Stendhal

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Fabrice à Waterloo, Nous avouerons que notre héros… rien du tout

Texte étudié

Nous avouerons que notre héros était
fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui
qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui
faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop ; on traversait une
grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce
champ était jonché de cadavres.
– Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les
hussards de l’escorte.
Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua
qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une
circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que
beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils
criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne
s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se
donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît
les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui
ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat, galopait
toujours en regardant un malheureux blessé.
– Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des
logis. Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant
des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs
lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards
restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux
qui parlait à son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et
presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa
curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par
son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française,
bien correcte, et dit à son voisin :
– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
– Pardi, c’est le maréchal !
– Quel maréchal ?
– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher
de l’injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine,
ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants
après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui
était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein
d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons,
volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de
haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa
pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri
sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints
par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt
pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout
sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses
pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le
sang coulait dans la boue.
« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se
répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce
moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que
c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il
avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la
fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu
du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il
lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il
n’y comprenait rien du tout.

Introduction

Un jeune noble milanais, Fabrice del Dongo, rêve de gloire et de liberté. Pendant les Cent Jours, il brûle de rejoindre l’armée de Napoléon. Sa tante Gina del Dongo, âme également généreuse, l’aide à réaliser son dessein. Voilà donc Fabrice à Waterloo sur les traces de Napoléon.

Enjeu : On s’aperçoit que Stendhal a donné une sorte d’unité à chacun des temps de cette chevauchée, temps d’arrêt et temps de gallot alternés.

I.  » Ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles « 

Le passage commence sur une note d’humour avec le jeu sur les deux sens du mot  » héros  » ; Fabrice n’a rien d’héroïque à ce moment. Il n’est pas en proie à la mort véritable : l’émotion qui le saisit est provoquée par des sensations trop vives, comme l’est le bruit qui l’assourdit.
L’expérience de la bataille est d’abord l’expérience du bruit, et Stendhal note encore avec humour, par le verbe  » scandaliser « , la première réaction de Fabrice à ce bruit, une  » réaction enfantine « .

II.  » Les habits rouges « 

Chaque habit rouge à terre signifie un ennemi tué, Fabrice n’avait pas remarqué ce détail d’habillement. Mais quoi qu’il en pense, il n’est pas encore un  » hussard  » : s’il remarque maintenant que les hommes qui gisent à terre sont vêtus de rouge, il  » remarque  » aussi qu’il y a des vivants parmi eux.
Ayant noté la peur de notre héros, il est bien juste que Stendhal note aussi son humanité.

III.  » Le maréchal « 

Fabrice met toute son attention à ne piétiner aucun blessé : la reprise de l’adjectif  » malheureuse  » traduit sur ce point la continuité de sa pensée ; ce souci explique sa distraction et donc la maladresse qui va marquer le début de cette halte. Elle lui vaut une des nombreuses petites humiliations que comporte la situation dans laquelle il s’est mis. Fabrice dont la fierté est l’un de ses traits dominants, ne laisse pas l’être sensible à ces humiliations. Mais il a aussi trop de lucidité pour ne pas admettre ce rappel à l’ordre, si bien justifié.
Pour le maréchal Ney, Stendhal marque une fois de plus avec soin l’ordre des perceptions : anonyme, le maréchal n’est d’abord que  » le plus gros de ces généreux « . Tout le dialogue qui amène ensuite l’identification est dominé par l’humour dans le langage de Fabrice dont la légère fausse note constitue le verbe  » gourmander  » [réprimer avec vivacité = emploi littéraire et vieilli]. L’italique marque ici, comme habituellement chez Stendhal, l’emploi rare du mot.
 » L’admiration enfantine  » avec laquelle Fabrice contemple le maréchal après l’avoir identifié est un de ses traits les plus sympathiques.

IV.  » M’y voilà donc enfin « 

Cette admiration n’empêche pas Fabrice de noter un phénomène  » singulier  » mais l’empêche d’abord de chercher à le comprendre. Le phénomène est décrit avec précision : Stendhal note même dans le creux des sillons les traces des fameuses pluies tombées le matin de la bataille ; mais Fabrice ne  » réalise  » pas vraiment ce dont il s’agit. Pour lui, le danger que signalent ces projections de terre n’est pas encore  » réel « .
Devenu  » vrai  » militaire par le baptême du feu, il n’a pas pour autant compris tous les mystères d’une bataille : les dernières lignes du passage le montrent en train de chercher à ordonner, sans y réussir, un certain nombre de perceptions : la vue de la  » fumée blanche « , le  » renflement  » et le bruit de  » décharges  » plus proches. De sorte que, faute d’avoir pu se faire une représentation exacte de la bataille, il en viendra rapidement à douter, même qu’il ait assisté à une vraie bataille.

Conclusion

Alors que les récits traditionnels de batailles (celui de Waterloo de Victor Hugo dans les Misérables) nous présentent de la bataille un tableau général et ordonné, tel qu’a pu se la représenter un historien après avoir fait la synthèse des témoignages et des documents, Stendhal avec son horreur du mensonge, du vague et de l’exagéré s’attache à ne montrer de la bataille que ce qu’a pu en voir un garçon de 17 ans sans expérience militaire, et à la montrer de la manière exacte dont il a pu la voir.
Son premier souci est de distinguer les sensations enregistrées par Fabrice. Mais isolées, ces sensations sont inintelligibles, et Fabrice cherche tout naturellement à les ordonner : d’où l’importance du verbe  » comprendre  » répété à plusieurs reprises, soit que Fabrice parvienne à s’expliquer les apparences, soit qu’il ait conscience de ne pas y parvenir encore.

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