Emile Zola

Zola, La Bête Humaine, La fêlure héréditaire

Texte étudié

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop le sentier d’une côte, retomba au fond d’un étroit vallon. Des cailloux roulant sous ses pas l’effrayèrent, il ne se lança à gauche parmi les broussailles, fit un crochet qui le ramena à droite sur un plateau vide. Brusquement, il dévala, il buta contre la haie du chemin de fer un train arrivait grondant, flambant ; et il ne comprit pas d’abord terrifié. Ah ! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là ! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond des tranchées profondes qui creusaient des abîmes, sur les remblais et qui fermaient l’horizon de barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, était comme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans la morne désolation des terrains incultes. Et, depuis de longues minutes, il battait les pentes, lorsqu’il aperçut devant lui l’ouverture ronde, la gueule noire du tunnel. Un train montant s’y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait. […] (1)

Pourtant, il s’efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu’avait-il donc de différent, lorsqu’il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans (2), dans sa jeunesse, souvent déjà il s’était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l’avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n’arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu’elle était accouchée du premier, Claude (3) ; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne (4) , né plus tard, ne semblait souffrir d’une mère si enfant et d’un père gamin comme elle, ce beau Lantier (5), dont le mauvais cœur devait coûter à Gervaise (6) tant de larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal qu’ils n’avouaient pas, l’aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu’on le disait à moitié fou de son génie. La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d’eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d’alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.

Émile Zola, La Bête humaine, II (1890)

(1) A cet endroit du texte Jacques se remémore sa tentative de meurtre.
(2) La ville imaginée (imaginée d’après Aix-en-Provence) d’où sont issus les Rougon-Macquart.
(3) Claude Lantier, le peintre, héros de L’œuvre.
(4) Étienne Lantier, mineur dans Germinal.
(5) Lantier : amant de Gervaise et père de ses deux fils.
(6) Gervaise, héroïne de L’Assommoir et mère de Claude, Jacques et Étienne Lantier.

Introduction

Émile Zola (1840-1902) est le chef de file et le théoricien du mouvement naturaliste dont il jette les bases dans son ouvrage théorique Le Roman expérimental. Zola explique qu’il a pris le parti du naturalisme, doctrine par laquelle il essaie d’élever la littérature au rang de science exacte.

Zola narre en un cycle de vingt romans constituant une grande fresque romanesque « L’histoire Naturelle et Sociale d’une famille sous le Second Empire » ainsi que l’indique le sous-titre donné à l’ensemble de son œuvre sur les Rougon-Macquart. Zola avait pas ailleurs prévu un roman consacré aux chemins de fer, sujet qui avait déjà inspiré Huysmans (Les Sœurs Varard, 1879), Claude Monet (La Gare Saint-Lazare)…

Mais comme il souhaitait que Les Rougon-Macquart ne dépassent par vingt romans et qu’après Le Rêve, il ne lui restait plus que quatre à écrire, il décida de mêler les thèmes ferroviaire et judiciaire : « je vais mettre quelques grammes terribles dans le cadre des chemins de fer, une étude de crimes, avec une échappée sur la magistrature. »

Dans son roman La Bête humaine (1890), Zola met en scène Jacques Lantier, mécanicien de la locomotive La Lison. Porteur d’une « fêlure héréditaire », la pulsion sexuelle s’accompagne toujours chez lui d’une pulsion meurtrière. Ainsi assassinera-t-il sa maîtresse, Séverine.

Au cours d’une visite à sa marraine, Tante Phasie, Jacques Lantier, fils de Gervaise et d’Auguste Lantier, a essayé de tuer la jeune Flore. Affolé par son geste, il s’enfuit dans la campagne et croise un train hurlant, métaphore de la « bête humaine » qui l’habite et l’égare.

I. Une douloureuse réflexion

1. Une situation narrative ambiguë

Zola choisit d’alterner style indirect et principalement dans le second paragraphe style indirect libre.

Le statut narratif du texte et son énonciation est incertaine et ambiguë

S’appuyant sur un moment très fort de l’intrigue, Zola profite de l’inexplicable (une tentative de meurtre accompli sans raison connue lecteur) pour tenter d’expliquer le passé rend de son personnage.

Il introduit dans le récit romanesque une théorie scientifique.

Rendue nécessaire par la progression dramatique, cette explication scientifique n’est pas mal insérée dans la trame de la narration mais elle procède d’une « hésitation » entretenue précisément par le style indirect libre sur le lieu de l’énonciation : qui parle vraiment ? S’agit-il du personnage ou du romancier ?

2. Une réflexion difficile et douloureuse

La réflexion de Lantier est ici comparable à celle du Docteur Pascal, dans le roman qui porte son nom.

Celui-ci cherche à comprendre et décrire le phénomène de dégénérescence de sa famille depuis l’ancêtre commun des Rougon et des Macquart, Adélaïde Fouque, alias « Tante Dide », porteuse de la névrose originelle.

On trouve ici la même volonté d’élucidation du mécanisme de l’hérédité, la même rhétorique de l’élargissement progressif remontant à une cause première à travers une chaîne d’implications constituée par tous ces autres auquel se compare et se rattache Jacques : Gervaise, Claude et Étienne, la famille, les ancêtres, la sauvagerie primitive.

Moins vraisemblable que la méditation scientifique du Docteur Pascal, la réflexion du mécanicien de la Lison en est précisément plus douloureuse, travaillée qu’elle est par des interrogations ou des raisonnements (comme le montre le jeu des coordinations et oppositions) que pouvaient exorciser les hypothèses ou les certitudes du savant.

II. Un déterminisme absolu

1. La logique d’un système

A un horizon de la réflexion tâtonnante de Jacques Lantier, il y a tout un système de déterminisme à la fois interne et externe, biologique et sociologique.

Le Docteur Pascal s’y attardera plus clairement encore.

Zola distingue deux types de déterminismes.

La Nature est à l’origine de l’hérédité qui pèse sur les personnages. Elle relève d’un déterminisme interne transmis de génération en génération.

L’Histoire et la Société relèvent du déterminisme externe : les personnages sont confrontés à certaines circonstances et placés dans un milieu donné.

Mais au-delà de ce système et de sa « mécanique », le destin sans échappatoire pèse sur les héros de Zola.

2. Du système à la fatalité

Le héros de La Bête humaine, s’apparente à celui du héros de la tragédie grecque, sans même qu’il puisse pourtant identifier précisément la faute ou la démesure comme disaient les Grecs, qui l’accable.

Lantier se perd, il s’épuise douloureusement dans une recherche vaine où toutes les causes immédiates sont peu à peu exclues au profit d’une vague est terrible faute originelle qui demeure elle-même irrémédiablement « obscure ».

Cette « obscurité fatale » est suggérée d’ailleurs dès la première phrase du texte : « Jacques fuyait dans la nuit mélancolique ».

Cette nuit qui emprisonne le personnage, et transporte sur lui par la figure de style de l’hypallage- sa mélancolie, apparaît bien comme la représentation du destin aveugle et aveuglant auquel il est condamné

III. Symboles tragiques et mythologiques

1. Train et tunnel

Le thème de la bête humaine associe la sensation de violence donnée par l’image même de la bête monstrueuse qui accourt, et l’idée d’une hérédité reliant l’individu aux autres, à ses ancêtres, mais aussi à toute l’humanité.

Le train qui passe est par excellence la figure emblématique de ce thème

Dans le premier paragraphe il est en effet évoqué à la fois comme une bête.

C’est ce que soulignent les participes présents : « grondant », « hurlant », « sifflant ».

Le train est aussi évoqué comme une masse humaine : « tout ce monde qui passait… », « le continuel flot ».

A ces deux caractérisations s’ajoute la présence du tunnel, bouche terrestre qui complète l’évocation du monstre en introduisant les motifs de l’engloutissement et de la mort déjà identifiés à propos de la mine du Voreux dans Germinal.

2. Le labyrinthe

L’image du labyrinthe sans issue témoigne elle de la dimension mythologique de la course et rentre de Lantier.

Sans en sans cesse de cap cette course traverse de manière aléatoire et désespérée les lignes émotives d’un paysage d’où serait absente toute Ariane salvatrice.

Aux couloirs du paysage labyrinthique correspondent, projetées en quelque sorte dans la verticale, les montées et descentes d’un terrain « coupé de monticules ».

Par son absence d’issue, par la fatalité de l’errance et de l’égarement qu’il génère, ce labyrinthe de la Croix de Maufras est bien le lieu de perdition par excellence.

En effet, la Croix-de Maufras récapitule ta totalité des obstacles répartis sur le parcours : le « puits », le « labyrinthe », le « pont ».

Conclusion

Ce passage est important car il permet de mieux comprendre la « fêlure héréditaire » qui pèse sur le héros, Jacques Lantier.

Le train devient ici la métaphore de la « bête humaine » qui l’habite et l’égare.

Au-delà de ce système et de sa « mécanique », le destin sans échappatoire pèse sur le héros.

Ce texte permet de mieux comprendre la signification du roman. En effet, le thème de la bête humaine associe la sensation de violence donnée par l’image même de la bête monstrueuse qui accourt, et l’idée d’une hérédité reliant l’individu aux autres, à ses ancêtres, mais aussi à toute l’humanité.

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