Aragon, Elsa au miroir
Poème étudié
C’était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C’était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
C’était au beau milieu de notre tragédie
Qu’elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise a son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
Qu’elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
A ranimer les fleurs sans fin de l’incendie
Sans dire ce qu’un autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C’était au bon milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C’était au beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je leur aie dit
Et signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s’asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d’incendie
I. La femme
A. La chevelure
C’est l’élément déclencheur de la mémoire. En effet, ses cheveux blonds aux reflets roux lui font penser à un incendie : « et peigner sans rien dire un reflet d’incendie », « incendie », « feux », « cheveux d’or » et « cheveux dorés ». La métaphore avec l’or est méliorative, elle rend compte de la beauté d’Elsa.
Aragon fait une comparaison entre les cheveux de sa femme et le moire : « le peigne partageait les feux de cette moire ». La moire est un tissu chatoyant, qui a l’apparence d’ondes. Cette comparaison montre que les cheveux d’Elsa étaient crantés.
Aragon nous montre la longueur des cheveux d’Elsa : « Pendant tout ce long jour assise à son miroir ». La durée de coiffure est évidemment une hyperbole, mais cache tout de même une réalité : la longueur des cheveux d’Elsa. Aragon exagère.
Aragon compare les cheveux d’Elsa à une harpe : « Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit … Qu’elle jouait un air de harpe sans y croire ». Cette comparaison montre que les cheveux sont longs et dégradés. En effet, les cordes d’une harpe sont disposées de la plus grave à la plus aiguë. De plus, avec cette comparaison, il considère le mouvement de la coiffure comme un geste harmonieux, tel le son de la harpe, ce qui montre qu’il possède une extrême tendresse à l’égard de sa femme. Enfin, cette notion auditive équilibre les sensations visuelles.
La chevelure d’Elsa guide le rythme du texte. Certaines phrases reviennent irrégulièrement au fil des strophes, parfois légèrement modifiées : « C’était au beau milieu de notre tragédie », « Elle peignait ses cheveux d’or … », « Et pendant un long jour assise à son miroir ». Cette récurrence de certaines expressions sont la transposition du peigne dans la chevelure d’Elsa. En effet, le peigne ne reprend jamais exactement les mêmes mèches.
La progression que l’on observe des quatre quintils aux cinq distiques témoigne de la structure de la chevelure : plus fournie à la base, plus légère aux pointes.
B. Le miroir
D’après la description que Aragon nous bâtit des cheveux d’Elsa, nous pouvons en déduire que l’auteur se tient derrière sa femme, celle-ci se tenant assise à sa coiffeuse. Or, le miroir ne reflète pas le visage d’Elsa comme il devrait le faire, mais, d’après les dires d’Aragon, ce miroir reflète bien d’autres choses …
En effet, c’est un miroir qui sert à la fois de « rétroviseur » et de « projecteur ». Rétroviseur car Aragon y voit les évènements du passé, et y revit ses souvenirs. Mais c’est aussi un projecteur car il y voit les évènements du présent.
Ce miroir montre également la télépathie entre Aragon et sa femme. En effet, les deux personnes voient la même chose, mais sans se parler. « Sans dire ce qu’une autre à sa place aurait dit ». Le miroir reflète leurs angoisses intérieures. Il s’agit d’une interprétation d’Aragon à propos des pensées de sa femme : « je croyais voir », « j’aurais dit » (deux fois) etc …
La signification est de plus en plus intense au long du texte. Le miroir devient la mémoire dans le vers : « Et pendant tout ce long jour assise à sa mémoire ». Le miroir devient le pivot entre le monde et le jugement d’Aragon sur celui-ci : « Le monde ressemblait à ce miroir maudit ». C’est le monde qui est maudis, et par là-même la mémoire d’Aragon qui lui fait revivre de difficiles moments. On peut penser que la seconde guerre mondiale lui rappelle les horreurs de la première.
Le miroir et la coiffure révèlent certains aspects d’Elsa : tandis que le miroir est source de perturbations, Elsa les atténue par sa douceur : « patientes mains », « calmer ».
C. La femme médiatrice, la femme intermédiaire
Elsa ravive les souvenirs de son mari. Elle est sa muse sans en avoir conscience. Par associations d’idées, il relie le geste de la coiffure à la guerre. D’ailleurs, cette association est remarquable, puisqu’à un geste doux, il associe une période sombre : la guerre. C’est donc à son insu que Elsa fait souffrir son mari.
Elsa se tait. Elle n’a pas besoin de parler. C’est une muse passive qui ne souffle pas au poète ce qu’il doit écrire. C’est en effet l’expérience commune qui l’inspire. C’est pour cela que la mémoire devient tantôt la sienne, tantôt celle d’Elsa : « Qu’elle martyrisait à plaisir SA mémoire », « Et ces feux éclairaient des coins de MA mémoire ».
L’analyse des temps des verbes montre une évolution. D’abord à l’imparfait, la description se fait ensuite au présent. Aragon montre ainsi que l’épisode se répète. Pour lui, le lien entre la chevelure et la guerre s’impose. C’est un thème d’écriture jusqu’à l’obsession : on parle d’hypotypose (c’est-à-dire le retour d’une image obsessionnelle dans un texte poétique).
La chevelure d’Elsa sert également d’intermédiaire entre la vie intime d’Aragon et son rôle en tant que poète et résistant. Il voit le monde extérieur à travers cette chevelure. Cependant, l’interprétation d’Aragon reste mystérieuse. Il ne donne pas toutes les clés : « Et vous savez leurs noms sans que je leur aie dit ». Cela montre sa connivence avec le lecteur, et fait référence au silence d’Elsa.
II. La souffrance
A. Pourquoi et comment apparaît le thème du théâtre ?
Tout au long du texte, le mot « guerre » n’est pas prononcé. Le texte est donc crypté. Il est allusif. Effectivement, il y a des indications temporelles importantes : « comme dans la semaine est assis le jeudi ». Par analogie entre la semaine et les années de guerre, on comprend qu’il s’agit de l’année 1942. A cette époque, les armées allemandes en sont à leur apogée. De même, les « flammes des longs soirs » correspondent aux bombardements. L’auteur indique qu’il faut décrypter le message par le terme « ce que signifient ».
La réalité est camouflée sous le champ lexical du théâtre. Tout d’abord, chacun sait qu’une tragédie se termine forcément mal, par la mort d’un des personnages par exemple. Ce terme traduit donc une vision désespérée quant à l’issue des combats. Il montre également le pessimisme de l’auteur quant à la souffrance. Le pronom « notre » qui la qualifie englobe tous les Français. Il s’agit d’une tragédie collective, où Elsa et Aragon ont une part active en tant que résistants.
Le champ lexical du théâtre : « acteurs » est une allusion aux principaux résistants : « Et vous savez leurs noms … » : Cette phrase fait penser à un générique. Aragon fait un parallèle entre la liste des morts sur les monuments (aux morts) et la liste des acteurs à la fin d’une pièce. On peut se demander pourquoi il a rapproché l’un et l’autre, puisque normalement, les acteurs ne meurent pas réellement. Il s’agit en fait d’un rapprochement étymologique : « acteur » signifie celui qui agit. Aragon montre que ce sont les plus actifs des résistants qui meurent. Chacun joue un « rôle » dans la résistance mais le pathétique vient du fait que ce rôle conduit à la mort.
Le miroir peut être assimilé à une ouverture scénique. Aragon et Elsa sont les spectateurs. Ils assistent à la représentation.
B. La souffrance
Les temps sont subjectifs : « long jour », « longs soirs ». L’auteur montre que c’est la durée qui lui pèse. En 1942, on ne voyait pas la fin de la guerre, il s’agit ici d’une souffrance morale.
« Elle martyrisait à plaisir sa mémoire ». Il s’agit d’une antithèse, presque un oxymore. Par un geste doux, elle ravive la douleur. Même le quotidien est douloureux pendant l’horreur de la guerre.
« Sans y croire … » : Cela montre le désespoir et l’aspect défaitiste qui régnait à cette sombre et terne période.
On trouve plusieurs niveaux de souffrance : Celle d’Elsa n’est pas exprimée. C’est Aragon qui la suppose. Celle d’Aragon est due aux souvenirs des guerres. Elle est communicative. En effet, Elsa souffre qu’il souffre (mais on peut se demander le bien fondé de cette thèse. En effet, la souffrance d’Elsa n’est qu’imaginée par Aragon). Il y a aussi la souffrance de ceux qui sont morts : « Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit » : L’opposition entre meilleurs et maudit montre l’injustice de la mort. On peut rajouter de plus la souffrance collective par l’expression « notre tragédie ». Il ne se plaint pas, c’est du lyrisme.
La souffrance rapproche les êtres entre Aragon et Elsa. On peut l’observer par l’alternance de deux rimes, à la fois au niveau sonore et par l’utilisation de rimes masculines et féminines.
C. Le thème du souvenir
On observe dans ce poème le thème récurrent de la mémoire : le poème lui-même est un souvenir (« C’était ») de la situation (puisqu’il a été écrit après la guerre). C’est un hymne aux acteurs de la tragédie plus qu’à sa femme.
Il se souvient malgré lui : « les coins de ma mémoire ». Il n’est pas très sûr : « je crois ». Ces souvenirs lui reviennent en flash, ce sont des traumatismes à propos de ces souvenirs : c’est un poids.
Aragon associe ses souvenirs à quelque chose de beau. En effet, les souvenirs lui donnent l’inspiration : « A ranimer les fleurs sans fin de l’incendie ». Lorsqu’il l’inspire, le souvenir est valorisé pour en faire quelque chose de presque beau. L’incendie n’est pas forcément associé à l’idée de brûlure. De plus, on peut voir que le souvenir s’estompe. Lorsqu’elle arrête de se peigner, le souvenir disparaît. On ne sait pas si c’est la souffrance qui donne l’inspiration, ou si c’est l’insupportable.
Conclusion
Ce texte trouve sa beauté dans le non-dit. En effet, Aragon suggère l’amour. Il trouve aussi la beauté dans sa technique de construction rare, puisque la structure imite la chevelure d’Elsa. On assiste en effet à la séance quotidienne de coiffure. Ce n’est pas un texte surréaliste, mais presque : la cohérence des mots n’est pas recherchée, l’auteur s’intéresse à celle des idées. Par exemple : « assise à sa mémoire » n’a aucun sens hors contexte. Aragon invente un monde virtuel pour évoquer une réalité horrible, cruelle.