Boris Vian

Vian, L’Écume des jours, Le mariage de Colin et de Chloé

Texte étudié

Les wagonnets étaient rangés à l’entrée de l’église. Colin et Alise s’installèrent dans le premier et partirent tout de suite. On tombait dans un couloir obscur qui sentait la religion. Le wagonnet filait sur les rails avec un bruit de tonnerre, et la musique retentissait avec une grande force. Au début du couloir, le wagonnet enfonça une porte, tourna à l’angle droit, et le Saint apparut dans une lumière verte. Il grimaçait horriblement et Alise se serra contre Colin. Des toiles d’araignées leur balayaient la figure et des fragments de prières leur revenaient à la mémoire. La seconde vision fut celle de la Vierge, et à la troisième, face à Dieu qui avait un œil au beurre noir et l’air pas content, Colin se rappelait toute la prière et put la dire à Alise.

Le wagonnet déboucha, dans un fracas assourdissant, sous la voûte de la travée latérale et s’arrêta. Colin descendit, laissa Alise gagner sa place et attendit Chloé qui émergea bientôt. Ils regardèrent la nef. Il y avait une grande foule. Tous les gens qui les connaissaient étaient là, écoutant la musique et se réjouissant d’une si belle cérémonie.

Le Chuiche et le Bedon, cabriolant dans leurs beaux habits, apparurent, précédant le Religieux qui conduisait le Chevêche. Tout le monde se leva et le Chevêche s’assit dans un grand fauteuil en velours. Le bruit des chaises sur les dalles était très harmonieux.

La musique s’arrêta soudain. Le Religieux s’agenouilla devant l’autel, tapa trois fois sa tête par terre et le Bedon se dirigea vers Colin et Chloé pour les mener à leur place tandis que le Chuiche faisait ranger les Enfants de Foi des deux côtés de l’autel. Il y avait maintenant un très profond silence dans l’église et les gens retenaient leur haleine.

Partout, des grandes lumières envoyaient des faisceaux de rayons sur des choses dorées qui les faisaient éclater dans tous les sens, et les larges raies jaunes et violettes de l’église donnaient à la nef l’aspect de l’abdomen d’une grosse guêpe couchée, vue de l’intérieur.

Très haut, les Musiciens commencèrent un chœur vague ; les nuages entraient; ils avaient une odeur de coriandre et d’herbe de montagnes. Il faisait chaud dans l’église et l’on se sentait enveloppé d’une atmosphère bénigne et ouatée.

Agenouillés devant l’autel, sur deux prioirs recouverts de velours blanc, Colin et Chloé, la main dans la main, attendaient. Le Religieux, devant eux, compulsait rapidement un gros livre car il ne se rappelait plus les formules; de temps à autre, il se retournait pour jeter un coup d’œil à Chloé dont il aimait bien la robe. Enfin, il s’arrêta de tourner les pages, se redressa, fit, de la main, un signe au chef d’orchestre, qui attaqua l’Ouverture.

Le Religieux prit son souffle et commença de chanter le Cérémonial, soutenu par un fond de onze trompettes bouchées jouant à l’unisson. Le Chevêche somnolait doucement, la main sur la crosse, et savait qu’on le réveillerait au moment de chanter à son tour.

L’Ouverture et le Cérémonial étaient écrits sur des thèmes classiques de blues1. Pour l’Engagement, Colin avait demandé que l’on jouât l’arrangement de Duke Ellington sur un vieil air bien connu, Chloé.

Devant Colin, accroché à la paroi, on voyait Jésus sur une grande croix noire. Il paraissait heureux d’avoir été invité et regardait tout cela avec intérêt. Colin tenait la main de Chloé et souriait vaguement à Jésus. Il était un peu fatigué. La Cérémonie lui revenait très cher, cinq mille doublezons, et il était content qu’elle fût réussie.

Il y avait des fleurs tout autour de l’autel. Il aimait la musique que l’on jouait en ce moment. Il vit le Religieux devant lui et reconnut l’air. Alors, il ferma doucement les yeux, il se pencha un peu en avant et il dit « Oui ».

Chloé dit « Oui » aussi et le Religieux leur serra vigoureusement la main.

L’orchestre repartit de plus belle et le Chevêche se leva pour l’Exhortation. Le Chuiche se glissait entre les rangées de personnes pour donner un grand coup de canne sur les doigts de Chick qui venait d’ouvrir son livre au lieu d’écouter.

Vian, L’Écume des jours (chapitre 21)

Introduction

Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste).

Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom). Formé à l’École Centrale, puis ingénieur à l’Association française de normalisation (AFNOR), il reçut également le titre de satrape du Collège de ‘Pataphysique.

Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.

Son roman le plus célèbre est L’Écume des jours , publié en 1946. C’est un mélange de désespoir et de merveilleux, dans lequel ont trouve de la tendresse et de la passion. Dans ce roman rédigé en trois mois, Colin et Chloé cherchent à vivre intensément leur amour, mais une maladie va emporter prématurément Chloé. Le roman devient le symbole de l’homme face à son destin.

Le chapitre XXI nous montre un des moments de bonheur entre Colin et Chloé. La cérémonie du mariage qui en constitue la dernière partie réunit tous les personnages du roman. Son évocation est l’occasion pour Vian de laisser aller son imagination. Mais ce monde un peu féerique qu’il nous propose en dit plus long qu’il ne semble. A peine arrivés devant l’église, les futurs époux se préparent à y pénétrer : Colin au bras d’Alise, Nicolas au bras de Chloé, Chick avec Isis. On peut distinguer l’entrée, l’ouverture, le cérémonial et l’Engagement.

I. Le train-fantôme

1. Une attraction foraine

L’entrée dans l’église est assimilée à une attraction foraine, naguère populaire, le train-fantôme.

Ceux qui y prennent part sont installés comme Colin et Alise dans des wagonnets entraînés à toute vitesse dans un dédale de couloirs obscurs, suivant un itinéraire très mouvementé : tournants à angle droit, courbes rapides, portes s’ouvrant à la dernière minute etc.

2. Sons et lumières

En même temps, un ensemble de procédés divers, notamment de lumières et des sons, sont chargés de créer une atmosphère terrifiante. Les quelques minutes que dure ce périple sont riches en émotions fortes.

Le rapprochement que fait Vian est loin d’être innocent ; car il veut nous montrer, par là, que Chloé, Colin et leurs amis participent à une fête (il y a eu, auparavant, une « parade »).

Vian nous dit aussi, de cette façon, que la religion vise à faire peur par des moyens aussi grossiers et épidermiques, mais aussi efficaces, que le train-fantôme.

3. L’obscurantisme religieux

Certaines implications semblent évidentes : le couloir obscur qui sentait la religion correspond à une dénonciation de l’obscurantisme.

Les visions et les apparitions du Saint et de la Vierge sont fabriquées de toute pièce pour déclencher, chez les âmes simples, une terreur immédiate et incontrôlable (Colin récite une prière qui remonte en lui presque inconsciemment.

Mais, en aucun cas, cette « critique » ne vient alourdir le roman, dont la fantaisie reste dominante.

II. Le mariage

1. Le cérémonial

L’arrivée dans la nef de l’église correspond à un changement de spectacle.

Après la fête foraine, le music-hall prend le relais : décors à grand spectacle, couleurs, lumières, sonorisation.

C’est là une idée chère à Vian que cette association de la religion avec un spectacle grandiose. Il y reviendra dans L’Herbe rouge et L’Arrache-cœur. Ce spectacle se déroule suivant les contraintes d’un rite incompréhensible (le Religieux tape trois fois sa tête par terre, etc.) mais très défini.

Vian amplifie sa description par la notation d’une atmosphère et d’odeurs : « une odeur de coriandre et d’herbe des montagnes. Il faisait chaud dans l’église et on se sentait enveloppé d’une atmosphère bénigne et ouatée ». Les sensations olfactives sont très importantes dans son univers et pour ses héros.

Mais l’essentiel est, on s’en doute, l’accompagnement musical de la cérémonie : le jazz en rythme le déroulement. Du « chœur vague », on passe au blues du « cérémonial, soutenu par un fond de onze trompettes bouchées jouant à l’unisson » à quoi succède « Chloé » dans l’arrangement de Duke Ellington ».

De la sorte s’entrelacent les réseaux thématiques qui étaient apparus dans les chapitres précédents : le jazz, le disque d’Ellington, le bonheur et l’amour.

2. La présence de Jésus

La présence de Jésus sur la croix – « heureux d’avoir été invité » – paraît être un détail amusant.

Il ne prend sa véritable valeur que lorsqu’on le compare à sa réapparition dans la scène de l’enterrement.

Colin se contente, ici, de lui sourire « vaguement »

Plus tard, il lui parlera, mais en vain.

3. L’Engagement

La scène aboutit à une sorte de moment parfait pour Colin et Chloé : le « oui ».

Vian a choisi un détail cocasse pour la fin : la mention de Chick qui se fait rappeler à l’ordre par le Chuiche contrebalance le début du chapitre (Chick ne pensait qu’à un livre de Partre) et met en parallèle le bonheur de Colin qui a « sa » Chloé et de celui de Chick qui a son livre de Partre.

Vian ne cherche pas, semble-t-il, à faire « exister » ses personnages, mais à les placer dans une atmosphère de naïveté, d’innocence, de sensibilité et de joie, et c’est à cause de cela que finalement le comique des trouvailles et des événements ne peut empêcher qu’une certaine émotion ne se communique au lecteur.

Conclusion

Il s’agit d’un épisode clé du roman puisque l’Engagement scelle l’amour entre Colin et Chloé.

Boris Vian laisse une fois de plus libre cours à son imagination. Même si on peut distinguer les temps forts d’une noce (l’entrée dans l’église, l’ouverture, le cérémonial et l’Engagement à proprement parler), celle-ci se déroule dans la plus grande fantaisie.

De façon fantaisiste et humoristique, Vian assimile l’entrée dans l’église à une fête foraine à laquelle succèdera une célébration religieuse ressemblant davantage à un spectacle de music-hall.

Mais derrière la fantaisie se dissimule aussi la satire d’une religion obscurantiste. Non seulement, elle cherche à terrifier les âmes simples à travers les apparitions du Saint et de la Vierge. Mais la célébration religieuse suit aussi un rite contraignant et incompréhensible, tandis que Jésus, symbole d’un Dieu intéressé, semble « heureux d’avoir été invité ».

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