme les yeux ».
Ce lent engourdissement est comparable à celui qui précède le sommeil : « Je suis comme ceux qui s’endorment, comme les enfants ».
Cette expérience du sommeil qui vient inéluctablement, malgré toutes les raisons qu’on a de rester éveillé, le narrateur le fait remonter à l’enfance où le sommeil est plus lourd. De plus l’enfant est celui qu’on envoie se coucher mais qui voudrait rester dans le cercle des adultes ou auprès de sa mère.
Le sommeil provoque une séparation avec des activités et des êtres chers, c’est en cela qu’il est comparable à la mort.
Il entraîne aussi la même immobilité. Ainsi les objets des chambres à coucher « ne se réveillent jamais » et l’on sent toute l’inquiétude qu’on peut avoir à se retirer finalement dans ces chambres « à l’immobilité familière ».
Notons aussi qu’on ferme les yeux pour dormir, mourir, et qu’on ferme les volets pour aller dormir. Dans ce texte les deux actes sont mis en relation.

2. La lutte contre la mort

Simon Paulin essaie tout de même de lutter contre cette mort lente.
Notons son désir de vivre : « Je ne voudrais pas mourir, je me supplie de ne pas mourir et j’ouvre les yeux et je cherche les brancardiers ».
Il y a dans cette phrase au rythme saccadé tout l’effort du personnage pour s’accrocher à la vie.
C’est dans cet esprit que l’on peut interpréter l’acuité des sensations : « J’entends Marie qui parle », « J’entends le bruit du couvert ». Puis « la maison devient une odeur de cuisine », « elle regarde comme moi » et enfin, « ce grand contact étroit ». Toutes les sensations sont représentées, même dans les évocations du passé.
Finalement le personnage tombe dans un état intermédiaire entre la conscience et la mort, le rêve éveillé.

3. Le discours du personnage

On est frappé par les phrases courtes, hachées, au rythme saccadé.
Le dernier paragraphe enregistre d’ailleurs une évolution.
Quatre des dernières phrases sont interrogatives et semblent traduire une perte progressive de la conscience.
Mais auparavant les notations sont précises, l’évocation des souvenirs est fidèle, bien qu’à un niveau plus profond, il y ait une faille, une plainte.

II. La femme

1. L’image de la femme

Elle va révéler cette faille, cette blessure.
Notons tout d’abord que cette image est liée à celle de la maison et de la nourriture : « Je rêve à la maison… Marie est là…La maison devient une odeur de cuisine… ». C’est donc plutôt une image de femme nourricière, maternelle, qui est présentée.
Est-ce l’état d’extrême détresse où se trouve le personnage, au moment de mourir ? Il ne retient que l’aspect sécurisant, maternel de la femme.
Cette maison à laquelle il pense est probablement une maison familiale où vit une grande famille : « on se met sans doute à plusieurs pour supporter les soirées », « Marie est là et d’autres femmes, en train d’apprêter le dîner ».

2. La femme aimée

Ainsi la femme qu’il aime s’appelle Marie.
Jamais il ne la présente comme sa femme bien qu’elle le soit.
Il l’évoque dans un cadre familial où elle appartient autant aux autres qu’à lui.
Pourtant la relation qui unit ces deux êtres est très forte. Ils ressentent ensemble les mêmes choses : « Elle a un frisson que j’ai ».
Il semble même qu’ils se regardent dans la nuit : « Cette nuit-ci c’est la sienne aussi bien que la mienne ».

3. Qui est vraiment Marie ?

Le personnage s’interroge lui-même à son sujet après avoir évoqué la scène où Marie va fermer les volets dès que la lumière s’allume.
« Mais elle reste un instant plongée dans la nuit nue ». Le « mais » souligne le caractère surprenant de cette offrande à la nuit « nue ». L’adjectif « nue » surprend lui aussi. Tout cela semble indiquer qu’il y a une attente chez Marie.
« Qu’est-ce quelle est, Marie ? – Je ne sais pas, je ne sais pas .- Est-ce que je sais la blessure de mon cœur ? ». C’est sur ce cri que se clôt le texte, cri et aveu d’une blessure au cœur, tout aussi réelle ou incertaine que l’autre blessure, celle de la chair.

III. Un glissement

1. Un climat onirique

Rien n’est certain dans ce climat onirique qui règne dans le texte. Ainsi, lorsque le narrateur se met à évoquer le passé, il y a un décrochement dans son discours : « Là-bas », ce qui permet au lecteur de comprendre le déplacement dans le temps et dans l’espace.
Mais à la fin du même paragraphe ces connotations spatio-temporelles sont abolies. Le personnage avertit que « la distance n’est rien ».
C’est donc l’incertitude : sommes-nous dans la nuit du passé où Marie s’attarde à fermer les volets, ou dans la nuit actuelle qui voit agoniser Simon Paulin ? Sommes-nous ici ou ailleurs ? « Où suis-je ? Où est Marie ? » s’interroge le personnage lui-même.
Lorsqu’il affirme « c’est la même nuit » puisque « naissante dans l’ombre elle regarde comme moi », le lecteur n’en sait pas plus : passé et présent restent confondus, ainsi que le « ici » et le « ailleurs. »

2. De la blessure de la chair à la blessure du cœur

Un autre glissement déjà souligné est celui de la blessure de la chair et de la blessure du cœur.
L’une et l’autre présentent le même caractère d’irréalité, elles ne se voient pas.
Mais elles se manifestent par un sommeil pesant, l’autre par la souffrance de la séparation et du doute.

3. Les procédés mis en œuvre

Tous ces « glissements » sont rendus possibles par l’utilisation du présent de l’indicatif dans le discours, pour l’évocation des scènes du passé, comme pour la description de la réalité présente.
Le lecteur, pour s’y retrouver, ne possède que des repères spatio-temporels : « Là-bas », « au loin ».
Mais ils sont insuffisants pour la compréhension du récit. Le lecteur possède aussi la caution que le personnage apporte à son récit : « c’est vrai », dit-il par deux fois.
Là encore, c’est insuffisant puisque nous savons d’une part que le personnage rêve, d’autre part qu’il est mourant. Comment donc adhérer à son discours ? Parce que celui-ci possède la logique interne du rêve.

Conclusion

La logique interne du rêve repose sur des associations de thèmes : ainsi le thème de la nuit.
La nuit actuelle ramène à la nuit d’autrefois.
« Les brancardiers qui pensent à moi » évoquent Marie qui pense (ou qui ne pense pas) à moi.
La blessure de la chair révèle la blesse du cœur.
La logique interne du rêve repose aussi sur des associations de mots.
De nombreuses répétitions ponctuent le texte : « Je rêve à la maison », « J’entends », « C’est vrai » ; « Je ne sais pas ». Ainsi le récit acquiert-il une vraisemblance accrue par le caractère dramatique de la fin : Simon Paulin perd peu à peu conscience.

Du même auteur Barbusse, Le Feu, Chapitre 20, Le barrage de feu

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