Etienne Noël Damilaville

Damilaville, Encyclopédie, Article « Paix »

Texte étudié

La guerre est un fruit de la dépravation des hommes; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix; c’est elle qui donne de la vigueur aux empires; elle maintient l’ordre parmi les citoyens; elle laisse aux lois la force qui leur est nécessaire; elle favorise la population, l’agriculture et le commerce; en un mot, elle procure au peuple le bonheur qui est le but de toute société. La guerre, au contraire, dépeuple les Etats; elle y fait régner le désordre; les lois sont forcées de se taire à la vue de la licence qu’elle introduit; elle rend incertaine la liberté et la propriété des citoyens; elle trouble et fait négliger le commerce; les terres deviennent incultes et abandonnées. Jamais les triomphes les plus éclatants ne peuvent dédommager une nation de la perte d’une multitude de ses membres que la guerre sacrifie; ses victoires même lui font des plaies profondes que la paix seule peut guérir.
Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre; ils ne marqueraient point cet acharnement qui caractérise les bêtes féroces. Attentifs à conserver une tranquillité de qui dépend leur bonheur, ils ne saisiraient point toutes les occasions de troubler celle des autres; satisfaits des biens que la nature a distribués à tous ses enfants, ils ne regarderaient point avec envie ceux qu’elle a accordés à d’autres peuples; les souverains sentiraient que des conquêtes payées du sang de leurs sujets ne valent jamais le prix qu’elles ont coûté. Mais, par une fatalité déplorable, les nations vivent entre elles dans une défiance réciproque; perpétuellement occupées à repousser les entreprises injustes des autres ou à en former elles-mêmes, les prétextes les plus frivoles leur mettent les armes à la main. Et l’on croirait qu’elles ont une volonté permanente de se priver des avantages que la Providence ou l’industrie leur ont procurés. Les passions aveugles des princes les portent à étendre les bornes de leurs Etats; peu occupés du bien de leurs sujets, ils ne cherchent qu’à grossir le nombre des hommes qu’ils rendent malheureux. Ces passions, allumées ou entretenues par des ministres ambitieux ou par des guerriers dont la profession est incompatible avec le repos, ont eu, dans tous les âges, les effets les plus funestes pour l’humanité. L’histoire ne nous fournit que des exemples de paix violées, de guerres injustes et cruelles, de champs dévastés, de villes réduites en cendres. L’épuisement seul semble forcer les princes à la paix; ils s’aperçoivent toujours trop tard que le sang du citoyen s’est mêlé à celui de l’ennemi; ce carnage inutile n’a servi qu’à cimenter l’édifice chimérique de la gloire du conquérant et de ses guerriers turbulents; le bonheur de ses peuples est la première victime qui est immolée à son caprice ou aux vues intéressées de ses courtisans.

Introduction

Circonstances historiques : Louis XV et les guerres :
Guerre de succession de Pologne.
Guerre de succession d’Autriche.
Guerre coloniale avec l’Angleterre.
Guerre de Sept Ans.
L’Encyclopédie est rédigée au moment de ces guerres.

Analyse

Le début de l’article est marqué par une antithèse spectaculaire : alors que l’article s’intitule « paix », le premier mot est « la guerre ». Ce système d’antithèses va être introduit tout au long du texte, avec d’une part les inconvénients liés à la guerre, et de l’autre les avantages de la paix, Damilaville commençant logiquement par la paix. Mais le système d’antithèses, s’il commence par la paix, n’en permet pas moins à Damilaville d’énumérer les malheurs liés à la guerre : ces malheurs sont à l’opposé exact des bonheurs de la paix.
Ce premier paragraphe s’achève sur une synthèse vigoureuse, qui associe l’adverbe « jamais » et le superlatif « les triomphes les plus éclatants », dans une opposition avec « la perte d’une multitude de ses membres que la guerre sacrifie ». La guerre est décrite comme une saignée (voir « les plaies profondes », qui donnent l’image de la blessure des soldats devenant la blessure de la nation toute entière, avec effet de métonymie), un sacrifice qui appelle un « dédommagement ». L’argument final de ce dernier paragraphe donne un avantage écrasant à la paix, puisque c’est durant les périodes de paix que les forces de la nation se reconstituent (image de la convalescence).

« vigueur des empires »  « dépeupler les états »
« elle procure aux peuples le bonheur »  « faire régner le désordre »
« maintient l’ordre » « les lois sont forcées de se taire »
« laisse aux lois la force … » « rend incertaine la liberté et la propriété des citoyens »
« favorise … le commerce et l’agriculture » « elle trouble et fait négliger le commerce »
« les terres deviennent incultes »

 

Mais il est remarquable de voir que si nous avons six inconvénients contre cinq avantages, c’est au prix d’une analyse qui décompose les inconvénients avec en cinquième position les troubles du commerce et en sixième position les troubles de l’agriculture. De plus, la série sur les avantages de la paix s’achève sur une affirmation générale, synthétique, intense, celle du bonheur.
Toutefois, Damilaville n’est pas dupe de la situation : dans le second paragraphe, il décrit un monde dominé par la paix, mais il le fait de manière utopique, d’abord par un jeu de propositions conditionnelles, puis par des verbes au conditionnel. Il applique aussi le champ lexical de la tragédie de la guerre, montrant ainsi comment, à ses yeux, elle fait partie du destin des hommes : on trouve « fatalité déplorable » à la ligne 23, puis « les effets les plus funestes de l’humanité » à la ligne 33. On trouve également l’image de l’aveuglement, lié au tragique, ou de la chaîne temporelle impossible à rompre, avec « perpétuellement ». L’histoire qui est évoquée est donc celle des guerres : on trouve la négation restrictive « ne nous fournit que … », avec une dernière reprise des éléments énumérés, de manière hyperbolique : l’agriculture est désormais réduite à « des champs dévastés », le commerce à « des villes réduites en cendres ». S’y ajoutent d’autres images de violence, « paix violées » et « guerres injustes et cruelles ».

Damilaville est imprégné des idées des Lumières : il reprend à son compte l’idée très fréquente que le bonheur est garanti par l’usage de la vertu et de la raison, et que, alors que la paix se lie à la vertu (la vertu rendant l’homme pacifique), la guerre est un signe de vice. De manière très significative, même si cela n’apparaît pas dans le texte, l’article est renvoyé aux domaines suivants : (Droit nat. politique et moral), c’est-à-dire la revendication des droits des citoyens à la paix, non seulement au nom de la politique, mais aussi au nom de la morale. D’où l’expression « dépravation des hommes », qui fait bien allusion au vice, à la dégradation morale. La paix, en revanche, est renvoyée à un « état naturel », c’est-à-dire que la vertu est, pour Damilaville comme pour tous les philosophes des Lumières, un état premier de l’homme, qu’il doit écouter pour pouvoir vivre heureux. Cette image de la nature reviendra comme un reproche dans le courant de l’article, les déclarations de guerre des rois étant assimilées à une insatisfaction non justifiée face aux bienfaits de la nature, qu’elle a distribués avec équité entre tous les hommes (image maternelle des « enfants » reprise ensuite dans l’image de la Providence à la ligne 28). L’association du bonheur et de la paix est reprise dans le texte, à la ligne 18/19, avec l’expression « une tranquilité de qui dépend leur bonheur ».
On retrouve par ailleurs une métaphore très fréquente au XVIIIème siècle quand il s’agit de dénoncer un comportement passionnel et condamnable, celui de la maladie convulsive. On le trouve par exemple dans l’article « fanatisme » du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire. Ces maladies, dont l’origine était inconnue, ce qui rendait tout traitement impossible et pouvait condamner à mort le patient, terrifiaient tout particulièrement, au point d’être parfois associées à un signe de possession. C’est donc à la fois l’image d’une maladie suspecte et incurable qui se fait jour, incompatible évidemment avec toute idée de bonheur.

C’est ouvrir la porte à une condamnation des rois, qui sont seuls qualifiés à déclarer la guerre, pour des buts futiles et sans tenir aucun compte des sacrifices que cela représente. Damilaville rejoint ici des auteurs comme Voltaire, dans Candide, chapitre III, ou dans Micromégas, ou encore comme Montesquieu, qui, par exemple, dans la lettre XXIV, donne du roi de France l’image d’un guerrier insatiable, qui ne s’occupe pas de l’état du royaume.
La critique est d’ailleurs assez transparente. Louis XV, au pouvoir quand Damilaville rédige son article, se signale par le nombre de guerres menées. Il ressemble en cela à son prédécesseur, Louis XIV, mais la différence, c’est que les guerres menées par Louis XV sont en majorité des échecs. De plus, ce sont des guerres de conquête, entamées au nom des « prétextes les plus frivoles », non de défense (voir « occasion de troubler celle des autres »), qui font revenir l’accusation d’immoralité, puisque c’est l’envie, péché mortel, qui préside à de telles déclarations de guerre. Les guerres offensives créent un engrenage tragique, obligeant les nations agressées à entrer dans leur tour dans une guerre défensive.
Le reproche au roi, c’est qu’en poussant son peuple à la guerre, il ne garantit pas « la vigueur de ses empires », c’est-à-dire la santé. Or, dans l’énumération de Damilaville, on trouve les obligations du roi à l’égard de l’économie : c’est un domaine nouveau des sciences au XVIIIème siècle, avec l’élaboration des premières doctrines, celles des physiocrates (l’économie n’est pas encore vraiment liée à l’industrie, ce que montrent les seules références à la démographie, à l’agriculture et au commerce). Le système physiocratique est une application des idées médicales de la circulation sanguine : il est remarquable de voir que dans le texte, le prix à payer pour les guerres est justement le sang des soldats, qui devient par métonymie le sang du royaume. L’idée de bonheur passe désormais par celle de confort, et la dernière partie de cette longue phrase énumérative met en valeur cette idée, en faisant du bonheur « but de toute société » (voir en plus la généralisation de l’adjectif indéfini « toute »).
De manière toute aussi grave, il n’assure pas son rôle fondamental de garant de la loi, l’ordre disparaissant, selon Damilaville, en temps de guerre (or, l’idée qui s’impose au XVIIIème siècle, c’est celui d’un contrat social : le roi est au pouvoir en échange de la garantie qu’il assurera le bonheur et le bien-être de ses citoyens), s’il ne garantit pas la paix, il n’est pas digne de garder le pouvoir. Sa tâche, c’est d’être « attentif », adjectif qui apparaît à la ligne 18. Or, le roi est suffisamment inconséquent pour n’être sensible qu’à « l’épuisement » : c’est-à-dire qu’il n’est sensible au tort qu’il fait à ses sujets que quand ses forces de chef de guerre sont elles aussi atteintes.
Par conséquent, les « chefs des nations », manière de ne pas nommer directement le roi, reçoivent des comparaisons très péjoratives : ce sont des « bêtes féroces », effet redoublé par l’expression « fureurs de la guerre », qui fait de la guerre une forme de folie. Plus loin, à la ligne 37, on trouve le terme « carnage », qui désigne une boucherie, et « immoler » qui fait de la mort des sujets un sacrifice religieux qui les transforme en « victimes ». Mais la religion de la gloire est dénoncée, avec l’adjectif « chimérique ».
C’est d’ailleurs un tel aveuglement que, alors que le bonheur de leurs sujets est aussi celui du Prince (voir « leur bonheur » à la ligne 19), il n’y est pas sensible.
Leur folie consiste à concevoir la prospérité en fonction de la dimension de leur royaume. Ils vont par conséquent à l’opposé de ce qui devrait être leur but, c’est-à-dire vers le malheur de leurs sujets. De manière polémique, Damilaville lie la dimension du royaume au nombre des sujets que l’on peut ainsi rendre malheureux.
On trouve aussi l’idée que les rois, déjà sujets à la passion et donc non maîtres d’eux-mêmes, sont en plus soumis à des conseillers qui n’écoutent que leur intérêt personnel, civils avec « ministres ambitieux » ou militaires avec « guerriers », c’est-à-dire des généraux ou des maréchaux. La même idée est reprise à la fin, mais elle est aggravée : la gloire des « guerriers turbulents » ne fait plus que s’additionner à celle du « conquérant ». Dans le cas du roi, c’est un « caprice », dans celui des guerriers proches du roi, ce sont des « vues intéressées ».

Conclusion

Article de synthèse, qui reprend les idées de Lumières sur le bonheur et le devoir des princes.
Ton également habituel au XVIIIème siècle : ton de la polémique, qui s’affirme progressivement dans le texte.

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