Jean de La Bruyère

La Bruyère, Les Caractères, De la Cour

Texte étudié

74 (I)

L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.

La Bruyère, Caractères, De la cour

Introduction

Dans ce chapitre des Caractères consacré à la cour, Jean de La Bruyère fait une présentation critique de la cour à travers un regard qui semble étranger. Le registre satirique qu’il utilise annonce l’esprit des Lumières.

Nous étudierons d’abord le locuteur étranger puis les catégories humaines présentées pour finir par les critiques formulées par La Bruyère.

I. Un locuteur étranger

Plusieurs procédés permettent de désigner un locuteur étranger.

1. Le pronom indéfini on

Le pronom je n’est jamais utilisé. Par contre dès le début du texte il y a le pronom « on » qui est totalement indéfini. On ne sait même pas si le locuteur est inclus.

2. Des formules qui éloignent

La Bruyère utilise de nombreuses expressions qui soulignent la distance entre le locuteur et le pays dont il parle : « région », « chez eux », « pays » ou encore « cette contrée ».

3. Nombreuses périphrases et insistance sur l’apparence

La Bruyère emploie de nombreuses périphrases comme si le locuteur était dans l’ignorance, comme s’il ne connaissait pas et ne comprenait pas le monde qui l’entoure : « Ceux qui habitent cette contrée » pour désigner les courtisans, « Une épaisseur de cheveux étrangers » pour les perruques. Il utilise également des propositions subordonnées relatives : « qu’ils nomment », « qu’ils appellent » pour montrer la distance du locuteur ; comme si dans le pays du locuteur, il n’y avait que des temples et non pas des églises.
A côté de cela on ôte la présence de nombreux termes récurrents sur l’apparence, comme si le locuteur découvrait de l’extérieur, visuellement, les réalités dont il témoigne comme l’apparence des femmes, les perruques des hommes, ou encore les cérémonies dans leur déroulement, sans explication.
On retient donc la naïveté du point de vue, normale puisqu’il est sensé s’agir d’un étranger sauvage. De plus le point de vue apparaît sans plan apparent, sans lien entre les phrases (parataxe). Ce texte est descriptif, pas vraiment argumentatif ; c’est là aussi pour prouver la naïveté du point de vue et donc du locuteur.
Le système énonciatif est peu clair, il est difficile de savoir qui fait cette présentation d’un pays étrange dont les habitants ont des coutumes insolites et difficiles à comprendre. Tout ceci est pour amener le lecteur à se poser des questions, l’amener à la curiosité mais aussi à la critique.

II. Les catégories humaines présentées

La structure du texte est une juxtaposition d’éléments humains successifs : les vieillards, les jeunes, les femmes et les hommes, ceux qui habitent à la cour et enfin Dieu et le roi.

1. Les vieillards

Ils sont présentés de manière élogieuse à travers une énumération de trois adjectifs exprimant des qualités : galants, polis et civils.

2. Les jeunes gens

Leur présentation est nettement plus critique au début du texte. Il y est question des mœurs concernant les femmes, les repas, ou encore le vin.

3. Apparence physique des hommes et des femmes

Insistance en particulier sur le maquillage des femmes, et sur les perruques des hommes.

4. Les Grands de la nation

Ils sont nommés vers le milieu du texte, avec une majuscule. Ils sont au sommet de la hiérarchie, en dernière partie du texte. Ainsi le locuteur souligne la structure pyramidale de la société française. L’accent est mis sur la « subordination ». On part du peuple jusqu’au prince et du prince à Dieu.

Il y a une progression dans ce texte. La présentation se fait du peuple vers le roi avec un souci de classification par âge, puis par sexe, puis par proximité du roi. Au sommet se trouve le roi, au-dessus duquel il y a Dieu.

III. Les critiques

Mis à part pour les vieillards, elles sont sévères.

1. Manque de naturel

Le locuteur critique l’apparence confuse et artificielle des personnes qu’il rencontre. Ce sont tout d’abord les femmes avec leur maquillage outrancier souligné par les termes « artifices » et « peindre » et par une énumération : lèvres, joues, sourcils, épaules, qui souligne l’extension inattendue de ce maquillage. Le verbe « étalent » suivi de compléments (gorge, bras, oreilles) dénonce le manque de modestie et de pudeur. C’est une référence à la mode de l’époque, très décolletée. On note l’antithèse « déclin de leur beauté » et « rendre belles » qui vise à montrer que le résultat obtenu est l’opposé des attentes espérées parce qu’il manque de naturel.
Pour les hommes c’est la même critique qui est formulée à savoir le manque de naturel du au port des perruques. Le locuteur décrit une impression confuse, un manque de netteté, il utilise pour cela des négations et des termes dévalorisants. La description détaillée des perruques et de leurs effets attire l’attention sur l’occultation, le fait que les hommes se dissimulent, cachent leurs réactions, et donc aussi sur l’hypocrisie.

2. Comportements excessifs chez les jeunes gens

Ils manquent d’éducation et de courtoisie, ils sont « durs, féroces, sans mœurs ni politesse ».
Ils recherchent des sensations fortes et ont un comportement blasé qui fait que l’on peut les apparenter aux libertins.
Des oppositions comme affranchis/commence, sobre/s’enivre ou insipide/liqueurs les plus violentes montrent que les jeunes gens sont essentiellement intéressés par les plaisirs des sens.
Des hyperboles soulignent également ce caractère ; ils sont goinfres, ivrognes, intéressés par les femmes, prématurément vieillis et dégoûtés de tout, toujours à la recherche de débauches excessives.

3. Les attitudes des Grands

Ils se soumettent au roi qu’ils adorent comme un dieu. Le locuteur insiste sur le rituel par un lexique religieux rendu ironique par le mot « mystères » et par l’énumération : « saints, sacrés, redoutable ». Il insiste aussi sur le protocole de la chapelle royale, sur la manière dont sont placés les courtisans, lesquels adorent le roi qui lui adore Dieu. Il souligne ainsi l’hypocrisie par rapport à Dieu, la croyance est donc contredite ; il n’y a qu’un seul Dieu, c’est le roi. Il souligne la veulerie des Grands, l’impression de ridicule et d’absurde.
Versailles connaît une période de décadence morale et La Bruyère, à travers son locuteur, exagère ces critiques. C’est un point de vue original pour l’époque, la structure narrative originale accentue la portée critique du texte. Il annonce l’esprit des Lumières et on peut rapprocher ce texte des Lettres persanes.

Conclusion

Par le biais d’un regard étranger, La Bruyère critique le manque de naturel et de modération dans les apparences, les attitudes, l’organisation sociale et politique. Cette critique est cependant marquée par le fait qu’il s’agit apparemment d’un pays lointain, mais en fait cela souligne le ridicule car les indications géographiques sont là pour nous rappeler qu’il s’agit de Versailles. La Bruyère critique également dans ce texte l’absurdité, l’arrogance et l’ethnocentrisme.
La satire est là pour faire surgir une image opposée et conduire les lecteurs à prendre conscience de la nécessité de changements, de ce que pourrait être une société différente, aux comportements plus proches de la morale.

Du même auteur La Bruyère, Caractères, Chapitre XIII, De la Mode, Le Fleuriste La Bruyère, Les Caractères, Certains animaux farouches La Bruyère, Les Caractères, XII, Des jugements, La Guerre des Chats

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Commentaires

1 commentaire à “La Bruyère, Les Caractères, XII, Des jugements, La Guerre des Chats”

Attila Le 25/10/2023 à 00h03

Votre article m'a beaucoup été utile, je ne comprends juste pas bien l'utilité de la seconde partie, en effet il suffit juste de lire le texte pour le savoir, il n'y a pas vraiment d'analyse à faire.

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