Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire

Fable étudiée

Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu’en apanage on voit aux Procès attachés
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu’il est des Lois, l’Homme, pour ses péchés,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le Conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je le loue ; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les Malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice au pauvre Hospitalier ;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :
Il a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce sont ses amis ; il nous laisse.
Ces plaintes n’étaient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’appointeur de débats :
Aucun n’était content ; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait :
Jamais le Juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’Appointeur :
Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur :
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là, sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins ?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau : vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. – Comment nous verrions-nous ?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
– Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru ; l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des Médecins, il faut des Avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins.
O vous dont le Public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages :
Par où saurais-je mieux finir ?

La Fontaine, Fables

Introduction

Cette fable est la dernière du dernier recueil publié en juin 1693. A la suite d’une maladie grave, à la faveur du saint-sacrement, La Fontaine avait dû renier l’immortalité de ses œuvres passées, les Contes libertin, il dit revenir à une pratique religieuse. On a voulu voir dans cette fable l’écho de cette crise et de ce reniement. Mais La Fontaine rassemble toutes les fables écrites depuis 1678 et choisit cette fable pour clore le dernier recueil. Pourquoi la leçon de la fable peut-elle constituer l’aboutissement de l’œuvre ? On a un titre qui renvoie expressément à la réalité contemporaine : le mouvement de retour au réel qui caractérise le titre et une partie du développement. Les personnages sont des religieux dont les tâches sont d’assistance publique, judiciaire ou hospitalière, soit le thème religieux de la charité publique.

Composition du texte

Vers 1 à 5 : Introduction générale au récit.
Vers 6 à 33 : Le Juge-Arbitre et l’Hospitalier : toute une série d’impasses où se trouvent les deux héros.
Vers 34 à 50 : Leçon du solitaire.
Vers 51 à 69 : Leçon du fabuliste : amplification de la leçon du solitaire.

La Fontaine, après avoir montré les deux premières voies du salut, la Justice et la Charité, vouées à l’échec, présente la solitude comme la voie royale.

I. Introduction au récit : les données du problème (vers 1 à 5)

Présentation globale des trois religieux alors que le titre détaille les personnages. Leur point commun est la recherche du salut de leur âme. L’exigence est donc portée au plus haut niveau par l’unicité du but.

La Fontaine se propose de relater trois expériences qui sont presque des expérimentations : mêmes conditions de départ (souligné par « également » au vers 1 et repris par « même » au vers 2) même si les personnages sont différents.

La difficulté de ce parcours est suggérée immédiatement par l’ordre décroissant des termes (« routes » au vers 3, « chemins » au vers 4, « sentiers » au vers 5). Le terme « concurrent » est ambigüe comme s’il y avait une rivalité entre ces gens qui courent vers un même but par des chemins différents. D’ailleurs, La Fontaine souligne ce faux problème en utilisant un proverbe familier au vers 4 : « Tous chemins mènent à Rome ». L’emploi du verbe « croire » en rejet au vers 5 laisse entendre déjà une certaine forme d’échec, de demi-réussite.

II. Le Juge-Arbitre et l’Hospitalier (vers 6 à 33)

A. Le Juge-Arbitre (vers 6 à 14)

Le vers 6 souligne les embûches (rythme ternaire) du premier sentier : celui de l’exercice de la Justice.

Le vers 8 montre que cette activité est entendue comme un vrai sacerdoce (« s’offrir » en rejet : c’est un don de soi pour le bien d’autrui) « sans récompense aucune » (cf. Les Plaideurs).

Comme précédemment, le ton désabusé de l’auteur est visible par l’emploi du verbe « croire » (vers 13) : il souligne la forme d’illusion du juge et donc presse une certaine forme de désillusion : effet d’attente.

B. L’Hospitalier (vers 15 à 22)

La choix de l’homme est énoncé beaucoup plus vite que celui du juge car il est mieux connu.

La seule des trois vertus théologales (la foi, l’espérance et la charité) abordée dans la fable est la charité. Cette vertu est placée très haut par le poète : « je la loue » au vers 16. C’est un devoir fondamental du chrétien dans la société.

Après l’intervention du poète (vers 16 et 17), retour au récit et mise en évidence de la difficulté de la tâche par la construction ternaire du vers 26 avec un effet de gradation rythmique.

Les propos rapportés entre guillemets renseignent sur le contenu des plaintes.

La Fontaine laisse entendre l’ingratitude (« amis » signifie qu’il y a des distinctions entre les malades).

C. L’échec du Juge-Arbitre et de l’Hospitalier (vers 23 à 33)

Vers 23 et 24 : Transition qui fait revenir au premier exemple. La confrontation des deux premiers « saints » n’aboutit qu’à une surenchère de l’embarras.

Vers 25 à 29 : L’échec du Juge qui est considéré par les autres comme incapable de juger de façon équitable. Le passage entre les vers 26 à 28 de l’alexandrin à l’octosyllabe insiste sur le caractère incessant des récriminations.

Vers 30 à 32 : L’Hospitalier rejoint le Juge : Les deux parcours décrits dans la première partie se recoupent : c’est un échec (« affligés »).

Tous les deux sont donc dans une impasse ce qui les contraint à un déplacement : il ne leur reste plus qu’à se retirer dans un désert.

III. La leçon du solitaire (vers 34 à 52)

1. Dénuement du décor de vie du solitaire

« Âpreté » et « pureté » (vers 34) : absence d’agitation et de couleurs (vers 35) : cadre de vie qui respire la tranquillité, la sérénité et l’axetisme.

2. La leçon du solitaire

Ce n’est pas un récit mais un discours que rapporte La Fontaine à propos de ce troisième « saint ».

A. Première partie de la leçon (vers 36 à 43)

« Les premiers soins » exigés par Dieu est la connaissance de soi-même (vers 39), une idée plus socratique que mystique.

Cette connaissance ne peut s’acquérir que dans la solitude (idée exprimée par une question oratoire et deux affirmations).

B. Une sorte de parabole (vers 44 à 50)

L’ermite prêcheur se fait fabuliste et prend le détour d’un exemple imagé. Il exploite le thème de la source pure qui avait été évoquée au vers 34.

Recours au dialogue (méthode socratique).

L’eau renvoie l’image mais donne aussi la connaissance : elle est source donc principe de vie spirituel (source purificatrice, eau du baptême).

Cette allégorie conduit à l’idée qu’il faut refuser l’agitation du monde et le discours se termine au vers 50 par le thème de la contemplation (thème mystique mais curieusement interprété : la contemplation devient connaissance de soi-même).

C. Une leçon comprise et acceptée (vers 51 et 52)

Le verbe « croire » a ici son plein sens de croyance, de foi.

« On » montre l’indifférenciation des deux personnages convaincus.

« Solitaire » : le terme reprend le thème du début : ils trouveront leur salut en se connaissant eux-mêmes.

IV. La leçon du fabuliste ou l’amplification de la leçon du solitaire (vers 53 à 69)

1. L’expérience de métiers ou d’activités utiles n’est pas refusé

Ces activités sont indispensables car elles sont liées à la vie physique et sociale de l’homme (« Puisqu’on plaide et qu’on meurt et qu’on devient malade » au vers 54).

Cependant, la Justice et la Charité ne doivent pas être une fin en soi car « on s’oublie en ces communs besoins » (vers 58) (ne pas s’oublier c’est dans ce cas penser à son salut, ce qui nécessite un examen de conscience).

2. Apostrophe à tous ceux qui tiennent ces emplois stériles et nécessaires (à tous ceux qui ont un pouvoir)

Il souligne que le véritable bonheur et inaccessible (parallélisme du vers 62).

Il met en évidence que la méditation morale est difficile chez les grands à cause de la flatterie des courtisans (vers 66).

3. Le mot de la fin (vers 66 à 69)

Ces quatre derniers vers sont la conclusion finale du livre (c’est la fable 24 du livre XII).

Extrême discrétion, extrême humilité du propos mais le poète est conscient de la sérénité de son œuvre (on note l’antinomie entre « rois » et « sages »).

Conclusion

La solution que propose La Fontaine pour atteindre le salut est basée sur la méditation dépourvue de toute conviction et de sécurité religieuse. La lecture de cette fable est possible à deux niveaux : le registre philosophique moral (on y retrouve les mots-clés de la philosophie antique : tranquillité, connaissance de soi-même) et le registre religieux. On devine toute la sincérité du poète dans les difficultés de son parcours et de sa quête pour son salut.

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