René Guy Cadou

Cadou, Hélène ou le règne végétal, Chambre de la douleur

Poème étudié

Chambre de la douleur

La porte est bien fermée
Une goutte de sang reste encore sur la clé

Tu n’es plus là mon père
Tu n’es pas revenu de ce côté-ci de la terre
Depuis quatre ans
Et dans la chambre je t’attend
Pour remailler le filets bleus de la lumière

La première année j’eus bien froid
Bien du mal à porter la croix
Et j’ usai mes belles mains blanches
A raboter mes propres planches
Déjà prêt à partir sans toi

Puis ce fut le printemps la pâque
Je te trouvai au fond de chaque
Sillon dans chaque grain de blé
Et dans la fleur ouverte aux flaques
Impitoyables de l’été

Jamais plus les oiseaux n’entreront dans la chambre
Ni le feu
Ni l’épaule admirable du soir
Et l’amour sera fait d’autres mains
D’autres lampes
Ô mon père
Afin que nous puissions nous voir

Cadou, Hélène ou le règne végétal ( 1952 )

Introduction

René-Guy Cadou est né le 15 février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne (Loire-Inférieure), dans la Grande Brière , « à la limite des fééries et des marais », comme il l’a écrit. Ses parents, instituteurs, étaient originaires du Pays de Retz. Il passe son enfance en Brière, dans un milieu végétal admirable qui le marquera pour toujours. Le vent, les bruyères et la mer si proche sont ses amis d’enfance.

En 1932, alors qu’il n’a que douze ans, il est marqué par la mort de sa mère et découvre la douleur, thème très présent dans son œuvre. Cet événement va sans doute influencer sa carrière littéraire. En 1940, à son tour, son père meurt. René-Guy est entouré de ses amis dans cette nouvelle épreuve de la vie. Il rencontre cette année-là Max Jacob, autre grand poète.

Puis lors de la deuxième guerre mondiale, il est mobilisé, et finalement réformé. Il devient instituteur à Mauves Sur Loire en décembre. Il pense beaucoup à écrire et publier, avec sans doute, la hâte des gens qui savent qu’ils vont mourir jeunes (« Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre » )

1943 est aussi l’année de la rencontre avec la femme de sa vie, Hélène. Hélène Laurent est étudiante à Nantes, elle est passionnée de poésie. Le jour de leur rencontre, le 17 juin, elle s’est rendue à Clisson pour faire la connaissance de Cadou, dont elle apprécie les premiers recueils. Le poète écrira plus tard à propos de cette rencontre : « Je vis bleu tout le jour… ».

Il fait entrer l’amour parmi ses thèmes, et plus que la joie, la ferveur. Hélène sera une grande inspiratrice pour le poète (Hélène ou le règne végétal). D’abord instituteur suppléant pendant de nombreuses années, Cadou se fixe à Louisfert, près de Châteaubriant, en octobre 1945. Le 23 avril 1946, Hélène et René-Guy se marient à Nantes, dans l’intimité. Ils emménagent dans la maison d’école des filles de Louisfert. Cadou mène, parallèlement à la poésie, l’existence d’un homme accessible à tous les habitants du village.

I. Un chant de séparation et de douleur

1. Un thème récurrent

Si l’on jette un coup d’œil sur son enfance, elle est en effet marquée par des dates mortuaires. La mort du grand-père avait précédé sa naissance, il a neuf ans à la mort de sa grand-mère, douze ans à celle de sa mère… Marqué par la mort de sa mère et découvre la douleur, thème très présent dans son œuvre.

En 1940, son père meurt à son tour « tu n’es plus là mon père » (v.3)
On comprend donc que la tonalité première de ce poème soit souffrance, sentiment d’abandon, de rupture avec celui qui était filialement un autre soi-même, rupture d’autant plus douloureuse que le père l’a élevé seul de 1932, date de la mort de sa mère, à cette mort en 1940.

2. La chambre et la porte

Peu argentés, le père instituteur et son fils vivaient en logements de fonction. Ils vivaient très près l’un de l’autre, en des espaces réduits, d’où l’importance de la « chambre » dans le titre. C’est aussi le lieu où il a vu dès 1938 son père malade, puis c’est la « chambre » où il l’a trouvé mort.

Le premier vers du poème est symbole : « La porte est bien fermée », fermée entre père et fils, porte de la mort que les vivants ne peuvent pousser.

3. La douleur de la séparation

Une sorte de litanie d’écoule, qui traduit cet irrémédiable :

« Tu n’es plus là mon père »
Tu n’es pas revenu de ce côté de la terre » (vers 3-4)

La sensibilité s’échappe entre chaque terme, si simple, comme une conversation familière :

• Le rappel des « quatre ans » (v.5) écoulés depuis la séparation devient une sorte de florilège, de « Capitale de la douleur » (a-t-il pensé à ce titre d’une œuvre d’Eluard ?)

• « La première année j’eus bien froid » (v.8) : « froid » de ne plus jamais revoir celui qui s’était dévoué pour lui, le père veuf qui n’avait vécu que pour son fils.

• « Bien du mal à porter sa croix » : ce vers symbolise la révolte de l’homme devant la destinée incompréhensible, qui le coupe de ceux qu’il aime.

• « Jamais les oiseaux n’entreront plus dans la chambre » (v.18) : chambre de la douleur donc, où la négation de ce qui est joie (« les oiseaux ») devient l’image même de la mort, dans ce bel alexandrin.

• « Jamais plus » : l’irréversible, que la négation « ni » reprend deux fois en anaphore (vers 19-20). Disparition du bonheur d’être avec le père envolé lui aussi du sanctuaire familial.

Le poète a également recours à d’autres symboles : de vie et d’ardeur « le feu » (v.19) ; de la beauté, celle ressentie à deux, dans la communion crépusculaire avec la nature : « l’épaule admirable du soir »

Enfin la douleur pousse au désir de mourir, d’avoir lui aussi un cercueil :

« Et j’usai mes belles mains blanches »

A raboter mes propres planches » (v.10-11), désir exprimé là encore par une image familière, celle d’un homme qui est à la fois poète, d’où les « belles mains blanches », instruments de l’écriture sacrée, et manuel, proche des paysans et des humbles, taillant lui-même sa bière, son cercueil.

II. Un hymne au renouveau de la nature et de l’amour

Malgré la douleur de la séparation, ce poème est aussi un hymne au renouveau.

1. La présence du père

« Et dans la chambre je t’attends » : le poète conjure la mort et manifeste son attachement à son père par-delà la mort. L’écriture permet d’immortaliser le souvenir du père.

« Pour remailler les filets bleus de la lumière » (V.7) : du père lui-même, il reçoit vite un message d’espoir lui conseillant de vivre. C’est lui qui l’aidera de son souvenir, car la douleur stérile est à bannir.

Le père même a laissé, par sa mémoire, une « goutte » de vie, c’est ce que représente l’image « Une goutte de sang reste encore sur la clé » (v.2). Sa présence est ainsi matérialisée.

Car même si la « porte » (v.1) des contacts entre morts/vivants est « bien fermée » (v.1), la clé porte les stigmates du disparu. Cette clé symbolique ouvre- au moins les souvenirs.

Affligé par le décès du père, le poète a songé mourir « déjà prêt à partir sans toi » (v.12), mais s’abandonner au désespoir, ce n’est pas là la leçon du père. Mourir ce serait bien « partir sans toi » car dans la mort on part toujours solitaire, donc inanité d’une telle solution.

2. Les symboles de vie

Aussi presque toutes les strophes commencées dans la reconnaissance douloureuse de l’absence s’élèvent-elles peu à peu vers des symboles de vie.

le « sang » est le symbole par excellence de la vie et la « clé » est signe d’ouverture.

L’emploi du verbe « remailler » (v.7) est symbole d’action, de réparation, de ravaudage de ce qui est abîmé, troué.

Les « filets bleus de la lumière » (v.7) renvoient à la beauté impalpable, aérienne, retrouvée. En effet, le « bleu » a toujours été pour R.-G. Cadou couleur de la beauté et du bonheur (cf. « le monde bleu » que lui apporte l’amour de sa femme et « la langue bleue » désignant la Poésie).

3. Les sources réelles de la vie

Plus caractéristique encore la quatrième strophe où le poète voit renaître les sources réelles de la vie. Or elles jaillissent du souvenir même du père, présent partout dans la nature refleurissante, image précise du Renouveau.
D’abord la saison en elle-même regaillardit « Puis ce fut le printemps » (v.13).

La fête religieuse de la Pâque (v.13) lave les impuretés, ici le malheur et permet de repartir en toute ardeur vigoureuse.

La mémoire fait revivre, jaillit, car le père est là « au fond de chaque sillon » (v.14-15) : on peut remarquer le rejet du mot « sillon » ainsi mis en relief en tête de vers. Le « sillon » d’où viendra le pain, essentiel aux gens humbles, « sillon » aussi que féconda le paterfamilias, symbole donc de la lignée.

On peut aussi noter la place surprenante de « chaque », adjectif indéfini rarement situé à la rime, coupé du nom qu’il accompagne.

Ce même « chaque » répété dans la métaphore filée, image nourricière, féconde le « grain de blé ». « Si le grain ne meurt », dit l’Evangile…car c’est de la mort que reviennent la vie, la beauté, l’écriture…

La « fleur » (v.16) est d’un symbolisme très riche (joie, gaieté …) : elle est ici le réceptacle de la vie, car « ouverte aux flaques impitoyables de l’été », flaques de lumière sans doute qui les chauffent, les flétrissent…

Dans la dernière strophe l’espoir renaît toujours : après la négation de tout ce qui représentait le bonheur familial avec le père et qui lui ne peut sans aucun doute revenir, c’est tout « autre » lumière, toute « autre » (V.21-22) richesse vitale qui prendront la succession. Ce sont elles qui tisseront le lien indissoluble, ce « filet bleu de lumière » qu’il fallait « remailler ».

Le ravaudage est accompli :

« L’amour sera fait d’autres mains
D’autres lampes
O mon père
Afin que nous puissions nous voir » (v.21-24)

Miracle de « l’amour » car il fait renaître création donc vie. Amour que René-Guy Cadou connaît dès 1943 avec Hélène qu’il épousera en 1946, retrouvant les biens élémentaires et indispensables.

Conclusion

A l’aide de l’écriture, le poète transfigure la mort. René Guy Cadou, grâce au poème, cherche à toucher tout lecteur. La douleur éprouvée encore « quatre ans » après la mort du père est toujours présente.

Mais la rencontre avec Hélène le sauve provisoirement du malheur, de cette marque de mort qui avait plané sur le poète dès la petite enfance. C’est ce qui – malgré l’incantation au père absent – retire peu à peu au texte Chambre de la douleur sa tonalité de souffrance pour laisser sourdre la vie que nature et amour reconstruisent sans cesse.

On peut rapprocher ce texte du poème Anniversaire d’Eluard, où cette chaîne de vie qui va des parents aux enfants, des ancêtres aux descendants, indéfiniment, supprime la réalité de la mort en supprimant la discontinuité, et donne à ceux qui restent en vie la « lumière » qui permettront de retrouver les précédents, de nier ainsi la mort.

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