Le Clézio, L’Africain, Les Fourmis
Texte étudié
Les fourmis, à Ogoja, étaient des insectes monstrueux de la variété exectoïde, qui creusaient leurs nids à dix mètres de profondeur sous la pelouse du jardin, où devaient vivre des centaines de milliers d’individus. Au contraire des termites, doux et sans défense, incapables dans leur cécité de causer le moindre mal, sauf celui de ronger le bois vermoulu des habitations et les troncs des arbres déchus, les fourmis étaient rouges, féroces, dotées d’yeux et de mandibules, capables de sécréter du poison et d’attaquer quiconque se trouvait sur leur chemin. C’étaient elles les véritables maîtresses d’Ogoja.
Je garde le souvenir cuisant de ma première rencontre avec les fourmis, dans les jours qui ont suivi mon arrivée. Je suis dans le jardin, non loin de la maison. Je n’ai pas remarqué le cratère qui signale l’entrée de la fourmilière. Tout d’un coup, sans que je m’en sois rendu compte, je suis entouré par des milliers d’insectes. D’où viennent-ils ? J’ai dû pénétrer dans la zone dénudée qui entoure l’orifice de leurs galeries. Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressens. Je reste immobile, incapable de fuir, incapable de penser, sur le sol tout à coup mouvant, formant un tapis de carapaces, de pattes et d’antennes qui tourne autour de moi et resserre son tourbillon, je vois les fourmis qui ont commencé à monter sur mes chaussures, qui s’enfoncent entre les mailles de ces fameuses chaussettes de laine imposées par mon père. Au même instant je ressens la brûlure des premières morsures, sur mes chevilles, le long de mes jambes. L’affreuse impression, la hantise d’être mangé vivant. Cela dure quelques secondes, des minutes, un temps aussi long qu’un cauchemar. Je ne m’en souviens pas, mais j’ai dû crier, hurler même, parce que, l’instant d’après, je suis secouru par ma mère qui m’emporte dans ses bras et, autour de moi, devant la terrasse de la maison, il y a mon frère, les garçons du voisinage, ils regardent en silence, est-ce qu’ils rient ? Est-ce qu’ils disent : Small boy him cry ? Ma mère ôte mes chaussettes, retournées délicatement comme on enlèverait une peau morte, comme si j’avais été fouetté par des branches épineuses, je vois mes jambes couvertes de points sombres où perle une goutte de sang, ce sont les têtes des fourmis accrochées à la peau, leurs corps ont été arrachés au moment où ma mère retirait mes chaussettes. Leurs mandibules sont enfoncées profondément, il faut les extraire une par une avec une aiguille trempée dans l’alcool.
Une anecdote, une simple anecdote. D’où vient que j’en garde la marque, comme si les morsures des fourmis guerrières étaient encore sensibles, que tout cela s’était passé hier ? Sans doute est-ce mêlé de légende, de rêve.
Le Clézio, L’Africain
Introduction
Dans un court récit autobiographique, Jean Marie Gustave Le Clézio rend hommage à son père, médecin en Afrique, dont il fut longtemps séparé. Dans le passage qui suit, le romancier évoque un épisode qui se situe lorsqu’il a lui-même huit ans et qu’il vient d’arriver à Ogoja, au Nigeria.
Analyse
Court récit autobiographique, L’Africain tire son éclat de la double rencontre de Jean-Marie Le Clézio : avec l’Afrique et surtout avec son père. Publié en 2004, près de 20 vingt ans après la mort de ce dernier, ce livre lui rend hommage. Homme « pessimiste et ombrageux et autoritaire », ce père restera, malgré leurs retrouvailles, un étranger pour le jeune Le Clézio. Cet ouvrage débute en 1948 : alors qu’il est seulement âgé de huit ans, Le Clézio quitte Nice avec sa mère et son frère pour rejoindre son père médecin au Nigeria, dont il fut longtemps séparé. Notre extrait se situe seulement quelques jours après son arrivée à Ogoja.
Appartenant au genre (auto)biographique, cet extrait peut se rapprocher de l’autoportrait par le fait que l’auteur se cherche, dessinant peu à peu sa personnalité au travers d’une expérience personnelle.
Mon commentaire sera axé sur trois grandes idées, gravitant autour du thème du souvenir de l’attaque. Tout d’abord je m’intéresserai à l’opposition fourmis/enfant, cause du conflit de territoire donc de l’attaque. Ensuite je me pencherai sur le thème de la peur, omniprésent dans ce texte. Pour finir je m’intéresserai à l’évocation du souvenir, et sa place dans la personnalité de Le Clézio.
L’opposition fourmis/enfant, très présente dans le texte, met en valeur la supériorité des fourmis sur le petit garçon à tous les niveaux : l’agresseur a toujours l’avantage sur l’agressé.
Au niveau de leur nature respective, l’enfant et les fourmis sont déjà en contradiction. Bien qu’il soit immense et elles minuscules, leur agressivité leur confie immédiatement l’avantage. La nature agressive des fourmis est soulignée par les adjectifs « monstrueux » l1, « féroces » l6, « guerrières » l34 ainsi que « capables… d’attaquer quiconque se trouvait sur leur chemin » l6 à 7. L’enfant, lui, est calme : on suppose d’après la phrase l10 « Je suis dans le jardin, non loin de la maison. », qu’il joue. En observant ces adjectifs, on remarque qu’elles sont tout de suite reconnues comme les maîtresses d’Ogoja malgré la présence de l’homme. Or l’enfant se sent rassuré parce qu’il est près de la maison comme nous le dit l10 « Je suis dans le jardin, non loin de la maison. ». On remarque donc un conflit de territoire. De plus les fourmis sont « des milliers » l12 contre un seul être humain, qui plus est un enfant. On note un désir de montrer la supériorité de l’agresseur sur l’agressé. Par ailleurs on constate un reversement de statut entre Le Clézio et les fourmis par la présence de constructions syntaxiques similaires les opposant sur le plan des capacités « les fourmis étaient… capables de sécréter du poison et d’attaquer… » l6 à 7 et « Je reste immobile, incapable de fuir, incapable de penser,… » l15 à 16 : lui (super prédateur en tant qu’homme) devient la proie et ne peut rien tandis que les fourmis deviennent le prédateur et peuvent tout. On comprend donc qu’il ne représente pas de danger et qu’elles tirent leur statut de maîtresses de leur agressivité.
L’enfant et les fourmis s’affrontent aussi sur le plan de leur réaction. Dès le début du deuxième paragraphe on remarque que les fourmis sont actives par la prédominance des verbes d’actions et la rapidité de leurs mouvements « Tout d’un coup » l11 et l16. Mais surtout l’allitération en [r] durant toute l’action (l15à19) donne l’ impression d’un vrombissement (dû à leur nombre), puis l’idée d’un tourbillon qui emporte l’enfant, exprimée par la suite de « r » : « tourne autour de moi et resserre son tourbillon »l17. L’auteur rend les fourmis menaçantes car actives. L’enfant quant à lui présente essentiellement des verbes de perception « je vois », « la peur que je ressens »…ou des verbes au passif « je suis entouré », « j’ai dû pénétrer »… Il n’a pas le temps de réagir, et reste pétrifié pendant l’attaque.
Transition : Les fourmis, de par leur nature et leurs agissements, dominent l’enfant. Cette supériorité, associée à l’attaque soudaine, va faire naître chez l’enfant un sentiment de peur grandissant, dont il se souviendra toute sa vie.
La peur est omniprésente dans ce texte : celle d’être dévorer vivant, commune à tous les enfants. Cette situation, lui est d’autant plus effrayante qu’il est seul face à la menace. La peur qu’il a ressentie était tellement grande que Le Clézio s’en souvient encore au moment où il écrit.
La peur, bien que sous-jacente dans la troisième phrase du deuxième paragraphe apparaît nettement dans la phrase suivante « D’où viennent-ils ? » l14, qui est empreinte de détresse. Elle est ensuite véhiculée par le champ lexical de la peur : « peur » l15, « hantise » l21… Par ailleurs on observe une hyperbole sur le nombre des fourmis avec l12/13 : « … des milliers d’insectes. », mais aussi avec une métaphore l16/17 « un tapis de carapaces, de pattes et d’antennes ». Ces exagérations traduisent l’angoisse d’être seul face à elles. On note aussi que le concept de cercle est très présent dans le texte : « suis entouré » l12, « tourne » et « autour de moi » et « tourbillon » l17, cela peut s’apparenter à la métaphore d’un piège dont il ne pouvait s’échapper seul. En outre la phrase l14/15 « Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressens. » nous montre que les fourmis ne sont qu’un prétexte à la peur enfantine d’être dévoré vivant. Cette peur ne cesse de grandir comme nous la prouve la phrase nominale l21 : « L’affreuse impression, la hantise d’être mangé vivant. », associée à deux gradations l15/16 et l21/22 : « le sol tout à coup mouvant, formant un tapis de carapaces, de pattes et d’antennes qui tourne autour de moi et resserre son tourbillon » et « Cela dure quelques secondes, des minutes, un temps aussi long qu’un cauchemar ». Cette peur devient une véritable obsession pour Le Clézio.
La surprise, par sa nature de brusque changement, déclenche la terreur du garçon. Déjà cette idée est exprimée par l’attaque soudaine des fourmis. Ensuite c’est le rythme lent tout d’abord exprimé par des marqueurs de temps tout le long du texte « Tout d’un coup » l11/12 et l16 etc…, puis par des phrases longues (surtout pour l’action elle-même l15 à 19), ensuite par un rythme ternaire qui donne l’impression que l’enfant est entraîné : « Je reste immobile, incapable de fuir, incapable de penser » l15/16. Enfin la domination des propositions subordonnées : « Je ne m’en souviens pas, mais j’ai dû crier, hurler même, parce que… » l23/24, et la présence d’hyperbates qui relancent les phrases : « …, je vois… » l17 étirent considérablement les phrases. Or le récit est en focalisation interne (emploi de la 1ère personne du singulier qui correspond dans le récit à l’enfant) : nous voyons donc à travers les yeux de l’enfant. On en déduit donc que le jeune Le Clézio est terrorisé et que, par conséquent, il voit tout au ralenti.
La peur l’empêche de bouger et de penser à autre chose : « Je reste immobile, incapable de fuir, incapable de penser »l15/16 : il lui suffirait de faire un pas pour être or de danger, mais un pas c’est un pas de trop. Il est complètement paralysé. Il lui reste seulement les sens et les sensations : la vue par des verbes de perception visuelle « je vois » l17 et l28, « je n’ai pas remarqué » l11 ; ainsi que le toucher à travers un verbe de perception tactile « ressens » l20 et le champ lexical de la douleur : « brûlure » l20, « fouetté » l28, « sang » l29. C’est un cercle vicieux : il est paralysé parce qu’il a peur, mais ça l’effraye encore plus d’être pétrifié et de ne pouvoir rien faire, de tout voir, de tout ressentir, comme le confirme le « je vois » l17.
« Je ne m’en souviens pas, mais j’ai dû crier, hurler même… » l23 (hypothèse), « à la peau » l30 (c’est sa peau) : l’enfant ne se souvient plus que de sa peur, le reste n’avait plus aucune importance. Puis les deux comparaisons l27/28 et l28 « comme on enlèverait une peau morte » et « comme si j’avais été fouetté par des branches épineuses » nous informent que l’enfant a toujours peur même après, et qu’il ne peut s’empêcher de transformer tout ce qu’il voit en quelque chose d’horrible. C’est le choc émotionnel.
Transition : La terreur devient tellement grande qu’elle envahit tout l’esprit de l’enfant, causant de ce fait un choc émotionnel intense, c’est le traumatisme.
Un traumatisme est, par définition, un trouble émotionnel violent tel que l’évènement ou le souvenir en altère la conduite de la personne pour toujours : c’est exactement ce que nous avons dans ce cas.
Les temps employés, pour l’expression du souvenir, sont ceux du présent : Le Clézio ne cherche pas éloigner le souvenir, mais à le rendre plus vivant. De plus l’évocation est très précise : il se souvient et décrit extrêmement bien la douleur et la peur. En outre la focalisation interne, et sa subjectivité rend le texte encore plus vivant : le lecteur voit à travers les yeux de l’enfant et il y a une identification, ce qui permet au lecteur d’être encore plus réceptif aux émotions que l’extrait dégage. Par ailleurs la phrase nominale l33 « Une anecdote, une simple anecdote. » n’est qu’une sorte de litote pour mieux introduire la question oratoire l33 à 35, et pour la rendre encore plus expressive. Par ce biais l’auteur dit que son souvenir est resté intact car il est important à ses yeux : c’est donc un élément fondateur de sa personnalité. La question reste toutefois en suspend « Sans doute… » l35 : il ne nous donne pas de véritable réponse mais nous suggère que ce souvenir reste vivace car ce fut (sûrement) sa première grande expérience de la peur.
Dès les premiers mots du deuxième paragraphe, le souvenir est défini comme un événement traumatisant : « le souvenir cuisant » l9. En effet si le travail de mémoire, c’est-à-dire oublier, n’est pas fait, c’est que le souvenir est extrêmement important et qu’il a participé à la formation de la personnalité. L’idée d’un traumatisme est soulignée par le fait qu’il se souvient seulement de la peur et de la douleur qu’il a ressentie : « Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressens. » l14/15 et « … je ressens la brûlure des premières morsures… » l20/21. On remarque une forte implication du narrateur, c’est-à-dire du Le Clézio adulte : « Je garde le souvenir cuisant… » l9, « … je me souviens, » l14. Cela signifie que le souvenir est encore très vivace dans l’esprit au narrateur. En outre l’enfant et l’adulte sont extrêmement difficiles à discerner dans le texte : par exemple quand il dit « Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressens. » l14/15, à première vue c’est l’enfant qui a peur. Mais en y regardant de plus près, si ça avait été l’enfant qui avait peur, il aurait fallu écrire « Ce n’est pas tant des fourmis que je me souviens, que de la peur que je ressenti. » car dans la première partie de la phrase c’est l’adulte qui parle. Il y a un jeu entre présent d’énonciation et présent de narration qui nous laisse penser que Le Clezio adulte est aussi concerné par le souvenir que l’enfant.
Transition : Ce souvenir, et la manière dont il est écrit, nous apprennent que Le Clézio est resté l’enfant qui s’est fait attaquer.
Ce souvenir fait partie entière de Le Clézio. Cette attaque venant en plus de la plus improbable créature qui soit le choque particulièrement. En quête de réponses, il nous y peint une scène de peur et de douleur, dont il ne se souvient que trop bien.
En tant qu’évènement fondateur de la personnalité, l’écriture de ce souvenir est largement justifiée par la nature même de l’extrait : une (auto)biographie, de plus un autoportrait, exige de mettre l’accent sur « sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (Lejeune 1975). Néanmoins le père est l’occasion de son livre, on est donc en droit de se demander le rôle exact que cet homme a joué dans la vie de Le Clézio et surtout quel rôle il a eu dans cet extrait.