Pierre de Marbeuf

Marbeuf, Et la mer et l’amour…

Poème étudié

Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.

Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage ?

La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.

Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes

de Marbeuf, Et la mer et l’amour…

Introduction

L’amour constitue un thème privilégié depuis la littérature courtoise jusqu’aux chansons d’aujourd’hui. Ce n’est donc pas le motif choisi qui fait du sonnet de Pierre de Marbeuf, « Et la mer et l’amour… », publié en 1628, une œuvre originale. En revanche, il le devient davantage quand il s’inspire des traditions précieuse et baroque. C’est ainsi qu’il s’appuie sur une comparaison entre la mer et l’amour (I) pour développer une réflexion et un monologue élégiaques sur les souffrances de la passion (II).

I. Une réflexion axée sur une comparaison entre la mer et l’amour

A. L’entrelacement de 2 thèmes, la mer (élément concret) et l’amour (sentiment de l’ordre de l’abstrait)

1. deux champs lexicaux primordiaux

• « la mer » (six fois), relayée par « l’eau » au singulier ou au pluriel (4 fois)

• « l’amour » (huit fois), « aimer » (1 fois) « amoureux » (une fois), relayé par « le feu » (métaphore précieuse de l’amour devenue traditionnelle) (3 fois) et des mots du même champ lexical : « enflammer », « brasier », « brûle », éteint son feu)

2. la façon dont ils sont entrelacés

• les répétitions parallèles et en chiasme

? parallèles avec les anaphores : vers 1, 4, 5, 6 les deux hémistiches du vers 2

? chiasmes

« Et la mer est amère, et l’amour est amer,
l’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage. »

• le jeu subtil des comparaisons, des métaphores et des associations: en fait, la navigation dans une mer tourmentée devient la métaphore filée de l’amour et de ses dangers

B. Les ressemblances entre la mer et l’amour

1. Elles sont explicitement présentées (« en partage », « aussi bien », « tous deux »)

2. Les procédés

• Jeu entre les sens figuré et propre de l’adjectif substantivé « amer » pour évoquer cette 1ère ressemblance

• Utilisation de la métaphore filée de la navigation, des orages (avec ici une litote) et du naufrage dans les quatrains pour évoquer leurs dangers communs

C. les différences entre la mer et l’amour : dans les tercets, les 2 thèmes ne sont plus assimilés

1. continuité apparente

Dans l’allusion mythologique à Aphrodite ou Vénus, désignée par la périphrase « la mère de l’amour », c’est-à-dire d’Eros ou de Cupidon (conçu avec Arès ou Mars, dieu de la guerre)), elle-même déesse de l’amour, née de l’écume de la mer (cf la redondance entre les vers 9 et 10). Les 2 éléments, l’eau et le feu, devraient donc être complices.

2. Or, ils deviennent antagonistes (vers 11 à 14).

L’eau ne parvient pas à éteindre le feu de l’amour

II. Une réflexion et un monologue elegiaques (lyrisme triste, ce qui suppose aussi investissement personnel, sentiments, musicalité comme dans tout texte poétique) sur l’amour malheureux

A. L’investissement personnel dans un monologue adressé à l’être aimé

1. le locuteur s’exprime à la 1ère personne dans le 2ème tercet : »je », « me » « mes » après avoir proposé une réflexion plus générale : « l’on », « celui qui »

2. il s’adresse à un(e) interlocut(eur)(rice) non nommée, non caractérisée mais tutoyée : « ton »

B. La thématique de la passion malheureuse (étymologie du mot), souvent personnifiée, qui utilise assez souvent des clichés

1. Un amour passionné

? métaphore précieuse traditionnelle du feu
? hyperboles : « si fort »

2. Un amour qui ressemble à une guerre

? métaphore des « armes »

3. les souffrances de l’amour

? la métaphore de l’amertume
? celle de l' »orage » et du « naufrage » (déjà annoncé par l’image « s’abîme »)
? l’expression pathétique, métaphorique et hyperbolique de ce tourment causé sans doute par l’unilatéralité de l’amour :

« Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer »

« Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour* qui me brûle est si fort douloureux
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes »

(*l’expression « Ton amour » est à comprendre comme « l’amour que je te porte »)

4. Mais une réflexion qui s’attache davantage à l’évocation du sentiment lui-même qu’à l’être aimé ? aspect abstrait et peu sincère

C. Une musicalité extrêmement travaillée : poème = un exercice de style

1. Extrême régularité et fluidité du rythme

• le polysyndéton dans les deux premiers vers, au vers 8
• le choix de l’alexandrin parfaitement césuré sans rejet ni enjambement
• le privilège accordé à la traditionnelle accentuation par 4
• importance de la binarité

* dans le choix de 2 thèmes qui s’entrelacent
* dans les parallélismes (1er quatrain : v. 1,4, 2 hémistiches du ver 1, 10) et les chiasmes (cf. plus haut)

2. Le procédé massif de la répétition, outre son rôle sémantique, joue surtout sur le rythme et sur les sons

• les anaphores : vers 1 et 2, 5 et 6

* quelquefois, un hémistiche presque complet est phonétiquement repris :

1er hémistiche des vers 1 et 4 [elamerelamur] // [karlamerelamur]

* parfois un seul son diffère entre 2 hémistiches

vers 2 premier hémistiche [elameretamer]

deuxième hémistiche [elamuretamer]

vers 5 premier hémistiche [s l i kikrelezo]
vers 6 premier hémistiche [s l i kikrelemo]

• répétitions constantes de mots

2 fois « mère », « est », « sort », 3 fois « amer », 3 fois « feu », 4 fois « eau », 5 fois « et », 6 fois « mer », 8 fois amour »

• homophones

[amer] 11 fois (« la mer », « la mère », « amer »)

• allitérations

[l], [m], [r] à cause des répétitions
[f] vers 6,7,8,10,11,13,14
[s], [z] 2ème quatrain, 1er tercet

• assonances

[e], [a], [e], [u] à cause des mots « et », « est », « amour » et « mer » qui reviennent constamment

Conclusion

Ce poème présente donc essentiellement une musicalité très travaillée. Dans le texte, on trouve une notion de baroque : c’est une terminologie assez floue qui a été créé tardivement pour désigner une réalité artistique du 17ème siècle, opposée complètement aux règles dites classiques. On retrouve le thème du mouvement, du miroir, du multiple. L’eau fait partie des thèmes baroques car il s’agit d’un élément instable. Le lyrisme est ici particulièrement servi par cette musicalité d’abord, mais aussi par ce jeu emprunté au baroque de la comparaison et de l’antithèse qui entrelace intimement les thèmes de l’amour et celui de l’eau, élément mouvant, insaisissable, symbole de la vanité, comme du caractère éphémère des choses de ce monde. Lamartine dans « Le Lac », Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau » s’en souviendront, avec certainement plus d’émotion.

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