Jean de La Bruyère

La Bruyère, Caractères, Chapitre XIII, De la Mode, Le Fleuriste

Texte étudié

Le fleuriste a un jardin dans un faubourg, il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher ; vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la solitaire, il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l’a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie ; il la quitte pour l’orientale, de là il va à la veuve, il passe au drap d’or, de celle-ci à l’Agathe, d’où il revient enfin à la solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s’assit, où il oublie de dîner ; aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées, elle a un beau vase ou un beau calice ; il la contemple, il l’admire, Dieu et la nature sont en tout cela ce qu’il n’admire point, il ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe qu’il ne livrerait pas pour mille écus, et qu’il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées, et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa journée ; il a vu des tulipes.

La Bruyère, Caractères

I. Le portrait

A. Un portrait en action

Personnage décrit par ses actions. Le fleuriste est uniquement sujet de verbes d’actions. Le personnage est en focalisation externe. Le locuteur n’est pas présent : « vous », le lecteur, objectivité. Cependant, le lecteur est à l’intérieur du personnage. Le point de vue est omniscient, il ya donc un parti pris de La Bruyère. Il présente uniquement le fleuriste en action, il n’y a pas d’explication de la part de La Bruyère.

B. Un portrait outré, exagéré

Multiplication des verbes d’actions et précisément des verbes de mouvements indiquant un déplacement (11 verbes d’action sur 27 verbes). Parataxe, style coupé : style de La Bruyère. Succession d’actions qui s’accumulent sans coordination.
Le verbe « revient » est présent 3 fois dans le même texte. Le personnage est transformé en pantin mécanique. Impression de mouvements saccadés. Un circuit est dessiné. « Du mécanisme plaqué sur du vivant », Henri Bergson.

Recours à l’exagération dans la description du contentement du fleuriste, gestes expansifs. Impression de théâtre. L’action est séparée en deux temps : – action exagérée – action théâtrale. Le geste n’est pas naturel. Exagération dans son admiration pour la solitaire : « où il se fixe, où il se lasse, où il s’assit, où il oublie de dîner ». 4 groupes délimités par des pauses, 4 syllabes dont la dernière accentuée. Jeux paronomastiques, allitération en sifflante, assonance en « a » et « i ». Souligne la continuité, la fluidité du mouvement. Dernier groupe : 7 syllabes, aspect de chute, contraste de sonorité qui souligne l’aspect exagéré voire l’absurdité de son geste.

C. Un portrait à valeur universelle

Portrait ancré dans la réalité du temps. Le XVIIème siècle est le siècle de la tulipomanie. La Bruyère parle d’une monnaie qui n’existait qu’à cette époque, le nom des tulipes existe, l’allusion au dîner qui signifie en fait le déjeuner.
On peut situer la scène. Au delà des remparts se trouvaient des faubourgs, le fleuriste est donc un citadin. Ce parisien est sans doute bourgeois. Il vit de ses tulipes grâce aux rentes. Tout indique que ce personnage est riche.
La Bruyère ne lui a pas donné de prénom. A travers le bourgeois, on aperçoit un homme de tous les temps. Il ne dit pas un fleuriste mais « le » fleuriste. Il fait du fleuriste un véritable type humain. La Bruyère donne au personnage une dimension universelle dans le but de critiquer un défaut, un vice commun à l’espèce humaine.

La Bruyère utilise la caricature pour en faire une satire morale.

II. La dénonciation des mœurs

A. Dénonciation d’une manie

Du lever au coucher du soleil : manque d’un repère temporel. Le fleuriste saute le repas du midi. Il a le souvenir des tulipes et ses conséquences physiques.
Le fleuriste ne quitte pas le jardin de la journée, il est enfermé dans le même circuit, puis il est comme prisonnier d’un point fixe « la solitaire ».
Il passe ses journées dans un faubourg, en dehors de la ville. Cependant la ville est un lieu de rencontre, ainsi, il s’isole sans aucune communication sociale. Il ne communique qu’avec ses tulipes, et leur a donné des noms de femmes. Ses fleurs ont donc remplacé les femmes.
« Vous le voyez planté et qui a pris racine ». Synapse. Le cœur est épanoui. L’homme n’est plus homme mais fleur. Il est déshumanisé, n’a plus de raison. Le fleuriste se comporte comme un sauvage, il n’a plus de religion. Il a remplacé Dieu par la tulipe. La Bruyère souligne la folie du personnage.

B. La soumission à la mode

Manie de collectionner des tulipes. C’est une curiosité qui met en jeu la mode, c’est une passion. La Bruyère montre que le curieux fait tout pour paraître à la mode.
Il utilise le jargon. Affectation du curieux, il veut montrer sa science. Il jargonne pour impressionner. Il est affecté par ses gestes et mimiques. Il joue la comédie.
Le fleuriste n’a aucune consistance, c’est une coquille vide. Il n’est pas. Il est réduit à son avoir et à son apparence extérieure. Il est soumis à la curiosité, à la passion de la mode. La Bruyère dénonce les conséquences funestes de la curiosité en réduisant le fleuriste à l’avoir et à l’apparence. Il est victime de la mode. Ne pas être la mode signifie ne plus être pour le fleuriste.

Conclusion

La Bruyère fait un portrait caricatural et satirique d’un collectionneur soumis à la mode. Sa manie le déshumanise, jusqu’à le priver de son être. Le fleuriste se montre à l’opposé de l’honnête homme qui vit en harmonie avec ses semblables. Le fleuriste en fait toujours « trop ». La critique de la victime de la mode, de l’extravagant, garde aujourd’hui toute sa pertinence puisque notre société médiatique pousse les gens à privilégier l’apparence au dépend de l’enrichissement intérieur.

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