Montesquieu

Montesquieu, De l’esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 2, De la corruption du principe de la Démocratie

Texte étudié

Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges.

Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonc­tions des magistrats: on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids; on n’a donc plus d’égards pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les pères; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage: la gêne du comman­de­ment fatiguera comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.

On voit, dans le Banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. « je suis content de moi, dit Charmides, à cause de ma pauvreté. Quand j’étais riche, j’étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étais plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire; la république me demandait toujours quelque nouvelle somme; je ne pouvais m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité; personne ne me menace, je menace les autres; je puis m’en aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j’étais esclave; je payais un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit; je ne crains plus de perdre, j’espère d’acquérir. »

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flat­tent sans cesse la sienne.

La corruption augmentera pan-ni les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe, Mais, avec sa paresse et son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s’étonner si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui; mais, pour retirer de lui, il faut renverser l’État. Plus il paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable; un seul tyran s’élève; et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption.

La démocratie a donc deux excès à éviter: l’esprit d’inégalité, qui la mène à l’aris­to­cratie, ou au gouvernement d’un seul; et l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui cor-rompirent les républiques grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C’est qu’ils s’étaient plus attachés à l’éloquence qu’à l’art militaire : outre qu’il y avait dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renversaient le gouvernement républicain; ce qui fit que l’anarchie dégénéra en anéantissement, au lieu de se changer en tyrannie.

Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d’un grand nombre de petites oli­gar­chies changées en tyrannies ; Syracuse, qui avait un sénat dont il n’est pres­que jamais fait mention dans l’histoire, essuya des malheurs que la corruption ordi­naire ne donne pas. Cette ville, toujours dans la licence ou dans l’oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l’une et l’autre comme une tempête, et malgré sa puissance au-dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense, qui n’eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran, ou de l’être lui-même.

Introduction

Après avoir présenté la nature et les principes des trois types de gouvernements (républicain, monarchique et despotique), Montesquieu se propose d’étudier dans cet essai argumentatif et rationnel, les principes qui les corrompent. Cet extrait concerne ceux de la démocratie.

Hypothèse : A principe corrompu, gouvernement corrompu.

I. Rigueur dialectique du texte : L’arme absolue pour faire adhérer le lecteur

Présent de vérité générale (vision théorique, assez large) : pose la thèse ? Deux objets peuvent corrompent la démocratie : l’esprit d’inégalité/l’esprit d’égalité extrême introduits par « non seulement » et « mais encore », il y a donc deux facteurs. Montesquieu fait l’impasse sur l’inégalité, car c’est évident, car la vertu politique est l’amour de l’égalité ? Comme la vertu politique fonde la démocratie, si on prend le principe contraire, on assiste forcément à la dégénérescence de l’état.
Cependant, il va développer le concept de l’extrême égalité ? Quel est le seuil ? Ceci explique le choix de la structure : « non seulement » … « mais encore » pour insister sur le second objet. Montesquieu définit l’égalité extrême comme le refus de délégation du pouvoir : l’opposition au despotisme d’un seul est le despotisme de tous.
Au début du texte, vocabulaire précis du registre juridico-politique : « égalité », « démocratie », « commandement ».
« Pour lors » introduit l’idée d’une conséquence : « délibérer », « exécuter », « dépouiller » (enlever les prérogatives des juges) : le vocabulaire est péjoratif et montre le parti pris, le jugement de valeur. Il y a confusion entre les trois pouvoirs. Montesquieu pose ici sa thèse.
Plan de conséquence : il n’y a plus de vertu, et il remonte alors aux causes (raisonnement par induction). Au deuxième paragraphe, utilisation du système des « : » qui introduit une conséquence pour montrer l’effet de contamination (toute la société), le bouleversement de la hiérarchie sociale. Mise en évidence de la crise du pouvoir politique, où la règle est chacun pour soi (loi de la jungle). Ce second paragraphe est construit sur la négation (« ne plus » répété 8 fois/anaphore) qui montre que toute la sagesse d’une population est remise en question, « et par conséquent », il y a un effet d’entrainement (système de boule de neige); une crise de la confiance qui ne peut plus s’arrêter. Le terme « tout le monde » montre le processus de généralisation. Le Futur agit alors comme une mise en garde, Montesquieu prépare l’exemple de Charmides.
« libertinage », « licence » impliquent un excès de liberté et donc la nécessité de l’anarchie.
Processus de généralisation de la corruption. Amplification rythmique ternaire qui scande et martèle son argumentation : « femmes/enfants/esclaves » (domaine social avec une vision féodale) puis « mœurs/ordre/vertu » (de plus en plus grave). Ceci pour montrer que la société va se débiter dans ce système hiérarchique.
Utilisation de références historiques et culturelles : exemple (concret et qui donne aussi de la vie à l’argumentation) de Charmides qui illustre la notion d’extrême égalité. Cet exemple marque une pose dans la réflexion et permet aussi de la relancer en montrant un exemple de société qui aurait abusé de cette société (cela concrétise par là-même la thèse de Montesquieu).
Montesquieu parle au présent lors de la narration de l’exemple, donc l’actualise.
Système de paradoxe : passé négatif (riche : tout était mal)/présent positif (pauvre : tout va bien). Opposition du passé (devoir, responsabilité, contrainte, c’est lui qui donnait) et du présent (droits, liberté, avantages, c’est lui qui prend) avec l’utilisation de « depuis que » (inversion totale des valeurs). Antithèse : « Je suis roi, j’étais esclave » : Des devoirs auparavant, des droits maintenant.
Pas de conclusion dans cette anecdote. Est-ce une illusion? une vérité?

II. Comment est-ce possible ce qui est arrivé à Charmides ?

Les trois paragraphes suivants expliquent comment Charmides en est arrivé là. Utilisation de « ce malheur », adjectif démonstratif qui est un lien avec l’exemple de Charmides, ainsi que la reprise de sa théorie.

4ème paragraphe : passage du cas singulier au cas général. « ce malheur » et « lorsque » introduisent une analyse. Démagogie mise en évidence (faire des promesses alors qu’on sait qu’on ne pourra pas les tenir, avec donc une intention de tromper) par le langage de la politique facile, le champ lexical de la morale négative (« corruption, paresse, flatter, avarice, ambition ») pour montrer que c’est un moyen de manipulation.

5ème paragraphe : la cupidité : champ lexical de l’argent et de la faiblesse morale. Il n’y a plus de limite à ce que l’on peut demander à L’État.
Antithèse : paresse/gestion et pauvreté/amusement de luxe.

6ème paragraphe : vénalité (des charges politiques) : Je ne fais rien gratuitement, tout est argent comptant.
Conséquence politique : changement de la nature du gouvernement : on passe de petits tyrans (aristocratie) à un seul tyran (despotisme d’un seul) : « Le peuple perd tout ».

Bilan : retour à l’esprit d’égalité extrême (despotisme) et inégalité (anarchie) : deux excès à éviter.

Conclusion

La vertu est pour tout le monde. Lorsque les gens la perdent, ils perdent tout. Mise en évidence de la nécessité de flatter l’attention du peuple, qui montre que les corrupteurs sont donc au même niveau que les gens du peuple. Les conséquences de l’inégalité sont donc plus inquiétantes que les conséquences de l’égalité extrême.

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