Boris Vian

Vian, Le déserteur

Poème étudié

Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter

Depuis que je suis né
J’ai vu mourir mon père
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j’étais prisonnier
On m’a volé ma femme
On m’a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J’irai sur les chemins

Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir
S’il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer

Boris Vian, Le déserteur

Introduction

Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste). Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom). Formé à l’École Centrale, puis ingénieur à l’Association française de normalisation (AFNOR), il reçut également le titre de satrape du Collège de ‘Pataphysique.

Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.

« Le Déserteur » est sans doute la chanson la plus célèbre de cet artiste polyvalent et engagé, en marge du surréalisme. La chanson « Le déserteur » fut écrite en 1954, probablement en réaction au recrutement pour la guerre d’Indochine, et juste peu avant le début de la guerre d’Algérie. Cette chanson prend la forme originale et provocatrice d’une lettre ouverte au président de la République de l’époque René Coty. Véritable déclaration d’insoumission, la première version, jugée trop subversive ne trouve aucun éditeur.

Même réécrit, « Le Déserteur » sera interdit sur les ondes durant plusieurs années. Un long débat s’en suit notamment dans la presse. Pour obtenir quand même sa diffusion et surtout rester dans le contexte pacifique du reste du texte, Boris Vian modifie les deux derniers vers La version initiale des 2 derniers vers était: « que je tiendrai une arme, et que je sais tirer … ». Boris Vian a accepté la modification de son ami Mouloudji pour conserver le côté pacifiste de la chanson.

I. Un chanson de forme originale

1. Le choix de la forme épistolaire

Le texte se revendique dès le début comme une lettre : « je vous fais une lettre »(v.2) La forme épistolaire de la chanson est apparente, puisque le rapport épistolaire est présenté dans les premiers vers « que vous lirez peut-être » / « Si vous avez le temps »

Par ailleurs, la chanson mentionne les deux protagonistes principaux d’une correspondance épistolaire : un épistolier, un destinataire : l’apostrophe « M .le Président » apparaît en tête du texte et est reprise aux vers 9 et 44.
L’étude des indices d’énonciation est révélatrice. L’épistolier et le destinataire manifestent leur présence dans le texte à travers une abondance de pronoms à la première personne du singulier « Je » et à la deuxième personne du pluriel « vous ».

Comme toute lettre, la chanson est inscrite dans un contexte spatio -temporel précis : l’énonciateur doit partir à la guerre « avant mercredi soir ». Mais il préfère errer sur « les routes de France ».

En outre, le texte donne aussi quelques précisions sur l’épistolier : il est un ancien combattant « quand j’étais prisonnier ».

Mais guerre a aussi cruellement frappé sa famille. Il a vu « mourir [son] père » et « souffrir [sa] mère ». Il a vu « partir [ses] enfants » et a été séparé de sa femme (« on m’a volé ma femme »)

Enfin, son niveau social est également identifiable. L’épistolier est sans doute un homme du peuple, peut-être un paysan. Il recourt à des formules familières : « je vous fais une lettre ». Quelquefois la syntaxe est relâchée : « c’est pas pour vous fâcher ».

2. Une chanson sous forme de la lettre ouverte

Certains aspects de la correspondance privée sont absents de cette chanson : nous ne connaissons pas l’identité de l’émetteur : il apparaît juste dans le titre « Le Déserteur », mais nous ignorons son identité.

De même, cette correspondance ne comporte ni date et ne mentionne pas de lieu d’expédition.

On note chez B. Vian une volonté de généralisation : le nom du président n’est pas divulgué, le texte peut donc s’adresser à n’importe quel président.. Il symbolise en quelque sorte le pouvoir aveugle.

Cette même volonté de généralisation se retrouve dans les termes génériques employés par Vian : « la guerre » (on ignore laquelle),
Il exprime le désir de parcourir « les chemins », « les routes de Bretagne et Provence », donc les extrémités de la France.

Le terme générique « vos gendarmes » symbolise la loi, la force aveugle du pouvoir. De même les pauvres gens, les gens sont laissés dans l’anonymat.

Le « Déserteur » relève du symbole, il contribue au registre pathétique de cette chanson. : il emploie le champ lexical de la souffrance « mourir », « partir », pleurer », « volé », terme qui est répété de façon instante. Il nous pousse aussi à réfléchir.

Mais cet épistolier non identifié est fictif. Il ne s’agit pas de Boris Vian car il fait de ce « Déserteur » un symbole destiné par le biais de la chanson à toucher un vaste public.

II. Un texte provocateur et engagé

1. Un récit de vie à valeur argumentative

Le poème est scandé par cinq temps forts. Chaque temps fort se présente comme le sommaire d’une existence vécue.

Tout d’abord, Vian se réfère au passé lointain : « depuis que je suis né » est un premier repère temporel qui sert de base à une succession de malheurs (perte du père, pleurs de la mère, départ des frères, perte de sa femme).

Tous ces malheurs sont ici associés au lexique de la perte (« mourir », « partir », « voler » et de la souffrance (« souffert », « dedans sa tombe », « prisonnier » et suggèrent que cette vie a été marquée par toutes sortes de maux et de blessures morales.

L’auteur reproche ensuite à l’état les nombreuses guerres qui ont déjà eu lieu, il est las d’obéir et de souffrir à cause de cela « Depuis que je suis né, J’ai vu mourir mon père, J’ai vu partir mes frères, Et pleurer mes enfants », « Quand j’étais prisonnier on m’a volé ma femme, On m’a volé mon âme, et tout mon cher passé » il lui reproche en fait sa souffrance.

Puis il évoque le passé proche : « je viens de recevoir mes papiers militaires », « ma décision est prise ». Les deux événements sont liés par l’impression d’une décision résolue et déterminée.

Ensuite, il emploie le présent : « je ne veux pas la faire », « je ne suis pas sur terre pour tuer ». On comprend dès lors que sa décision de déserter ne relève pas de la peur ou de la lâcheté mais du pacifisme.

Pour finir, Vian recourt au futur : « je m’en vais déserter ». Le futur marque ici sa décision irrévocable, liée au présent avec ses conséquences : « je fermerai ma porte », « j’irai’ sur les chemins », « je mendierai », « je crierai », « ils pourront tirer ». Le « Déserteur » deviendra un véritable exilé, une sorte de mendiant errant et criant.

Ainsi, il ressemble à un poète engagé prêt à sacrifier sa vie en quittant tout ce qui lui est cher au nom des valeurs qu’il défend.

2. L’expression de la révolte

Avec le titre du texte « Le Déserteur » déjà, l’auteur provoque l’état. En effet, en temps de guerre où beaucoup d’hommes sont envoyés au front, la désertion est bien sûr interdite.

Par ailleurs, la chanson développe un champ lexical de l’insoumission, de la révolte comme le révèlent les verbes « déserter » et « crier ».

L’emploi du futur est associé à l’opposition : « Refusez d’obéir », « Refusez de la faire », « N’allez pas à la guerre ». Les injonctives traduisent la révolte contre le mal qu’engendre la machine de guerre.

Il provoque ouvertement l’armée, dénonçant sa politique de recrutement obligatoire « si vous me poursuivez… », et la prévient de son intention de ne pas se laisser faire et d’en venir aux armes pour se défendre, si cela est nécessaire « Prévenez vos gendarmes, Que je tiendrai une arme, Et que je sais tirer ». Boris Vian accuse directement l’état d’assassiner sans raison, de cacher la réalité de la guerre.

La fin de la chanson est de plus en plus antipatriote, Boris Vian qui, déjà simplement avec la diffusion de son texte, influence les gens à ne pas aller au recrutement, déclare ouvertement qu’il poussera le monde à la désobéissance et à la désertion « Et je dirai aux gens, Refusez d’obéir, Refusez de la faire, N’allez pas à la guerre, Refusez de partir ».

Après avoir exposé toutes les horreurs de la guerre, l’auteur accuse une nouvelle fois le gouvernement, cette fois il lui reproche d’obliger son peuple à aller se faire tuer sans pour autant qu’il y aille lui-même, Boris Vian le défie d’ailleurs ironiquement de le faire « S’il faut donner du sang, Aller donner le vôtre, Vous êtes bon apôtre, Monsieur le Président ».

Tout au long de la chanson, Boris Vian paraît malgré tout respecter son interlocuteur : il met toujours le mot « Monsieur » devant « Président », emploie l’expression « c’est pas pour vous fâcher », … cependant on sent nettement le ton ironique qu’il emploie.

Il provoque une nouvelle fois l’armée, qui dans sa propagande de recrutement scande que tout le monde est concerné par la guerre, qu’il faut défendre son pays, …, en disant que sa mère ne s’intéresse pas au conflit, se fout de la nation, … « Ma mère a tant souffert, Elle est dedans sa tombe, Et se moque des bombes ».

La revendication du pacifisme est omniprésente dans le poème : « je ne suis pas sur terre pour tuer », « je n’aurai pas d’arme ». Le personnage du déserteur est caractérisé par son innocence.

III. L’apport poétique du message

1. La forme poétique

La chanson suit une structure poétique régulière. Le texte est constitué de trois strophes constituées chacune de 16 hexasyllabes. Cette structure contribue, par sa régularité, à la progression argumentative et à la force du texte engagé.

Les rimes sont embrassées, même si l’on observe des discordances entre les strophes 1et 2, puis 2 et 3.

Elles se terminent par un vers isolé qui ne rime pas avec les précédents. Grâce à ce procédé les termes « déserter », « chemins », « tirer » sont mis en valeur.
On retrouve le même procédé parfois au milieu d’une strophe : les vers « pleurer mes enfants », « crier aux gens » ne riment pas avec un autre vers et se détachent ainsi du reste de la strophe.

L’allusion à la forme poétique de la chanson est présente au vers 24 : on « se moque des vers ».

2. La musicalité

La musicalité est omniprésente dans cette chanson qui multiplie les allitérations et assonances plaintives.
Dans la strophe 1 : Les sons [? ] dominent dans le poème et mettent l’accent sur les mots clés de la strophe : « faire/ guerre/ terre ».
Dans la strophe 2, les allitérations gutturales en [R] créent une impression de tristesse, de mélancolie : « mourir », « partir », « pleurer ».
Enfin, dans la strophe 3, les sons aigus en [e] et [i] suggèrent la force de la révolte, de la volonté de crier : « mendierai », « dirai », « refusez »…
La musicalité permet en outre de créer des effets de rythme. On peut repérer de nombreuses répétitions et anaphores : « j’ai vu », « Et se moque », « On m’a volé » « Refusez » deviennent les mots clés de cette chanson engagée.
Certaines rimes sont significatives du message de Vian : les associations « président » / « pauvres gens » crée une opposition récurrente, mais surtout « père » / »frères », « tombe »/ »bombes » ; « femme » / « âme » ; « gendarmes/ d’armes ».
Toutes ces oppositions associent aux sons les liens lexicaux de la souffrance, de la perte et de la mort.
Certaines métaphores, purement poétiques, renforcent la crédibilité du message : « On m’a volé mon âme/ Et tout mon cher passé » traduit de manière pathétique la nostalgie d’un passé heureux. De même la métaphore : « je fermerai la porte/Au nez des années mortes » exprime l’idée d’une rupture définitive avec ce qui est révolu.

Conclusion

Ainsi cette chanson célèbre rejoint aussi les textes des poètes les plus engagés : la poésie comme la chanson est une forme de combat, et son message est éternel.

La chanson de Boris Vian relève à la fois de la lettre ouverte adressée au président et de la littérature engagée. Il dénonce à travers elle le caractère aveugle d’un pouvoir favorisant la guerre et qui entraînant des familles entières dans le le malheur.

Cette simple chanson qui ne dénonce pas une guerre en particulier mais toutes les guerres, rejoint donc les ambitions des poètes les plus anciens : échapper au temps qui passe.

Mais c’est aussi une chanson militante, dont le côté provocateur et pacifiste n’est pas sans rappeler « A tous les enfants», autre chanson célèbre de Boris Vian dénonçant l’absurdité de la guerre.

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Commentaires

1 commentaire à “Vian, L’Écume des jours, Le mariage de Colin et de Chloé”

Adrien Jourdain de l'Etoille Le 04/10/2023 à 17h33

Très bon commentaire de ce magnifique poème de Boris Vian. Merci pour cette aide précieuse. Adrien Jourdain de l'Etoille

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