Boris Vian

Vian, L’Écume des jours, l’Enfer de l’usine

Texte étudié

Chick passa la poterne de contrôle et donna sa carte à pointer à la machine. Comme d’habitude, il trébucha sur le seuil de la porte métallique du passage d’accès aux ateliers et une bouffée de vapeur et de fumée noire le frappa violemment à la face. Les bruits commençaient à lui parvenir : sourd vrombissement des turboalternateurs généraux, chuintement des ponts roulants sur les poutrelles entrecroisées, vacarme des vents violents, de l’atmosphère se ruant sur les tôles de la toiture. Le passage était très sombre, éclairé tous les six mètres, par une ampoule rougeâtre, dont la lumière ruisselait paresseusement sur les objets lisses, s’accrochant, pour les contourner, aux rugosités des parois et du sol. Sous ses pieds, la tôle bosselée était chaude, crevée par endroits, et l’on apercevait, par les trous, la gueule rouge et sombre des fours de pierre tout en bas. Les fluides passaient en ronflant dans de gros tuyaux peints en gris et rouge, au-dessus de sa tête, et, à chaque pulsation du cœur mécanique que les chauffeurs mettaient sous pression, la charpente s’infléchissait légèrement vers l’avant avec un faible retard et une vibration profonde. Des gouttes se formaient sur la paroi, se détachant parfois lors d’une pulsation plus forte, et, quand une de ces gouttes lui tombait sur le cou, Chick frissonnait. C’était une eau terne et qui sentait l’ozone. Le passage tournait tout au bout, et le sol, maintenant, à claire-voie, dominait les ateliers.

En bas, devant chaque machine trapue, un homme se débattait, luttant pour ne pas être déchiqueté par les engrenages avides. Au pied droit de chacune, un lourd anneau de fer était fixé. On ne l’ouvrait que deux fois par jour : au milieu de la journée et le soir. Ils disputaient aux machines les pièces métalliques qui sortaient en cliquetant des étroits orifices ménagés sur le dessus. Les pièces retombaient presque immédiatement, si on ne les recueillait pas à temps, dans la gueule, grouillante de rouages, où s’effectuait la synthèse.

Il y avait des appareils de toutes les tailles. Chick connaissait bien ce spectacle. Il travaillait au bout de l’un de ces ateliers et devait contrôler la bonne marche des machines et donner aux hommes des indications pour les remettre en état lorsqu’elles s’arrêtaient après leur avoir arraché un morceau de chair.

Pour purifier l’atmosphère, de longs jets d’essence traversaient obliquement la pièce, luisants de reflets, par places, et condensant autour d’eux les fumées et les poussières de métal et d’huile chaude qui montaient en colonnes droites et minces au-dessus de chaque machine. Chick releva la tête. Les tuyaux le suivaient toujours. Il arriva à la cage de la plate-forme de descente, entra et referma la porte derrière-lui. Il tira de sa poche un livre de Partre, pressa le bouton de commande et se mit à lire en attendant d’atteindre le sol.

Le choc sourd de la plate-forme sur le butoir le tira de sa torpeur. Il sortit et gagna son bureau, une boîte vitrée et faiblement éclairée d’où il pouvait surveiller les ateliers. Il s’assit, rouvrit son livre et reprit sa lecture, endormi par la pulsation des fluides et les rumeurs des machines.

Une discordance dans le vacarme lui fit soudain lever les yeux. Il chercha d’où provenait le bruit suspect. Une des jets de purification venait de s’arrêter net au milieu de la salle et restait en l’air comme tranché en deux. Les quatre machines qu’il avait cessé de desservir, trépidaient. On les voyait remuer à distance, et, devant chacune d’elles, une forme s’affaissait peu à peu. Chick posa son livre et se rua au-dehors. Il courut vers le tableau de manœuvre des jets et baissa rapidement une poignée. Le jet brisé restait immobile. On eût dit une lame de faux et les fumées de quatre machines montaient en l’air en tourbillonnant. Il abandonna le tableau et se précipita vers les machines. Elles s’arrêtaient lentement. Les hommes qui y étaient affectés gisaient à terre. Leur jambe droite repliée formait un angle bizarre, à cause de l’anneau de fer et leurs quatre mains droites étaient sectionnées au poignet. Le sang brûlait au contact du métal de la chaîne et répandait dans l’air une odeur horrible de bête vivante carbonisée.

Chick, au moyen de sa clef, défit les anneaux qui retenaient les corps et étendit ceux-ci devant les machines. Il regagna son bureau, et commanda, par téléphone, les brancardiers de service. Il revint ensuite près du tableau de manœuvre et tenta de remettre le jet en marche. Rien n’y faisait. Le liquide partait bien droit, mais, arrivé au niveau de la quatrième machine, disparaissait sur place, et l’on apercevait la tranche du jet, aussi nette que s’il eût été sectionné d’un coup de hache.

Tâtant, avec ennui, son livre dans sa poche, il se dirigea vers le Bureau Central. Au moment de quitter l’atelier, il s’effaça pour laisser sortir les brancardiers qui avaient empilé les quatre corps sur un petit chariot électrique et s’apprêtaient à la déverser dans le Collecteur Général.

Vian, L’Écume des jours (chapitre 48).

Introduction

Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste).

Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom). Formé à l’École Centrale, puis ingénieur à l’Association française de normalisation (AFNOR), il reçut également le titre de satrape du Collège de Pataphysique.

Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.

Son roman le plus célèbre est L’Écume des jours, publié en 1946. Dans ce roman, Colin et Chloé cherchent à vivre intensément leur amour, mais une maladie va emporter prématurément Chloé. Le roman devient le symbole de l’homme face à son destin.

Ce texte, extrait du chapitre 48, permet à Vian de critiquer le monde du travail. L’apparition de cette scène souligne l’importance croissante des problèmes matériels et financiers dans la seconde partie du livre. Pour assouvir une passion coûteuse de collectionneur, Chick est condamné à travailler, tout comme son ami Colin obligé, lui, d’acheter des fleurs destinées à faire vivre Chloé. Vian nous propose, dans cet épisode, une vision dramatique du monde du travail assez proche des Temps modernes de Charlie Chaplin. Cependant l’impression cauchemardesque est peut-être dominante et nous ne rions à aucun moment.

I. L’enfer du travail

1. Une usine monstrueuse

Cette évocation de l’usine pourrait, dès le début, faire penser à Zola, à cause de cette transformation de l’usine en gigantesque montre – comme l’est le Voreux dans le premier chapitre de Germinal : « gueule rouge des fours », « pulsation » de cœur mécanique…

Mais ce qui est chez Zola une présentation métaphorique du réel qui correspond au génie visionnaire du romancier devient, ici, chez Vian, le monstre lui-même : « un homme se débattait, luttant pour ne pas être déchiqueté par les engrenages avides ».

Littéralement, l’usine est un monstre et son organisation interne est un organisme. Ainsi les machines sont-elles aussi des bêtes qui disputent à l’homme les pièces de métal : « Les pièces retombaient presque immédiatement, si on ne les recueillait pas à temps, dans la gueule, grouillante de rouages, où s’effectuait la synthèse. »

2. Ses caractéristiques

L’usine se caractérise aussi par deux données : elle est menaçante et abrutissante à la fois. A cet effet, Vian mentionne des bruits divers : « sourd vrombissement des turboalternateurs généraux », « chuintement des ponts roulants sur les poutrelles entrecroisées », « vacarme des vents violents, de l’atmosphère se ruant sur les tôles de la toiture ».

Vian relève aussi des odeurs : « C’était une eau terne et qui sentait l’ozone » et des sensations : « quand une de ces gouttes lui tombait sur le cou, Chick frissonnait.

3. Les cercles concentriques de l’enfer

Ensuite, l’usine est constituée de niveaux successifs qui définissent des degrés dans l’horreur, véritables cercles d’un enfer. Chick franchit divers couloirs d’accès : « il trébucha sur le seuil de la porte métallique du passage d’accès aux ateliers », « Le passage était très sombre ». Les ateliers sont situés plus bas : « Sous ses pieds, la tôle bosselée était chaude, crevée par endroits, et l’on apercevait, par les trous, la gueule rouge et sombre des fours de pierre tout en bas », « Le passage tournait tout au bout, et le sol, maintenant, à claire-voie, dominait les ateliers. ».

Le niveau auquel travaille Chick n’est atteint qu’après une descente en ascenseur qui lui laisse le temps de lire : « Il tira de sa poche un livre de Partre, pressa le bouton de commande et se mit à lire en attendant d’atteindre le sol ».

Pour accroître l’impression infernale, Vian décrit les « damnés de la terre » – les ouvriers – littéralement « rivés » à leur machine et il invente ces épouvantables « jets purificateurs » qui sillonnent l’espace. C’est d’ailleurs le mauvais fonctionnement de l’un d’eux qui va être à l’origine du renvoi de Chick décrit dans la suite du même chapitre.

II. L’accident

1. Un épisode macabre

Quand se produit l’accident, Chick est en train de lire Partre : « Il s’assit, rouvrit son livre et reprit sa lecture, endormi par la pulsation des fluides et les rumeurs des machines.

Sa monomanie peut donc être considérée comme responsable, en un sens, du malheur qui arrive et lui arrive. S’il n’avait pas relâché son contrôle, il aurait pu éviter l’accident : « Une discordance dans le vacarme lui fit soudain lever les yeux ».

L’épisode est traité de façon assez macabre : les mains sont sectionnées (« leurs quatre mains droites étaient sectionnées au poignet »), le sang brûlé empeste l’atmosphère (« Le sang brûlait au contact du métal de la chaîne et répandait dans l’air une odeur horrible de bête vivante carbonisée »)

2. La cruauté du travail en usine

Quant aux cadavres, ils sont jetés dans le Collecteur Général : « les brancardiers qui avaient empilé les quatre corps sur un petit chariot électrique et s’apprêtaient à la déverser dans le Collecteur Général.

Certaines images sont assez évocatrices : le jet est comparé à une lame de faux (« On eût dit une lame de faux »), puis il est sectionné comme d’un coup de hache (« aussi nette que s’il eût été sectionné d’un coup de hache »).

A travers ces procédés, Vian dénonce sans doute la cruauté du travail en usine.

3. Un monde insolite

Mais son décor est trop cauchemardesque, trop « invraisemblable » pour être allégorique

L’on a peine à croire à la « réalité » de ces ouvriers enchaînés : « Au pied droit de chacune, un lourd anneau de fer était fixé ».

Une fois encore, il faut admettre l’ambiguïté : un message, un point de vue sur un problème (le travail).

Sans nul doute Vian cherche-t-il aussi à créer un monde insolite et différent à la mesure de ses héros.

Conclusion

Ce chapitre témoigne du changement survenu dans le roman, non seulement par son contenu, mais aussi par son écriture.
L’invention verbale y est réduite ; c’est là un des traits commun à la plupart des pages de la seconde partie de L’Écume des jours.
Antithèse de la conférence de Partre pour Chick (voir chapitre 28 du roman), cette scène nous montre aussi combien l’imagination de Vian crée avec autant de force un univers burlesque qu’un monde de cauchemar.

Du même auteur Vian, A tous les enfants, Chanson Vian, L’Écume des jours, Epilogue Vian, l'Ecume des jours, Résumé chapitre par chapitre Vian, L’Écume des jours, Le mariage de Colin et de Chloé Vian, Poésies, Ils cassent le monde Vian, L’Écume des jours, Incipit Vian, L’Écume des jours, Chapitre 11, La scène de première rencontre Vian, L'Évadé (ou "Le Temps de vivre") Vian, Le déserteur

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Vian, Le déserteur”

Commenter cet article