Racine, Britannicus, Acte V, Scène 6
Texte étudié
Poursuis, Néron, avec de tels ministres
Par des faits glorieux tu te vas signaler.
Poursuis.
Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.
1675
Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile.
1680
Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies ;
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ;
1685
Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours,
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le Ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,
1690
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.
Racine, Britannicus, Acte V, Scène 6
Situation
Ce texte est tiré de la scène 6 de l’acte V de la pièce de Racine, Britannicus, écrite en 1669. Agrippine vient d’apprendre la mort de Britannicus, empoisonné par Néron ; ce meurtre consomme la rupture entre la mère et son fils. Dans une ultime confrontation, Agrippine prédit un destin tragique à Néron.
I. Un discours imprécatoire
Consciente de sa disgrâce, Agrippine retrouve dans son désespoir une lucidité prophétique et une grandeur tragique.
Ainsi, elle marque son détachement par une attitude de défi que souligne l’ironie des antiphrases des premiers vers (Par des faits glorieux tu te vas signaler) et la répétition d’un impératif provocateur (Poursuis). Par ailleurs, l’emploi nouveau et harcelant du tutoiement signale son mépris grandissant et crée dans de nombreux vers une allitération en [t] dont l’unité sonore obsédante marque la dureté de son discours (Tu* Ta* ton* tes* ta).
Le ton de celui-ci évolue au cours de la tirade : d’abord pathétique, il exprime l’intensité du désespoir du personnage par des phrases brèves et des alexandrins marqués par des changements de rythmes (vers 1672* vers 1674-1675* vers 1680); puis, après l’aboutissement du vers 1686 caractérisé par la correspondance « toujours/ tous les jours », le ton devient tragique et prend une ampleur rhétorique dans une phrase de six vers (vers 1687 à vers 1692).
Enfin, deux champs lexicaux, ceux de l’imprécation et de la prophétie se conjuguent avec l’emploi du futur pour tracer le destin tragique du tyran (Je prévois* je sais* je veux* Ne crois pas* j’espère* // se présage* te suivront* marquera* paraître).
II. Une tyrannie annoncée
Cette ultime tirade d’Agrippine permet à Racine d’évoquer une image de Néron conforme à celle que l’histoire a retenue.
Ainsi de nombreux termes signalent une analyse psychologique de Néron (hais* tranquille* remords* calmer) et les conséquences politiques. Racine suggère de cette manière le mauvais usage de la tyrannie tel que le définit Machiavel1 et soutient l’idée que les passions humaines déterminent le comportement, y compris dans l’exercice du pouvoir (s’irritant* forcé).
Outre la répétition du mot « sang », la thématique de la violence parcourt tout le texte et construit une connotation inquiétante à l’aide de plusieurs champs lexicaux :
– le champ lexical de la cruauté (tes coups* barbaries* cruels) ;
– le champ lexical de la mort (mort* mourant* crimes) :
– le champ lexical de la fatalité (Tu te verras forcé).
Cette fatalité apparaît dans l’engrenage tragique dont Néron est l’initiateur et la victime ultime : fratricide ? matricide ? homicides ? suicide.
Enfin, la tournure hyperbolique du vers 1692 et la répétition du caractérisant « cruels » scellent l’histoire de Néron (Aux plus cruels tyrans une cruelle injure).
Conclusion
La puissance des imprécations d’Agrippine marque l’émergence d’un tyran présent, mais surtout à venir. Au-delà du portrait d’un héros tragique négatif, c’est surtout un usage inquiétant du pouvoir que suggère Racine.
1. Nicolas Machiavel (1469-1527) fut le secrétaire d’État du duché de Florence ; dans un ouvrage intitulé Le Prince, il prône l’idée selon laquelle en politique la fin justifie les moyens, et notamment l’emploi de la cruauté de la tyrannie.