Stendhal

Stendhal, Le rouge et le noir, Chapitre XIX, Penser fait souffrir

Texte étudié

– Va-t’en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.
– Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t’être le plus utile, répondit Julien: jamais je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds.
Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte…
– C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.
– Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!
– Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.
– Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux tu que je me retire à la Trappe? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas…
– Ah! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.
Au même instant, elle le repoussa avec horreur.
– Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s’être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.
– Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère? C’est la seule expiation raisonnable, elle peut apaiser la colère du Très-Haut.
– Et moi, s’écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère? Julien fondait en larmes.
– Je t’obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t’obéirai quoi que tu m’ordonnes; c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d’aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles. Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

I. Le dilemme

La scène repose sur un moment d’expression intense de Mme de Rénal, lié à la maladie de son fils. Elle invente un dilemme, qui lui permet d’exprimer son remords de l’adultère.

A. Elle invente une causalité pour la maladie de son fils

Malade à cause de l’adultère de sa mère : perspective sacrificielle, qui consiste à inverser l’effet et la cause = ne plus voir Julien pour sauver l’enfant (voir lignes 15/16, « par-là … »).
Ce qui se joue est la peur de Mme de Rénal de préférer Julien à son fils (comparaison qu’elle met elle-même en scène par son sacrifice), ce qu’elle finit par reconnaître à la ligne 29.
Le dilemme est repris par Julien dans la dernière réplique : si je te quitte/si je reste, avec le terme « aveuglement », référence tragique (incapacité à dominer son destin).

Dans un second temps …

B. … surenchère de la pénitence.

Elle veut que la faute devienne publique (« pénitence publique », « fange », « humiliation » deux fois, série de superlatifs aux lignes 18 et 20).

II. Mais, remise en cause involontaire du dilemme

A. Mme de Rénal le remet en cause par divers procédés :

« peut-être » est repris trois fois (modalisation). De plus, la décision est prise sous forme de questions. Voir en particulier la question de la ligne 16/17 : ce devrait non pas être une question mais une affirmation, conformément à la structure de la phrase : le point d’interrogation jette la suspicion sur ce que dit Mme de Rénal.
De manière opposée à la ligne 28 : la phrase est exclamative au lieu d’être interrogative. Ligne 29 : système d’irréel du présent qui modélise le péché, avec le conditionnel (effet de symétrie).
Mais surtout, les propos de Mme de Rênal constituent un paradoxe : alors qu’elle prétend le chasser, elle lui fait une déclaration d’amour particulièrement forte. Sacrifier Julien pour son fils, c’est lui dire que dans l’échelle de ses sentiments, il est ce qu’elle a de plus important, avec un effet de gradation :
Julien est d’abord autant aimé que le fils ;
Ligne 29 : « t’aimer mieux que ton fils » (avec le biais de la paternité imaginée de Julien).

B. Julien est donc placé en position de force

Il est sûr de l’amour de Mme de Rênal et de son peu d’envie qu’elle parte.
L’injonction de Mme de Rênal de la ligne 19, « Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours », il sait qu’il doit la convaincre.

Mais le discours de Julien est aussi pathétique que celui de Mme de Rênal (voir les larmes, les exclamation etc …). Julien n’est pas ici un être calculateur :

Il aime Mme de Rênal : comparaisons et hyperboles : « mille fois », « jamais je ne t’ai tant aimé », « mon amour ».
S’il argumente, c’est qu’il ne veut pas partir.

III. Toutefois, stratégie argumentative de Julien

A. Mettre en scène la douleur

Le point de départ est d’accepter d’entrer dans le jeu de sacrifice religieux de Mme de Rênal, participer aussi à la douleur et à la culpabilité (ligne 21 plus série d’hyperboles : aller à la Trappe ou mourir à la place de Stanislas), mais aussi accepter le sort qui lui est fait : « je partirai » renforcé par « oui ».

Mais alors que Julien semble empli de doute religieux (« ton Dieu », ligne 22), des tournures comme « mon cher ange » ou l’attitude de Julien à la fin (« j’obéirai » deux fois plus « en tombant à ses pieds ») mettent Mme de Rênal dans une position divine, qui confirme la force de l’amour de Julien.
Julien utilise d’ailleurs l’argument amoureux, en mettant en valeur sa souffrance (lignes 5/6 avec la tournure exclamative « que deviendrais-je loin de toi » et à la ligne 36 « fondit en larmes »).

B. Raisonner par rapport à la société

Avant tout, Julien se montre pragmatique : dès la ligne 3, l’attribut « le plus utile » met en valeur l’efficacité, avec un superlatif de supériorité.

Il relie cette utilité à la bienséance sociale : sa protection de Mme de Rênal consiste à l’empêcher de parler à son mari : donc à la protéger de la déchéance sociale (une femme chassée au XIXème siècle : une paria), mais aussi, de manière assez ambiguë, à protéger le mari qui ne pourra pas devenir député s’il y a un scandale (ambiguïté déjà très grande du pronom personnel « lui » à la ligne 14 : est-ce l’enfant ou le mari ?).
Les termes utilisés sont très forts : « ignominie », « scandale » (le mot est repris par Julien à la ligne 14, avec une hyperbole, « scandale abominable »), « honte », et son reliés à l’idée que c’est la ville entière qui la renierait (voir l’utilisation du pronom ou de l’adjectif indéfini « tout » quatre fois, qui sera repris par Mme de Rênal à la ligne 16).
Il propose ensuite une porte de sortie à Mme de Rênal : alors qu’elle a cherché le sacrifice le plus grand possible, il lui propose des aménagements. Dans sa dernière réplique, la Trappe est devenue l’abbaye de Bray-le-Haut, le renoncement définitif une absence de huit jours.
Cette dernière proposition est une forme de solution pratique : Julien, sûr de l’amour de Mme de Rênal, inverse le chantage qu’elle faisait au départ. Si elle parle, il ne pourra pas revenir. Il développe cette clause en deux temps, dans les deux dernières phrases de sa réplique.
Ironiquement, Stendhal dresse en une fois le bilan de la scène : les huit jours son encore réduits à « deux jours ».

Conclusion

A la fois exploration de l’émotion amoureuse et ironie de Stendhal à l’égard de ses deux personnages.
Délibération dans laquelle les personnages sont largement victimes d’eux-mêmes : ils ont déjà le désir profond de trouver une solution qui leur permette de rester proches l’un de l’autre.

Du même auteur Stendhal, Le Rouge et le Noir, Livre deuxième, Chapitre XL, La Tranquillité, Lettre de Mme de Rénal aux jurés Stendhal, La Chartreuse de Parme, Résumé chapitre par chapitre Stendhal, Vie de Heny Brulard, Mon premier souvenir Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre I, Milan en 1796, Le 15 Mai 1796... actions héroïques Stendhal, Vie de Henry Brulard, Le soir en rentrant assez ennuye Stendhal, Armance, Résumé Stendhal, La Chartreuse de Parme, Fabrice à Waterloo, Nous avouerons que notre héros... rien du tout Stendhal, La Chartreuse de Parme, La description du Lac de Côme, La comtesse se mit à revoir... se serait réfugié ? Stendhal, Souvenirs d’égotisme, Incipit Stendhal, La Chartreuse de Parme, Les retrouvailles avec l'Abbé Blanes, Fabrice entrait alors... aucun reproche grave

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