Michel de Montaigne

Montaigne, Essais III-9, De la Vanité, A sauts et a gambades

Texte étudié

Cette farcissure est un peu hors de mon thème. Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique. J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi parti d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhétorique. Ils ne craignent point ces muances, et ont une merveilleuse grâce à se laisse ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque, comme ces autres titres : l’Andrie, l’Eunuque, ou ces autres noms : Scylla, Cicéron, Torquatus. J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est un art, comme dit Platon, léger, volage, démoniaque. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout étouffé en matière étrangère : voyez ses allures au Démon de Socrate. Ô Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuit. C’est l’indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi ; il s’en trouvera toujours en un coin quelque mot qui ne laisse pas d’être bastant, quoiqu’il soit serré. Je vais au change, indiscrètement et tumultueusement. Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. Il faut avoir un peu de folie qui ne veut avoir plus de sottise, disent les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs exemples.

Introduction

Montaigne cherche ici à défendre la méthode des Essais. Cet extrait est placé presque à la fin du livre (9ème essai sur 13 du troisième livre). Il s’appuie sur des exemples de l’Antiquité pour justifier sa méthode.

I. La tradition antique, toujours présente chez Montaigne. Les exemples sont variés

A. Le Phèdre de Platon

Dialogue entre Socrate et Phèdre, qui porte successivement sur l’amour, puis sur la rhétorique, c’est-à-dire l’art de bien parler : effet de mise en abyme puisque l’extrait étudié porte précisément sur ce qu’est l’art de bien parler : faut-il une démonstration en droite ligne, qui reste toujours dans l’axe du titre, ou une démonstration qui accepte des éléments mineurs ?
Platon représente ici un argument d’autorité. Cet argument va se trouver ensuite élargi, avec une référence aux Anciens, plus globale. Dans un nouvel élan digressif, Montaigne passe librement de Platon à ses propres essais, avant de revenir à l’Antiquité : l’insertion des Essais au milieu des références antiques lui donne une légitimité.
Comme pour soutenir l’idée de « farcissure », une autre référence à Platon intervient quelques lignes plus loin. Ce n’est pas une référence au même texte : il s’agit cette fois d’une référence aux Lois.
Le terme « farcissure » constitue un choix intéressant : c’est un mot vieilli. La farce, c’est le hachis dont on remplit les volailles à cuire, la farcissure est l’opération de remplissage des volailles.

B. D’autres exemples d’autorité…

… vont ensuite figurer dans le texte : Montaigne chercher ici à montrer que le titre d’une œuvre ne renvoie pas toujours au thème principal de l’œuvre :

des références à des pièces de théâtre de Térence : le titre donné ne reprend que le nom ou la fonction d’un des personnages, sans rien dire de l’intrigue;

des surnoms de Romains prestigieux : Montaigne pousse ici plus loin sa démonstration, par une réflexion analogique. De même qu’un personnage, en donnant son nom à une pièce de théâtre, ne peut rendre l’idée principale, de même, un nom de famille (analogie du titre) ne peut pas rendre compte de la particularité d’un de ses membres. Pour établir la particularité d’un individu, à Rome, on lui adjoignait un surnom, qui était systématiquement utilisé.
C’est ainsi que Scylla est le surnom de Lucius Cornelius, général romain puis dictateur du Ier siècle avant Jésus-Christ, qu’il aurait reçu parce qu’il avait le teint couperosé (sileacus en latin signifie « ocre ») ; Cicéron vient du mot « cicer », pois chiche, ce qui renvoyait à une vérue qu’il avait sur le nez ; Torquatus est le surnom de Tulius Manlius, général romain du IVème siècle avant Jésus-Christ : la torque était un collier honorifique que l’on remettait aux soldats les plus remarquables, et T. Manlius dépouilla un Gaulois de son collier après l’avoir terrassé dans un combat singulier;

référence à Plutarque, Le Démon de Socrate : la référence ici pourrait constituer à elle seule une démonstration de la méthode de Montaigne, puisque Socrate est le maître de Platon, et que tous les dialogues de Platon mettent en scène Socrate en train de donner une leçon de philosophie. Pourtant, Montaigne semble insister sur l’échec apparent de l’oeuvre, avec par exemple la négation restrictive « ne … que … », qui réduit le traitement du sujet à « incidemment », ou encore avec le participe passé « étouffé », qui semble montrer la mort du sujet.

II. La défense directe de Montaigne

A. C’est un charme supplémentaire de la lecture

Thème de la légèreté, qui passe par un champ lexical des sauts : l’image choisie est d’abord celle du vent qui roule sur ce qu’il trouve sur son passage : la lecture est donc constituée en promenade, aux « sauts », et aux « gambades ». La même idée est reprise dans le terme « escapades », qui constitue le voyage en entreprise de libération.
Elle est également renvoyée à la poésie, puis à l’art en général. Le Phèdre comporte une « bigarrure », mot qui vient de l’adjectif « bigarré », « qui comporte des couleurs variées, ou qui est formé d’éléments disparates à la vue ». Cela rend donc le texte flatteur à l’œil du lecteur, c’est-à-dire à son esprit. A ce stade du texte, la légèreté est associée au divin, par le biais de l’adjectif « ailé ». L’hyperbole se trouve soutenue par le comparatif de supériorité « plus encore ».
L’enchantement de Montaigne s’exprime par un recours au registre lyrique, dans la phrase « O Dieu, qu’il y a de beauté … ! », où l’on trouve à la fois une apostrophe et une exclamation. La forme choisie, « il y a « , impersonnelle, fait de l’enthousiasme de Montaigne une attitude générale.

B. C’est une méthode

Montaigne défend l’idée d’une orchestration des digressions, et non pas d’un oubli du projet initial. L’image du vent par exemple, est immédiatement corrigée par l’expression « ou pour sembler le faire ».
L’idée générale mise en place dans le premier paragraphe et celle d’une digression maîtrisée. Ce n’est pas une perte de sujet, mais un égarement, ce qu’atteste le verbe « égarer », qui figure dès la première ligne. L’écart est d’ailleurs minimisé par la locution adverbiale « un peu » et la cohérence de l’ensemble de la pensée est rappelée par la dernière phrase de ce premier paragraphe :

se suivent ? de loin
se regardent ? vue oblique

Chaque fois, l’idée de l’éloignement est compensée par un verbe positif qui la précède et qui montre au contraire le rapprochement des idées.

III. La mise en abyme ironique du texte

A. Une digression sur l’art de la digression

L’occasion d’une telle défense de sa méthode est une nouvelle digression de Montaigne, qui ouvre son paragraphe sur ce constat : il a dévié du sujet présenté dans l’essai (le sujet principal de l’essai est l’analyse de la conduite à tenir pendant les périodes troublées ou les guerres civiles, quand on est un homme vertueux). Mais, de manière ironique, cette défense constitue elle-même une nouvelle digression qui éloigne un peu plus, apparemment, le lecteur, du fond du chapitre, la vanité.

B. Le lecteur renvoyé à sa responsabilité

L’ironie est omniprésente dans la page. L’irruption du lecteur à la ligne 17 reprend l’idée du reproche que l’on pourrait adresser à Montaigne. Mais le reproche se retourne contre lui : avec assurance, Montaigne affirme sa rigueur, avec par exemple l’adverbe « toujours ».
La critique du lecteur n’est finalement que le signe de son inattention. A lui de trouver « dans un coin de mot » qui renvoie au sujet de manière satisfaisante. Or, précisément, une lecture attentive de l’extrait montre comment, par exemple, les différentes références se constituent en réseau.
Le titre même du chapitre, « de la vanité », qui renvoie à l’idée de vide, d’inconsistance humaine peut éclairer le lecteur. La dernière phrase du paragraphe exploite cette idée : « la folie », au sens de fantaisie, est la garantie de la sagesse humaine. Prétendre aller droit au but, c’est vouloir ignorer la nature humaine et sombrer dans la sottise. Une dernière fois reviennent les références aux maîtres de l’Antiquité, mais cette fois elles participent à l’ironie de l’extrait : sombrer dans la sottise est dénoncé par leurs « préceptes », à moins qu’ils n’en soient eux-mêmes l’illustration.

Conclusion

Texte très important pour comprendre le cheminement des Essais.

A la fois jeu avec l’écriture et jeu avec le lecteur (mais Montaigne montre ici qu’il est aussi un lecteur).

Du même auteur Montaigne, Essais III-13, De l'expérience Montaigne, Les Essais II-17, De la présomption, Autoportrait Montaigne, Essais I-30, Des Cannibales Montaigne, Essais I-28, De l'Amitié Montaigne, Essais II-18, Du démentir Montaigne, Essais III-9, L'Art de voyager Montaigne, Essais, Chapitre 50, Sur Démocrite et Héraclite Montaigne, Essais III-2, Du repentir Montaigne, Essais I- 23, De la Coutume, Les Lois de la Conscience (...) La bêtise ordinaire de son jugement Montaigne, Essais III-6, Des coches

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Montaigne, Essais III-6, Des coches”

Commenter cet article