Agrippa d'Aubigné

Aubigné, Les Tragiques, Misères

De « je veux peindre la France » jusqu’à « du sang pour votre nourriture »

Introduction

Considéré comme le grand poète de la période baroque, Agrippa d’Aubigné entreprend dès 1577 la rédaction des Tragiques, immense poème épique de 10 000 vers, dont la première édition ne paraîtra qu’en 1616. Dans le premier livre intitulé « Misères », un violent réquisitoire retrace les persécutions subies par les protestants. L’allégorie des guerres de religion sert une double intention : émouvoir le lecteur et le convaincre du bon droit des protestants.

I. L’allégorie des guerres de religion

L’allégorie est expliquée v.1-2 : l’auteur se sert du symbole de la France pour « peindre », c’est-à-dire représenter à la manière d’un tableau le conflit entre protestants et catholiques qui empoisonne sa patrie ; le v.1 est ainsi parfaitement équilibré : chaque demi-vers (hémistiche) correspond à un terme de la comparaison (la pause au milieu du vers –césure- équivaut à un signe égal) ; la « France » est mise en relief par sa place à la césure. Les enfants représentent les deux partis opposés en France : v.5-6 « il brise la partage dont Nature donnait à son besson l’usage » (dans la Bible (Genèse, verset XXV), Jacob, le cadet, le préféré du père, a racheté le droit d’aînesse à Esaü pour un vulgaire plat de lentilles) ; Esaü l’aîné est le plus fort et représente le parti catholique qui détient le pouvoir ; Jacob au v.11 est le parti protestant privé de droit et de pouvoir.

Les étapes du récit (plan) correspondent d’ailleurs aux étapes du conflit :

L’attaque d’Esaü, avec le verbe « empoigne » v.3, donc des Catholiques v.3-10. Ceux-ci agissent donc d’abord sans rencontrer de résistance, et sont qualifiés par un lexique péjoratif, notamment par une périphrase dévalorisante v.7 « ce voleur acharné ».

La riposte de Jacob, avec le verbe « se défend » v.13, c’est-à-dire des Protestants v.11-14. Leur cause est présentée comme légitime v.12-13 et v.26 (périphrase méliorative).

Le combat acharné entre les deux frères, donc les guerres de religion v.15-20. Puis le conflit se généralise avec l’anaphore de « leur » v.17-18 et l’emploi de la forme pronominale (réciprocité) v.20 « ils se crèvent les yeux ».

V.21-28 : La réaction désespérée de la mère, c’est-à-dire les tentatives vaines de réconciliation entre les deux partis. Le narrateur insiste sur la violation des trêves v.28 : peut-être est-ce une allusion à la Saint-Barthélemy ?

V.29-34 : Le dénouement et la malédiction finale, donc la condamnation de la violence par l’auteur.

L’énonciation confond souvent les deux frères pour montrer leur violence commune : v.23 « les mutins », v.31 « félons » (apostrophe). Le champ lexical du combat (vocabulaire militaire) domine : v.4-5 « coups d’ongles, de poings, de pieds », v.5 « brise », v.9 « arracher la vie », v.14 « un combat », etc. : gradation dans la violence tout au long du texte (crescendo). On relève de nombreuses hyperboles : v.17, v.18, v.23. D’ailleurs l’alexandrin, vers majestueux, donne du souffle à la description du combat ; certains enjambements contribuent à cette amplification v.13-14, 19-20 et 27-28.

Enfin les sonorités rendent bien l’idée du déchirement : v.8 opposition entre des sonorités dures (allitérations en [d] : « gât du doux doit deux ») et des sonorités douces (assonances en [u] : « doux nourrir ») ; v.18 « si bien que leur courroux par leurs coups se redoublent » : le redoublement des coups est mimé par les assonances en [u] et les allitérations en [k] et [r].

Ce poème narratif poursuit une visée argumentative qui passe par le registre pathétique : il s’agit de toucher le lecteur pour mieux emporter son adhésion.

II. Un récit pathétique et engagé

Le sujet du texte émeut fortement le lecteur puisque le narrateur décrit une mère torturée (« affligée » v.1) par la rivalité de ses enfants. Ce registre pathétique se remarque également par l’emploi du champ lexical de la détresse : v.2 « chargée », v.15-16 (gradation), v.21-22, v.30 (prolepse annonçant sa mort). De plus le champ lexical de la maternité insiste sur l’image de la femme en tant que mère ; le symbole de l’allaitement est particulièrement récurrent : v.4 « tétins nourriciers », v.8 « doux lait », v.25 « sein », v.29 « le lait, le suc de sa poitrine », v.32.

On relève des sonorités exprimant la dureté au v.8 : allitérations en d qui soulignent le désastre qui fait suite à la guerre entre les deux frères. L’auteur s’engage cependant nettement en faveur du protestantisme : à la prise de position personnelle du début du texte « je veux » succède la dépréciation systématique d’Esaü. En effet, celui-ci rompt un équilibre naturel v.3-6, d’où la périphrase « voleur acharné » v.7. Il affiche sa volonté de nuire v.9 et viole même la trêve imposée par sa mère v.27-28. A l’inverse, on remarque une préférence pour Jacob qui n’agit qu’en dernier recours contre son frère v.11 et est qualifié deux fois de « juste » v.13 et 16.

Le registre épique constitue une nouvelle marque de l’engagement de l’auteur : le rythme, déjà long (alexandrins à rimes plates) est amplifié par de nombreux enjambements, notamment v.3-4 et v.31-32.

La prosopopée finale v.33-34 consiste en un reniement terrible de sa propre progéniture, une malédiction reposant sur une allitération en v « vivez de venin », sur la répétition de « sang » v.33-34 et la symbolique des couleurs : le blanc pur du lait maternel se change en sang, le sang du matricide et d’un fratricide annoncé.

Conclusion

D’Aubigné a donc recours à des personnages symboliques pour dénoncer l’opposition entre catholiques et protestants, dans un texte suscitant l’émotion par la violence de ses images. Cependant, quelle que soit sa préférence, l’auteur dénonce les ravages des guerres de religion et plus généralement de toute guerre civile.

Du même auteur Aubigné, Les Tragiques, Jugement

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