Jacques Prévert

Prévert, Paroles, Familiale

Poème étudié

La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu’est-ce qu’il trouve le fils ?
Il ne trouve rien absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père fait des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière.

Prévert, Paroles, 1946

Introduction

Jacques Prévert est né le 4.02.1900 et est mort le 11.04.1977. Il a eu beaucoup de mal à se faire reconnaître des critiques car on lui reprochait sa poésie trop simple

A présent, il est considéré comme un des plus grands poètes du XX° siècle et il est publié dans la collection de La Pléiade, synonyme de consécration, d’honneur pour un écrivain.

Dans les poèmes du recueil Paroles (1946), Prévert rapporte des scènes inspirées du quotidien banal ou insolite. Avec tendresse ou ironie, sarcasme ou émotion, il conduit son lecteur à tourner vers le monde un regard différent, pour saisir avec une naïveté étonnée la réalité que masquent l’habitude ou l’indifférence.

Écrit en vers libres, le poème intitulé « Familiale » évoque avec une monotonie répétitive la situation de trois personnes constituant une famille : le père, la mère et le fils. La simplicité des occupations et des gestes, le choix d’un vocabulaire très proche de la langue parlée familière concourent à créer une impression de grande banalité.

Seule « anomalie » du tableau, la présence latente de la guerre, si intégrée pourtant à l’ensemble qu’on la remarque à peine.

N’est-ce pas une façon d’en critiquer la banalisation ?

I. La monotonie d’une scène familiale

La lecture du texte laisse le lecteur sur l’impression de grande monotonie. Celle-ci provient d’une structure répétitive, des temps des verbes et des sonorités qui reviennent d’un bout à l’autre du texte.

1. La structure répétitive

Composé de vers irréguliers, le poème est construit sur une énumération d’actions, chacune étant exprimée par un vers d’une structure semblable :

– sujet (« la mère », « le fils », « elle », « il », « le père »)
– verbe
– complément d’objet direct

On remarque que les sujets sont constitués par les personnages, tantôt seuls, tantôt ensemble (le père et la mère), qu’ils sont parfois remplacés par des pronoms.

Cette reprise crée un effet de monotonie.

Cet effet est accentué par la répétition des verbes « faire », « trouver », et « continuer » et par celle des mots qui jouent le rôle de complément d’objet « tricot », « affaires », « guerre ».

Le fait de répéter des affirmations très proches qui reprennent les mêmes termes donne au texte l’aspect d’une litanie, lassante, qui suggère la constante reprise des mêmes actions et des mêmes situations.

2. Le temps des verbes

L’emploi presque constant du présent ne permet pas de situer le texte dans une temporalité précise.

La valeur du présent ci peut laisser penser qu’il s’agit d’une scène immédiate, d’actualité comme le suggèrent les premiers vers.

La répétition des m^mes verbes souligne qu’il s’agit plutôt d’un présent d’habitude, de durée et de généralité.

La scène se répète indéfiniment dans le temps, sans repères de dates, sans espoir de fin.

Ceci est mis en relief par l’absence presque totale de ponctuation et la disparition des verbes dans les derniers vers, comme si le verbe « continuer » ne devait même plus être exprimé.

3. Des sonorités semblables

La monotonie du texte est accentuée par la reprise fréquente de sonorités semblables, en fin de vers et à l’extérieur des vers.

Ce phénomène est dû à la répétition de mots semblables très proches eux-mêmes par les sons « mère », « faire », « guerre », « père », « affaires ».

On peut y ajouter les termes « naturel » et « cimetière » qui sont aussi très proches, renforçant l’assonance en « è ».

La pauvreté voulue du vocabulaire, ajoutée aux familiarités d’expression (« ça », reprise du sujet répétée aux vers 3, 9, 20) et au manque d’originalité des actions, attire l’attention du lecteur sur un processus de banalisation de la guerre.

II. La guerre intégrée et banalisée

Parmi les éléments habituels, « tricot », « affaires », se glisse une activité différente, la « guerre ». La manière dont elle est intégrée au contexte fait qu’elle est présentée comme aussi banale que le reste.

1. L’intégration par la syntaxe et les sonorités

La « guerre » n’est à aucun moment présentée comme quelque chose d’anormal. Dans les phrases, elle est en effet mise sur le même plan que d’autres occupations anodines.

Le mot « guerre » est complément du verbe « faire » comme « tricot » ou « affaires ».

Un peu plus loin, il est sujet du verbe « continuer », comme les mots « mère » et « père ». Les actions exprimées se trouvent souvent présentées comme indissociables de la vie familiale. Dans la répartition des occupations, la guerre occupe la même place que le tricot ou les affaires.

C’est ce que suggèrent les cinq premiers vers, qui soulignent clairement les différentes activités : la « mère » est associée au « tricot », le « père » aux « affaires » et le « fils » à la « guerre » ainsi que les vers 16 et 17.

Cette banalisation est accentuée par la succession temporelle des actions « guerre finie », « affaires » (vers 14-15).

Sur le plan des sonorités, la guerre est également banalisée : elle s‘intègre au jeu d’assonances qui la rapproche des mots « faire », « affaires », « opère » et « mère ».

Le processus de banalisation passe ainsi par un double rapprochement, celui des sons, celui des actions de la vie quotidienne.

2. La guerre naturelle

La banalisation de la guerre s’exprime à travers le jugement qui est porté sur elle par les parents. A plusieurs reprises revient dans le poème une structure similaire : le verbe « trouver » suivi du complément et de son attribut.

L’attribut est l’adjectif « naturel » (vers 3,9,20) et il s’applique à la situation présentée (la mère faisant du tricot, le fils faisant la guerre) sous le mot familier ça ».

La répétition du verbe « trouver » avec une variation de sujet (« Elle », « Il », « Ils ») insiste sur l’aspect normal d’une activité qui ne choque personne.

3. La mort « naturelle »

A l’exposé de l’action de faire la guerre, présentée comme une occupation banale, succède, tout aussi banalement, la mort.

Celle-ci apparaît sans aucun phénomène de rupture dans la continuité de l’énumération : « Le fils est tué » est exprimé de manière naturelle et normale.

Seule la négation du verbe « continuer » (« Il ne continue plus », v.18) marque une différence. Le jugement (« Ils trouvent » v.20), l’apparition du mot « vie » comme sujet du verbe « continuer » atténuent l’image de la mort du vers 18.

Le seul changement est l’expression d’une nouvelle occupation, présentée elle aussi comme normale, aller au cimetière, sans que la vie ne soit modifiée.

La syntaxe, les sonorités et les jeux de répétition intègrent la guerre à la vie familiale, sans que cela provoque d’émotion. On peut penser qu’à travers cette évocation, Prévert dénonce une véritable absence de vie de famille.

III. La dénonciation du conformisme

Le titre du poème sonne de manière ironique : quelle est cette vie de famille qui accepte la guerre et la mort avec autant d’indifférence ?

1. L’ironie du texte

L’adjectif, au féminin, pourrait s’appliquer aux mots « vie » ou « atmosphère » ou « scène » et suggérerait plutôt des liens d’affection, un regroupement agréable et compréhensif.

Au lieu de cela, l’énumération des activités se fait sans aucun lien logique, sans aucun rapprochement.

Les trois personnages semblent vivre dans des univers parallèles, leurs seuls liens étant marqués par l’emploi des possessifs « sa », « son » repris à plusieurs reprises).

L’absence de ponctuation accentue le phénomène de simple juxtaposition de phrases.

2. L’absence de sentiments

Le poème ne contient absolument aucun terme faisant référence à un quelconque sentiment. L’affectivité en est totalement absente.

Le père et la mère portent des jugements (répétition du verbe « trouver ») mais n’éprouvent rien.

La négation du vers 12 (« Il ne trouve absolument rien… ») souligne que le fils n’a même pas cette capacité. Ni la mort, ni le cimetière ne bouleversent leur vie : aucun terme n’évoque la moindre sensibilité.

3. Les questions du narrateur

Par deux fois, le texte comporte des questions (vers 4,11).

Leur formulation insistante (conjonction de coordination « Et », répétition familière du sujet « le père », « il », « le père ») suggère m’impatiente du narrateur, ou son indignation devant une acceptation aussi passive de la situation.

C’est une façon de souligner qu’il faudrait rompre, comme il le fait lui-même, la monotonie banale d’une vie acceptée sans que les intéressés ne se posent la moindre question.

4. Une image inacceptable et pourtant acceptée de la vie

Les quatre derniers vers du poème rassemblent avec un effet d’accumulation et de concentration les termes qui définissent la vie conformiste et banale, privée de valeurs et de sentiments : repris comme inlassablement, les termes se suivent pour former le contenu désespérant de la vie.

Le fait que le poème se termine sur le mot « cimetière » associé à la vie souligne l’acceptation passive et résignée d’une situation dont personne, sinon le narrateur, ne s’indigne.

Conclusion

Par le biais de moyens stylistiques comme la simplicité des mots, des situations et des rythmes, Prévert dénonce le conformisme d’une vie familiale qui banalise la guerre, sans émotion.

« Familiale » est un poème à la fois d’apparence enfantine et de tonalité tragique : une manière très directe et très émouvante de dénoncer l’horreur de la guerre.

La guerre n’est pas présentée sous sa forme violente. Elle n’est est pas moins dénoncée avec force comme une réalité banalisée par la complicité coupable de ceux qui la considèrent comme normale.

On peut rapprocher ce texte du poème « Barbara » de Prévert. Ce poème dénonce également de manière enfantine et à l’aide d’un registre tragique et émouvant l’horreur de la guerre, sans prendre parti pour un camp.

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