Georges Brassens

Brassens, Saturne

Poème étudié

Il est morne, il est taciturne, il préside aux choses du temps
Il porte un joli nom « Saturne » mais c’est un dieu fort inquiétant.
Il porte un joli nom « Saturne » mais c’est un dieu fort inquiétant.

En allant son chemin morose, pour se désennuyer un peu,
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.

Cette saison, c’est toi ma belle, qui a fait les frais de son jeu
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.

C’est pas vilain les fleurs d’automne, et tous les poètes l’ont dit
Je te regarde et je te donne mon billet qu’ils n’ont pas menti.
Je te regarde et je te donne mon billet qu’ils n’ont pas menti.

Viens encore, viens ma favorite, descendons ensemble au jardin
Viens effeuiller la marguerite de l’été de la Saint Martin.
Viens effeuiller la marguerite de l’été de la Saint Martin.

Je sais par cœur toutes tes grâces et, pour me les faire oublier,
Il faudra que Saturne en fasse des tours d’horloge de sablier !
Et la petite pisseuse d’en face peut bien aller se rhabiller.

Brassens, Saturne

Introduction

« Il démystifie, il désintoxique, il est l’ennemie d’une société ennemie de l’homme. Quiconque ne l’aime pas est jaugé et jugé. Vive Brassens ! » Ce jugement lapidaire est cité par A. Bonnafé dans sa préface du « Georges Brassens » de la collection Seghers. Car Brassens est reconnu comme un vrai et grand poète, tout chansonnier qu’il soit et trouve sa place dans cette collection « Poètes d’aujourd’hui », à côté d’un Trenet, d’un Ferré, d’un Brel, de quelques autres. « Brassens est en effet un de ces hommes qui réussissent le difficile mais enrichissant mariage de la poésie et de la chanson » (Clouzet)

Qui n’a pas fredonné « La cane de Jeanne », ne s’est attendri aux « Sabots d’Hélène », n’est s’est plus ou moins scandalisé … ou réjoui devant « Le Gorille », « La Complainte des filles de joie », « La Mauvaise Herbe »…, n’a hautement apprécié la poésie intense du « Testament » et le pathétique du « Pauvre Martin » ou de « Bonhomme » ? Toute la 2ème moitié du XXème siècle a entendu ou chantonné « du » Brassens.

« Saturne » aussi, certainement, car c’est une des plus jolies, des plus touchantes chansons du poète, au répertoire si riche. A première vue, elle est moins spectaculaire que d’autres, elle ne choque ni ne scandalise, mais son originalité se voit très vite. Certes Brassens y parcourt, comme dans tous ses textes, les multiples ressources de la langue et de la versification, et mène mélodie, enjambements, rimes, avec la maîtrise d’un grand artiste.

Mais de plus, son cœur généreux et tendre sait, à travers les siècles, rejoindre les sources pures du lyrisme propre à la chanson populaire, et renouveler ainsi deux thèmes, parmi les plus traditionnels : celui du Temps toujours malfaisant à l’homme et celui de l’Amour : Amour –Tendresse d’un vieux couple que ni habitude ni vie commune n’ont pu ternir.

I. Le Dieu Saturne

1. Son aspect, son caractère

Depuis l’Antiquité gréco-romaine, en passant par Charles d’Orléans, Ronsard, le Romantisme…, le Temps, et tout ce qu’il représente d’irréversible pour les humains, est un des thèmes les plus connus du lyrisme. Que de manières diverses de crier : « O Temps suspend ton vol ! » ou « Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain !… »

Un poète moderne pourrait hésiter devant un sujet apparemment si utilisé, donc usé..

Pourtant le voici à nouveau présenté ici et presque humanisé, tout Dieu soit-il, ce Saturne au « joli nom » ancien.

C’est vrai, on dirait d’abord un bonhomme au caractère peu facile : « morne, taciturne, morose ». Ces trois adjectifs montrent combien il préside de façon désagréable aux destinées des êtres vivants.

« Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame ; / Las ! Le temps non, mais nous nous en allons… » écrivait déjà Ronsard, auquel le ton général du poème de Brassens fait penser plusieurs fois.

2. Sa présentation anthropomorphique

Car si le Temps, Saturne, est un être si « peu causant », c’est que les hommes lui prêtent les apparences bougonnes d’une sorte de tyran domestique, présentation familière de la fatalité qu’il incarne.

Voilà pourquoi il est un « dieu fort inquiétant » (le refrain bissé le répète deux fois, comme chacune des idées maîtresses du poème), lui qui « préside aux choses du temps ».

La périphrase est toute de pudeur et le vocabulaire volontairement indéfini, car de ces « choses du temps » les hommes n’ont jamais retenu, au cours des siècles, que les méfaits, les douleurs, la notion de éphéméride de tout bonheur.

3. Malfaisance de Saturne à l’égard des hommes

Mais parce qu’il « préside », qu’il est donc une forme irréfutable du Destin, le Temps se pare vite aux yeux de l’humanité d’une magnilité sournoise.

Et là encore, on croirait un bonhomme déplaisant qui cherche à faire des niches pour s’amuser.

La répétition éternelle de son acte permet de lui prêter un « ennui » à l’échelle de l’âme humaine.

Il « va » son bonhomme de « chemin », expression familière dont Brassens ne conserve qu’une partie, ce qui la transforme de façon inattendue, mais en lui ajoutant un qualificatif : « morose » ; car toujours le même emploi qui consiste à conduire éternellement les êtres de leur naissance à leur mort et à recommencer avec les suivants. Cette même action ne peut donc qu’être morose.

Or, « pour se désennuyer », Saturne devient malfaisant.

Dès l’Antiquité grecque, les Dieux ont été dotés de malveillance à l’égard des humains.

Saturne, chez Brassens, a le comportement d’un garçon hargneux, traînant le long des rues, « jouant » à mal faire : « blouson doré » ? « Blouson noir » ? « Beatnik » ? « Drop out » ? Il se dessine ainsi, la lippe grimaçante, frottant des semelles. C’est une caractéristique de la chanson moderne de donner à des personnages légendaires une apparence d’actualité banale. Même tendance dans les bandes dessinées où tel marchand gaulois de la « Provinzia Romana » prend sous la plumez d’Uderzo la tête du célèbre Escartefigues du film Marius de Pagnol.

4. Son action fatale

Ici Saturne « tue le temps » ; mieux : « Le temps tue le temps comme il peut » ; pirouette verbale entre les deux utilisations différentes du même terme, et jeu de mots à partir, une fois de plus, d’une formule coutumière, de la langue de tous les jours.

Les plaisanteries de Saturne ne peuvent qu’être sinistres : elles font disparaître jeunesse et beauté en « bousculant les roses ». On pense à nouveau à Ronsard, à son exquis « Mignonne allons voir si la Rose… » ou au sonnet pour Hélène : « Quand vous serez bien vieille… ».

Car c’est surtout la beauté féminine à l’épreuve des attaques du Temps qui frappe les poètes. Déjà Villon s’attristait sur le sort affreux dans la Mort du « corps féminin qui tant est souef ». Quant à Ronsard, que de fois évoque-t-il les ravages qui peuvent être causés, comme le fait ici Brassens, à une « mignonne qui ferait les frais du « jeu du Temps » !

5. Ton faussement désinvolte de la chanson

L’expression de Brassens est à remarquer, tant elle atteint la poésie la plus délicate par la simple utilisation à peine transformée d’une phrase coutumière.

Ainsi la chanson moderne rejoignant la complainte des troubadours et le chant populaire dont elle conserve l’octosyllabe, le couplet et le refrain, ou la peinture à peine transposée du quotidien, chère à Homère, trouve-t-elle les échos simples, courants, des inquiétudes de l’homme de la rue.

Soutenue par le ton léger, chantant, de l’octosyllabe, aidée par un vocabulaire facile et de continuels jeux d’expression, elle rythme de sa musique fredonnée au jour le jour, un thème éternel et douloureux mais qu’elle semble traiter, par sa cadence même, avec une certaine désinvolture.

II. L’Amour

1. L’alliance Temps et amour

C’est le même détachement un peu irrespectueux qui semble d’abord colorer un autre thème de cette chanson « Saturne », thème lui aussi courant et banal du lyrisme : celui de l’amour. Car c’est bien une chanson d’amour, finalement que « Saturne ».

La « belle » de Brassens est une femme qui « a payé » l’impôt du Temps, qui « a payé la gabelle », ce tribut si impopulaire aux pauvres gens sous l’Ancien Régime, car il frappait le sel, produit vital, impopulaire comme odieux à tout être humain le tribut versé au Temps par la vie qui s’écoule sans espoir de retour.

2. Une vision renouvelée

Une image attire l’autre : la ravissante comparaison : « un grain de sel dans tes cheveux » joue de cette « gabelle » qui l’annonce et de l’expression du langage commun, « des cheveux poivre et sel » ; elle devient une formule assez humoristique.

Mais l’apparente désinvolture qui pouvait se découvrir dans le ton détaché des vers : « Cette saison c’est toi ma belle / Qui as fait les frais de son jeu », laisse tout de suite place à la tendresse. C’est bien une chanson d’amour qui se fait jour alors, mais très différente de la plupart d’entre elles.

3. Une conception originale de la femme aimée

Car « Saturne » est l’hymne d’un vieux couple, fait si rare en littérature – à part l’utilisation un peu systématique d’Aragon sur ce sujet et quelques beaux élans d’Eluard –, et non le chant en l’honneur de quelque jeunesse.

Contrairement à la coutume, Brassens n’évoque pas un âge qui « fleuronne en sa plus verte nouveauté » (Ronsard) ; mais la discrète image des « fleurs d’automne » ou la touchante métaphore : « Viens effleurer la marguerite / De l’été de la Saint-Martin ». L’été de la Saint-Martin, dernier sursaut de beau temps en Automne souligne bien que la « favorite » du poète n’est plus de première jeunesse.

Or que trouver de plus sincère qu’un amour adressé à une femme dont on ne cache pas la maturité, et de plus sûr que celui dont l’habitude, la vie commune et continue n’ont pas flétri l’éclat ? Bien au contraire… Le poète en effet a beau « savoir par cœur (toutes) les grâces » de l’aimée, c’est toujours elle qu’il appelle par l’impératif, répété sous forme d’anaphore en tête de vers et de strophe : « Viens encore viens … » allié à la dénomination mi-taquine, mi-attendrie : « ma favorite ».

4. L’habitude, facteur de tendresse

Dans bien des chansons populaires aussi, on « descend …au jardin » pour « y cueillir du romarin » ou y « danser la capucine » ; mais la vieille rengaine est transformée ici ; la tendresse qui se noue entre les deux membres d’un vieux couple perce sous le mot « ensemble » : « Descendons ensemble au jardin ».

Ainsi évolue le sens de ces « grâces » sues « par cœur » : ce n’est pas la satiété ou la lassitude qu’elles évoquent, mais au contraire une connaissance tissée au cours des années ; et si les beautés de la femme ne suivent plus, comme autrefois, les canons traditionnels, l’amour y a gagné une vérité presque d’absolu.

Finalement, c’est la seule qualité d’amour qui vient à bout du Temps.

La dernière pirouette verbale : « Et pour me les faire oublier/ Il faudra que Saturne en fasse/ Des tours d’horloge, de sablier » prouve que le dieu n’est pas « fort inquiétant » pour ceux qui s’aiment d’amour parfaite. On peut évoquer le couple mythologique de Philémon et Baucis, les deux vieillards récompensés par Jupiter, car ils s’aimaient en toute simplicité et indulgence depuis toujours et pour toujours.

5. Un amour vainqueur du Temps

Si bien souvent chez Brassens se développent de charmantes variations d’amour sur des thèmes connus (« Le Parapluie », « Marinette », « Une jolie fleur »), si l’amour, non moins souvent y est frivole, volage, dérisoire, et bien plutôt amourette et aventure, celui qui nous est conté dans « Saturne » est d’une autre étoffe.

Il nous fait découvrir un aspect de Brassens moins courant ; on voit le chansonnier d’ordinaire gouailleur, sarcastique, bref pessimiste. Or il est aussi généreux, tendre, gardant au cœur l’espérance.

« Saturne » est le chant adressé à une femme qui vieillit par un homme dont l’amour est de telle qualité qu’il se passe de toute grandiloquence. Il lui suffit de dire : « Je te regarde » pour traduire la profondeur de son affection ; sans doute après la coupe qui détache ce verbe essentiel, une nouvelle formule pirouette pour préciser, mais avec gouaille, la profondeur du sentiment : « Je te regarde // et je te donne
· Mon billet qu’ils n’ont pas menti ».

L’expression consacrée : « je te donne mon billet », racolée une fois de plus pour être mieux disloquée, enjambe spectaculairement les deux vers et en même temps qu’elle cache un peu l’attendrissement, par pudeur, ne fait que mieux éclater à la fin le compliment vrai : « les poètes… n’ont pas menti » en « disant » comme le chante notre troubadour lui-même : « C’est pas vilain les fleurs d’automne ».

L’expression du langage parlé, où la syntaxe est mise à mal (au lieu de « N’est pas vilain » Brassens écrit « C’est pas vilain « …) accentue le côté véridique du compliment car « tout le reste » serait « littérature » ! ce qui gène tant la spontanéité depuis Verlaine !

Conclusion

Le Temps, l’attendrissement d’Amour, voici donc atteints et réexprimés au neuf, deux sujets fréquents en poésie.

Mais cette dernière s’est de plus en plus enfermée dans sa tour d’ivoire, depuis la fin du XIX ème siècle ; elle s’est contentée de plus en plus de l’atmosphère de serre chaude des salons littéraires et autres « chapelles » ; elle s’est exilée de la vie en se livrant à des singularités de plus en plus hermétiques et désuètes.

La chanson – ignorons bien entendu la chanson commerciale, produit industriel, mis démagogiquement à toutes les modes du goût du jour- la chanson digne de ce nom est celle qui peut le mieux apporter à la poésie une nouvelle dimension.

La « rencontre » Aragon / Ferré et l’immense succès populaire de Brassens sont la preuve que la chanson a permis d’élargir l’audience de la poésie.

Dans l’exemple précis de notre texte, « Saturne », la chanson réintègre dans la vie les thèmes lyriques qu’elle illustre. Plus que toute autre œuvre d’art, la chanson appartient au public. En la fredonnant, chacun la recrée, la remodèle pour lui-même ; l’air aide au mouvement du cœur et le thème vieilli reprend toute son actualité individuelle en devenant le chant ou le cri de notre cœur.

Du même auteur Brassens, La non-demande en mariage

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