Edmond Rostand

Rostand, Cyrano de Bergerac, Lettres diverses, Lettre VII, Extrait

Texte étudié

Le ventre couché sur le gazon d’une rivière et le dos étendu sous les branches d’un saule, qui se mire dedans, je vois renouveler aux arbres l’histoire de Narcisse : cent peupliers précipitent dans l’onde cent autres peupliers, et ces aquatiques ont été tellement épouvantés de leur chute, qu’ils tremblent encore tous les jours du vent qui ne les touche pas. Je m’imagine que, la nuit ayant noirci toutes choses, le soleil les plonge dans l’eau pour les laver. Mais que dirai-je de ce miroir fluide, de ce petit monde renversé, qui place les chênes au-dessus de la mousse, et le ciel plus bas que les chênes ? Ne sont-ce point de ces vierges de jadis métamorphosées en arbres, qui, désespérées de sentir violer leur pudeur par les baisers d’Apollon, se précipitent dans ce fleuve la tête en bas ? Ou n’est-ce point qu’Apollon lui-même, offensé qu’elles aient osé protéger contre lui la fraîcheur, les ait ainsi pendues par les pieds ? Aujourd’hui, le poisson se promène dans les bois, et des forêts entières sont au milieu des eaux sans se mouiller ; un vieil orme, entre autres, vous ferait rire, qui s’est quasi couché jusque dessus l’autre bord, afin que, son image prenant la même posture, il fît de son corps et de son portrait un hameçon pour la pêche […]. Le rossignol, qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière : il est au sommet d’un chêne, et toutefois il a peur de se noyer ; mais lorsque, après s’être affermi de l’œil et des pieds, il a dissipé sa frayeur, son portrait ne lui paraissant plus qu’un rival à combattre, il gazouille, il éclate, il s’égosille en apparence comme lui, et trompe l’âme avec tant de charmes, qu’on se figure qu’il ne chante que pour se faire ouïr de nos yeux ; je pense même qu’il gazouille du geste, et ne pousse aucun son dans l’oreille, afin de répondre en même temps à son ennemi, et pour n’enfreindre pas les lois du pays, dont le peuple est muet ; la perche, la daurade et la truite qui le voient ne savent pas si c’est un poisson vêtu de plumes, ou si c’est un oiseau dépouillé de son corps : elles s’amassent autour de lui, le considèrent comme un monstre ; et le brochet, ce tyran des rivières, jaloux de rencontrer un étranger sur son trône, le cherche en le trouvant, le touche et ne peut le sentir, court après lui, au milieu de lui-même, et s’étonne de l’avoir tant traversé sans le blesser. Moi-même j’en demeure tellement consterné que je suis contraint de quitter ce tableau. Je vous prie de suspendre sa condamnation, puisqu’il est malaisé de juger d’une ombre : car quand mes enthousiasmes auraient la réputation d’être fort éclairés, il n’est pas impossible que la lumière de celui-ci soit petite, ayant été prise à l’ombre ; et puis, quelle autre chose pourrais-je ajouter à la description de cette image enluminée, sinon que c’est un rien visible, un caméléon spirituel ; une nuit, que la nuit fait mourir ; un procès des yeux et de la raison ; une privation de clarté que la clarté met au jour […].

Introduction

Nous allons étudier un extrait des « Lettres diverses » de Savinien de Cyrano de Bergerac intitulé Lettre VII en date de 1654. Cyrano de Bergerac est un écrivain libertin et baroque. Il est également auteur d’une comédie et d’une tragédie. Il meurt en 1655. Dans cet extrait Cyrano nous décrit une nature renversée par les illusions des sens et les phénomènes de miroir ou d’écho. Il s’adresse à une personne. C’est un texte descriptif et qui peu à peu va dans l’argumentatif. Pour répondre à la problématique qui est la suivante : Pourquoi Cyrano écrit-il cette lettre avec tant de renversements du monde ? Nous verrons dans un premier temps l’illusion des sens et dans un second temps, de l’imagination à la raison.

I. L’illusion des sens ou une nature renversée

Cyrano écrit cette lettre pour émettre une idée, une illusion des sens. L’auteur fait apparaître différents renversements du monde associés a des explications que l’épistolier apporte à cette apparente incohérence. Nous pouvons remarquer dans cet extrait de nombreuses métaphores « gazon d’une rivière » (l.2-3), « le soleil les plonge dans l’eau » (l.11). Cyrano veut nous démontrer que le monde peut se renverser à n’importe quel moment. Comme nous le montre l’exemple de Narcisse, fils d’un fleuve et d’une nymphe (l.5), ce dernier vit dans le reflet de l’eau sa beauté et tomba amoureux de lui-même une illusion renversée. Il mourra ne pouvant pas avoir cet amour. Le sens de son mythe est le narcissisme. Nous pouvons remarquer que ce texte est une lettre grâce à « Monsieur » (l.1) et où Cyrano signe à la fin « Votre serviteur » (l.54). L’épistolier joue sur l’antithèse « lumière » et « ombre » en relation avec le tableau, sa description manque peut-être de « lumière » et «d’ ombre ». De nombreuses figures de rhétorique nous donnent l’image d’un monde renversé comme « le gazon d’une rivière » (l.2-3) qui est ici une métaphore, « le ciel plus bas que les chênes » (l.13). L’ordre inversé des éléments, comme l’eau et la terre est transposé de façon chaotique les incohérences dominent le monde, l’élément eau se substitue à l’élément terre : « le poisson se promène dans les bois et les forêts entières sont au milieu des eaux sans se mouiller ». Nous notons l’effet produit par les paradoxes mis en avant qui renforce l’aspect baroque d’un monde sans ordre ni cohérence.

Au monde renversé se substitue d’une certaine façon une prise de conscience. Celui qui parle ne se contente pas de décrire un monde à l’envers, certaines explications sont données à la fin de la lettre.

II. De l’imagination à la raison

De l’inversion des choses, des éléments et du règne animal, végétal et humain, l’épistolier a une prise de conscience relativement au pouvoir que l’imagination pour exercer sur un homme au point de perdre tout contact avec la réalité et de basculer dans un monde métamorphosé. L’imagination est cause d’un dérèglement de tous les sens et serait à l’origine des erreurs de jugements. Les sens sont trompeurs, « tout ce miracle n’est qu’une imposture des sens… un firmament imaginaire », ils paralysent l’esprit et, au lier de susciter la réflexion, engendre diverses croyances ainsi que suggère le verbe croire, « croit être tombé… ». Nous avons une dénonciation du pouvoir illimité de l’imagination et de ses effets charmeurs « trompe l’âme avec tant de charmes ». C’est pourquoi nous dit-il : « je suis contraint de quitter ce tableau ». L’idée essentielle mise en avant est la confusion entre le reflet des choses et les choses elles- même. Nous avons la dialectique du sensible et de l’intelligible, « Mais puisqu’il est malaisé de juger d’une ombre », il nous faut distinguer le reflet des choses, d’elles- mêmes, le jeu d’antithèse à la fin de la lettre entre la lumière et l’ombre illustre l’urgence de venir une certaine lucidité. Il faut fuir le « caméléon spirituel » et la « privation de clarté que la clarté met au jour », chiasme final ayant presque la valeur de conclusion d’un texte.

Conclusion

Ce texte est une lettre descriptive et argumentative écrite par Cyrano à une personne. Il nous invite à réfléchir sur certains thèmes comme celui de l’illusion des sens. Nous avons donc les éléments d’un texte baroque. Les figures de style chiasme, antithèse, opposition insistent sur la dominante baroque de cette lettre cependant au-delà de la nature renversée l’épistolier nous invite à une lecture raisonnable jamais détachée de notre pouvoir raisonnant.

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