Marguerite Duras

Duras, Un barrage contre le Pacifique, Une mère exemplaire

Texte étudié

Un barrage contre le Pacifique est un roman autobiographique qui compte parmi les premières œuvres de Marguerite Duras. Elle y transpose certains épisodes de sa jeunesse en Indochine. Le personnage de Suzanne est le double de l’auteur dans le roman.

Suzanne et Joseph étaient nés dans les deux premières années de leur arrivée à la colonie. Après la naissance de Suzanne, la mère abandonna l’enseignement d’état. Elle ne donna plus que des leçons particulières de français. Son mari avait été nommé directeur d’une école indigène et, disaient-elle, ils avaient vécu très largement malgré la charge de leurs enfants. Ces années-là furent sans conteste les meilleures de sa vie, des années de bonheur. Du moins c’étaient ce qu’elle disait. Elle s’en souvenait comme d’une terre lointaine et rêvée, d’une île. Elle en parlait de moins en moins à mesure qu’elle vieillissait, mais quand elle en parlait c’était toujours avec le même acharnement. Alors, à chaque fois, elle découvrait pour eux de nouvelles perfections à cette perfection, une nouvelle qualité à son mari, un nouvel aspect de l’aisance qu’ils connaissaient alors, et qui tendaient à devenir une opulence dont Joseph et Suzanne doutaient un peu.

Lorsque son mari mourut, Suzanne et Joseph étaient encore très jeunes. De la période qui avait suivi, elle ne parlait jamais volontiers. Elle disait que ç’avait été difficile, qu’elle se demandait encore comment elle avait pu en sortir. Pendant deux ans, elle avait continué à donner des leçons de français. Puis, comme c’était insuffisant, des leçons de français et des leçons de piano. Puis, comme c’était encore insuffisant, à mesure que grandissaient ses enfants, elle s’était engagée à l’Eden cinéma comme pianiste. Elle y était restée dix ans. Au bout de dix ans, elle avait pu faire des économies suffisantes pour adresser une demande d’achat de concession à la Direction générale du cadastre de la colonie.

Son veuvage, son ancienne appartenance au corps enseignant et la charge de ses deux enfants lui donnaient un droit prioritaire sur une telle concession. Elle avait pourtant dû attendre deux ans avant de l’obtenir.

Il y avait maintenant six ans qu’elle était arrivée dans la plaine, accompagnée de Joseph et de Suzanne, dans cette Citroën B.12 qu’ils avaient toujours.

Duras, Un Barrage contre le Pacifique (1950)

Introduction

Marguerite Duras occupe une place particulière dans la production romanesque contemporaine.

En effet, dès 1950, date de publication d’Un Barrage contre le Pacifique, elle délaisse les canons habituels de l’écriture romanesque (narration, description, rendu des personnages) au profit d’un style fondé sur la primauté du dialogue, qui tente de restituer un monde intermédiaire, entre le dit et le non-dit des pensées souterraines de chacun. Une étroite imbrication de la réalité et de la fiction caractérise nombre d’œuvres littéraires, en particulier les romans, où l’élément autobiographique est souvent facile à repérer.

C’est ainsi que Marguerite Duras a donné pour cadre à l’un de des premiers romans, Un Barrage contre le Pacifique, l’Indochine française, où elle vécut jusqu’à l’âge de dix-sept ans. L’action du roman, le combat d’une femme pour conquérir des terres sur l’Océan qui les submerge périodiquement, est une transposition du combat que mena sa propre mère.

Le personnage central de ce texte est sa mère, dont elle retrace sous forme de sommaire, la biographie. L’apparente objectivité de ce texte est trompeuse. Marguerite duras mêle éléments romanesques et fragments d’histoire personnelle pour construire une véritable mythologie familiale.

I. L’apparence « biographique » du passage

1. La sobriété du récit

Marguerite Duras donne à ce récit, inséré dans le roman, toutes les apparences d’une biographie objective.
Tout d’abord, le récit à la troisième personne est caractérisé par une grande sobriété. Les verbes font alterner classiquement les temps du passé : imparfait, passé simple et plus-que-parfait.
Les phrases sont en majorité assez courtes, et beaucoup n’ont pas de subordonnées. Toutes se terminent par des points : aucune exclamation, aucune interrogation, aucun point de suspension ne donne une tournure émotive aux phrases. Celles-ci sont le plus souvent simplement juxtaposées.

2. Les repères temporels

De plus, les événements choisis dans la narration ne concernent que les grandes étapes de la vie : naissance des enfants, mort du mari, activités professionnelles successives : enseignement d’État, cours particuliers, puis piano à l’Eden cinéma.
Les repères temporels sont nombreux et clairement posés. Des intervalles de plusieurs années forment les jalons du récit : « dans les deux premières années », « pendant deux ans », « dix ans » (répété deux fois), « attendre deux ans », « six ans »…
On peut remarquer que la proposition subordonnée de temps « Lorsque son mari mourut », mise en valeur par sa place en début de paragraphe, souligne la rupture que constitue cet événement de la vie de la mère.
De même, la répétition de « puis » (figure d’insistance) dans une période difficile, insiste sur l’aspect chaotique de la vie familiale à cette époque.

3. La citation des témoignages de la mère

Enfin, la référence récurrente à des témoignages de la mère concernant son passé apparente aussi le récit à une biographie : « Du moins, c’était ce qu’elle disait », « Elle en parlait de moins en moins », « de la période qui avait suivi, elle ne parlait jamais volontiers ». On a l’impression que le narrateur s’appuie sur des sources orales : il y aurait un point de vue interne et non pas omniscient.
Certaines affirmations de la mère sont mises en doute, ce qui montre une prise de distance vis-à-vis de son témoignage : « Du moins, c’était ce qu’elle disait », « une opulence dont Joseph et Suzanne doutaient peu ». Ces réserves semblent constituer un effort d’objectivité dans le récit.
On pourrait donc croire que Marguerite Duras trace dans ce passage une biographie assez fiable de l’existence de sa mère, si on oubliait qu’il est en réalité inséré dans un roman, et donc plein d’artifices imaginaires.

II. La construction d’une mythologie familiale

1. Un personnage de mère exemplaire

A travers les modifications romanesques que Marguerite Duras apporte à l’histoire de sa mère, on peut dire qu’elle construit une véritable mythologie familiale.
En premier lieu, ce court récit insiste sur l’aspect exemplaire de sa mère. Elle abandonne son travail pour s’occuper de ses enfants du vivant de son mari.
Cette épouse aimante idéalise son mari défunt : l’accumulation de termes valorisants met en relief cet attachement, et surtout la répétition des mots « perfection » et « nouvel(les) ». La comparaison du souvenir de sa vie de couple à « une terre lointaine et rêvée », à « une île » est le seul passage poétique du texte.
Dans les difficultés, la mère devient héroïque : Marguerite Duras valorise les efforts accomplis par le personnage maternel, dans la structure même des phrases. Elle ménage un effet de gradation souligné par la répétition des « leçons de français » et de « comme c’était insuffisant ».
L’accumulation ternaire de ses mérites : « veuvage »/ « appartenance au corps enseignant »/ « charge de ses deux enfants » rend d’autant plus illogique le retard pris par l’administration dans l’attribution de la concession. Cette injustice est mise en relief par l’adverbe « pourtant » : jusqu’au bout, elle sait affronter l’adversité.

2. Les libertés romanesques du récit

De plus, on peut noter que Marguerite Duras prend beaucoup de libertés romanesques par rapport à la réalité. Selon son œuvre Laure Adler publiée en 1998, la carrière d’institutrice de la mère n’a jamais cessé.
Elle n’a donc pas abandonné l’enseignement d’Etat du vivant de son mari comme Marguerite Duras l’écrit dans son roman. De même, elle n’a certainement pas été pendant dix ans pianiste à l’Eden cinéma.
Ces inventions correspondent sans doute à ce que sa mère aurait réellement aimé faire et elles renforcent son aura romanesque. Marguerite Duras semble avoir réalisé dans son œuvre les désirs secrets de sa mère.

3. Telle mère, telle fille

Enfin, on peut constater que les deux femmes manipulent leurs souvenirs d’une façon très comparable. Marguerite duras explique en effet comment sa mère transforme au fil des récits et du temps l’aisance d’autrefois en « opulence dont Joseph et Suzanne doutaient un peu ».
On a l’impression que cette idéalisation du passé s’applique autant à la mère qu’à la fille. « Elle s’en souvenait comme d’une terre lointaine et rêvée, d’une île ». : ces mots ne pourraient-ils pas tout autant concerner les souvenirs que Marguerite a de sa mère ?
« Quand elle en parlait, c’était toujours avec le même acharnement » : quand on connaît le nombre d’œuvres de Marguerite Duras qui reposent sur les souvenirs de sa vie passée en Asie, on peut aussi parler « d’acharnement ». Telle mère, telle fille…

Conclusion

La légende familiale est donc fondée d’une part sur l’idéalisation du personnage de la mère, d’autre part sur les transformations romanesques de la réalité, qui sont communs à la mère et à la fille.
Cet extrait de Un barrage contre le Pacifique a les apparences trompeuses d’une biographie objective qui retrace l’histoire de la mère de l’auteur.
En réalité, les artifices romanesques permettent à Marguerite Duras d’idéaliser ses aspects exemplaires, de renforcer ses mérites, pour créer un véritable mythe familial.
Le roman autobiographique a cette particularité de mêler invention et vérité. Comme l’affirme Marguerite Duras dans son œuvre Laure Adler, « Avec Marguerite, on est toujours au cinéma », « [endormis] dans ses mythes familiaux () ses hallucinations plus belles que la toujours triste réalité ! »

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