Jean-Marie Gustave Le Clézio

Le Clézio, Le sommeil

Texte étudié

Le sommeil

C’est bon de dormir. La nuit, quand tout est arrêté, là, dans les rues de la ville, quand les bruits sont retombés et qu’il ne reste que la lumière froide des lampadaires, et quelquefois la lune ronde au-dessus de la mer, je sens le sommeil venir de toutes parts, comme une brume, comme un gaz. Il monte des coins noirs, il emplit les cours et les escaliers, il rôde dans les rues vides, sur les toits des immeubles, il règne dans le ciel obscur.

Le sommeil est pareil à une personne aussi, parce qu’il regarde et interroge, et son regard vous fait perdre l’équilibre, vous pousse hors de la terre. On tombe, comme si on avait oublié les lois qui vous attachent, on bascule et on tombe, devant les quantités de fenêtres vides.

Son regard vient de l’espace sidéral, mais d’où ? Regard sans yeux, lumière noire, qui se mêle à l’ombre de la nuit et vous efface. Le regard appuie sur une certaine zone, au fond de vous du côté du plexus solaire (1) peut-être, ou bien sur le thymus (2). Appuie, sans faire mal, anéantissant au contraire toute douleur, élargissant une tache d’anesthésie. Le regard voit aussi dans notre cerveau, et lentement, progressivement, tout devient bois, pierre, eau, nuage. Tout se referme, rentre en sa coquille, se love, s’oublie.

Votre corps bascule, roule en boule, se confond avec quelque carapace de bousier (3), au bord du chemin. La vie ne se retire pas, non, elle cesse seulement de voir, de sentir, de comprendre, elle retourne à l’état premier du monde. Alors le monde, débarrassé de vous, pour quelques heures, peut enfin bouger, bondir, faire ses gestes. Peut faire ses excentricités, ses mutations, ses métamorphoses.

Le Clézio, L’Inconnu sur la terre (1978)

(1) Plexus solaire : amas de filets nerveux situé entre l’estomac et la colonne vertébrale.
(2) Thymus : glande située dans la gorge.
(3) Bousier : nom de plusieurs espèces de coléoptères qui se nourrissant des excréments des herbivores (le scarabée sacré par exemple).

Introduction

Né en 1940 d’un père breton dont la famille avait vécu à l’Ile Maurice, Jean-Marie Gustave Le Clézio commence à écrire et à voyager très tôt. En 1963, son premier roman, Le Procès-Verbal, obtient le Prix Renaudot. Après des études de lettres, il enseigne dans des universités étrangères et fait de nombreux séjours chez les Indiens de Panama. Il a publié une vingtaine d’ouvrages : des romans (dont Désert, Le chercheur d’or) , des récits, autant de contes pour enfants que fables philosophiques (dont La fièvre, Le Déluge, Mondo) et des essais (L’Extase matérielle).

L’Inconnu sur la terre, paru en 1978, est présenté comme un « essai ». L’auteur dit lui-même : « C’est une longue histoire, qui pourrait être celle d’un oiseau, celle d’un poisson, et celle d’un arbre, car elle parle beaucoup du ciel, de la mer, de la terre où avancent les racines.[…] Ceci est peut-être aussi tout simplement, l’histoire d’un petit garçon inconnu qui se promène au hasard sur la terre, pas loin de la mer, un peu perdu dans les nuages- et qui aime la lumière extrême du jour ». Le livre est en effet une suite de textes brefs qui décrivent la lumière, les étoiles, les arbres, et certains phénomènes humains comme le sommeil, la solitude et l’échange de paroles. La lecture de ces méditations est toujours belle et stimulante.

Le sommeil occupe plus de la moitié de notre vie, mais, dans ces moments, notre conscience adopte un mode particulier qui nous empêche même de décrire ce phénomène qui nous repose des fatigues physiques ou morales. Dans L’Inconnu sur la terre, Le Clézio affirme : « On est pour la moitié celui qu’on est sans ses rêves » et s’attache à décrire, dans la fin du volume, cet étrange moment d’abandon où s’abolissent les lois ordinaires : le sommeil. La description personnifie le sommeil et analyse de manière concrète et sensuelle le rapport qu’on entretient avec lui pour finalement déboucher sur le tableau d’une complicité cosmique qui s’établit dans cette durée originale.

I. Tentative de description du sommeil

1. Un mouvement de l’impalpable

Le sommeil est d’abord perçu « comme une brume, comme un gaz ». La description commence par l’impalpable qui correspond à la sensation vague de l’endormissement. Le caractère indécis de la brume se renforce d’une certaine inquiétude liée à cette autre matière volatile qu’est le gaz. Le gaz est insidieux : invisible, il n’en est pas moins présent. Il peut se glisser n’importe où.
Les mouvements : en tant que gaz, le sommeil « monte », « emplit les cours », « rôde ». Il prend possession peu à peu de la ville : il « règne ». Il s’oppose ainsi à l’immobilité ambiante puisqu’il apparaît « quand les bruits sont retombés ». La lumière elle-même semble statique : « lumière froide des lampadaires » et « lune ronde au-dessus de la mer ».
Le sommeil « monte » au moment où tout suit un mouvement descendant, d’apaisement. Mais ce mouvement ensuite s’inverse, le sommeil « fait perdre l’équilibre » au corps et « on tombe ». La répétition du verbe « tomber » associée à celle du verbe « basculer » traduit les plongées successives du corps dans le sommeil, considéré ici comme un être un peu bourru qui bouscule le dormeur.
L’autre action essentielle du sommeil est d’ »appuyer ». Là encore le verbe est répété, comme si l’on subissait le poids d’un autre corps vivant.

2. Une personne

La personnification : « Le sommeil est pareil à une personne ». Mieux qu’un gaz indéfinissable, il devient un autre moi-même, un interlocuteur muet avec lequel le dormeur entre en communication. Sa double action est de regarder et d’interroger. Mais aucune réponse n’est donnée puisque le corps « cesse […] de voir, de sentir, de comprendre ».
Le regard : c’est la caractéristique essentielle sur laquelle se développe la majeure partie de cette description du sommeil. Le terme « regard » est répété cinq fois, sans oublier le verbe « regarder ». Le pouvoir de ce regard s’exerce sur tout le corps auquel « il fait perdre l’équilibre », mais en particulier sur le « plexus solaire » ou le « thymus », deux endroits où peuvent se percevoir les battements du cœur, sièges de la vire nerveuse en somme. Mais le pouvoir du sommeil s’applique au plus profond de nous, dans le « cerveau » dont il brouille aussi les repères.
L’hypnose : cette assimilation du sommeil à un regard pur est paradoxale puisque cela se fait dans l’obscurité, la nuit. Mais nous sommes en présence d’un phénomène de l’hypnose, au sens le plus strict du terme, le sommeil provoquant lui-même l’endormissement en fixant son regard sur nous. La litanie des répétitions et des énumérations rythme le passage comme si elle le soumettait à des incantations magiques destinées à faire advenir le sommeil.
La temporalité est soumise aussi à des déformations. L’ensemble du texte décrit un moment intime, celui, très bref, de l’endormissement. Dans un même mouvement, il évoque la durée plus longue et vague de la nuit et les « quelques heures » de sommeil qui laissent le champ libre au monde. Le temps des horloges n’a plus cours, nous en sommes au temps biologique et magique.

Transition : Le sommeil nous apparaît donc dans cette description comme un être humain doué de pouvoirs occultes, capable de provoquer l’endormissement par la seule force de son regard. Pourtant aucune violence n’est faite au dormeur qui s’y livre avec plaisir.

II. La sensualité

1. L’anesthésie

Les sensations tactiles sont plusieurs fois mentionnées, alors même que l’on pensait le sommeil simple regard. Mais c’est un regard qui prend un contact direct avec le corps, à la manière d’un médecin, comme en témoignent le vocabulaire anatomique : « plexus » et « thymus ».
On ressent aussi le vertige de la chute au moment où l’on s’endort, par la perte de l’équilibre, la « zone au fond de vous », touchée elle aussi et qui conduit au sommeil, le cerveau enfin qui conduit toutes les matières dures (« bois, pierre ») ou molles (« eau, nuages »).
Le sommeil correspond à une absence de douleur, à l’ »anesthésie ». L’abolition des sensations pénibles gagne peu à peu tout le corps, comme une « tache » qui s’élargit jusqu’au cerveau.
Le caractère progressif du phénomène contribue au bien-être ressenti et qui se développe « lentement, progressivement ». Toutes les énumérations du texte ont d’ailleurs pour fonction de traduire les étapes successives mais sans à-coups de l’endormissement.
L’apaisement procuré par le sommeil est difficile à défini r. On ne peut en parler que par la négative : « sans faire mal », « anéantissant […] toute douleur », « une tache d’anesthésie ».

2. Le plaisir

Le texte s’ouvre sur une constatation satisfaite : « C’est bon de dormir ». L’ensemble du passage est comme le développement de cette affirmation initiale.
La description est parfaitement goûtée par le narrateur qui dit : « je sens le sommeil venir », et en déguste les manifestations.
Le confort du sommeil est extrême : le corps, comparé successivement à un escargot puis à un coléoptère, « rentre en sa coquille, se love », et « roule en boule, se confond avec quelque carapace de bousier ». La forme enroulée correspond à la position foetale du dormeur, dans la béatitude recrée de ce qu’on imagine être la vie prénatale.
Le narrateur précise d’ailleurs que la vie « retourne à l’état premier du monde », dessinant à son tour une figure de cercle confortable.

Transition : le corps du dormeur est sous le charme du sommeil qui l’intègre de la sorte plus largement à l’univers tout entier. Le sommeil est comme l’unificateur des mondes.

III. L’harmonie cosmique

1. L’expérience commune

Le Clézio décrit une expérience commune à tous les homes. C’est pourquoi il s’exprime à la première personne (« je sens ») mais emploie aussi le pronom indéfini « on » et s’adresse à un lecteur non déterminé mais qui représente n’importe quel homme, par le pronom « vous » employé de façon récurrente.
Le sommeil s’empare non seulement du narrateur qui décrit le phénomène mais aussi de toute la ville : « il règne dans le ciel ». Par ailleurs, la fin du texte laisse supposer que tout le monde dort pour que l’univers puisse à son tour « faire ses gestes ».
Le présent de l’indicatif auquel sont conjugués la majorité des verbes a une valeur de vérité éternelle, puisque l’expérience du sommeil et de tous les temps.

2. La communion entre tous les règnes

Le sommeil emplit le vide, de la nuit et du silence, il établit le lien entre les différentes parties du monde, dès qu’il « emplit les cours et les escaliers ».
Le corps sous l’emprise du sommeil perd sa nature et devient autre : « tout devient bois, pierre, eau, nuage ». Les mots, brefs, tombent comme des gouttes, des images qui se superposeraient dans la conscience du dormeur, inconscient de la réalité des matières.
La temporalité semble abolie, comme tous les autres repères, puisque le sommeil procède à un gommage de toutes les catégories. Son regard, en effet, « se mêle à l’ombre de la nuit et vous efface ».
Ce qui s’efface, c’est en réalité le regard du dormeur qui se ferme ; mais on assiste ici à une inversion, comme si le sommeil était une force extérieure venue du plus loin du monde : « de l’espace sidéral ».

3. La métamorphose cosmique

Plus vaguement encore, chaque être devient à la fois tous les autres composants du monde, dépourvu comme eux de raison. La vie « cesse [..] de voir, de sentir, de comprendre ».
Fermer les yeux pour dormir a donc pour conséquence de nous faire perdre notre perception sensorielle, toute notre sensibilité et en définitive toutes nos facultés mentales de mise en relation des choses.
Le dormeur participe, par chaque fibre de son être, à la grande existence cosmique « comme si on avait oublié les lois qui vous attachent ». Pesanteur et raisonnement logique n’ont plus cours dans le sommeil.
Le sommeil correspond donc à une inversion des valeurs diurnes : c’est une « lumière noire » qui nous pousse « hors de la terre ». L’oxymore « lumière noire » définit la nature paradoxale de la clarté du sommeil et montre bien que nous sommes dans un monde parallèle, le monde mental, en somme.
Le monde du jour était celui de la ville, le monde nocturne est celui de la nature. Aux immeubles, aux rues et aux cours, s’opposent le bousier sur le chemin, le bois, la pierre, l’eau et les nuages. Le sommeil nous fait gagner de l’espace.
Le monde lui-même profite de nos transformations nocturnes, pour se laisser aller, « bouger, bondir, faire des gestes ».
Le texte se clôt sur une grande danse cosmique. L’énumération va dans l’ordre croissant : « excentricités » qui désignent à la fois la sortie de son centre, un décentrement par rapport aux lois naturelles et des facéties ; « mutations » qui indiquent une évolution d’une forme à l’autre ; et enfin « métamorphoses » qui sont la transformation radicale des formes, la transmutation absolue.
La construction souvent ternaire des énumérations entraîne le texte dans un rythme qui rend bien compte de cette jubilation cosmique dansante.
Le sommeil est l’occasion pour le dormeur d’accéder à tous les règnes de la nature, mais aussi d’autoriser le monde à vivre enfin, ce que la vie diurne et rationnelle ne semble pas permettre. Du sommeil dépend donc la vitalité de l’univers.
Ce caractère universel des pouvoirs du sommeil est marqué par l’utilisation du pronom indéfini « tout » : « Tout se referme », « tout devient bois », « quand tout est arrêté ».

Conclusion

Ainsi cette description du sommeil est-elle originale en ce qu’elle fait de ce phénomène quotidien un regard qui dévoile à l’homme sa véritable nature : celle d’un élément engagé dans le grand mouvement vital du monde.
L’approche par petites touches et les images très concrètes sont aptes à définir un état qui occupe une grande part de notre vie sans que nous ayons les moyens d’en rendre compte.
J.-M.G. Le Clézio fait office ici de dormeur éveillé ou d’hypnotiseur pris à ses propres pouvoirs.

 

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