La politique doit-elle viser le bonheur du peuple ?
Dans toutes les civilisations, l’organisation politique s’est forgée selon la nature d’un peuple donné, au même titre que les créations techniques ou artistiques. Dans la pratique, ni le peuple ni les élites politiques ne plaçaient le bonheur comme étant la finalité des actions et des décisions politiques : l’organisation sociale suit les représentations du monde et des valeurs propres à la communauté. Seuls les théoriciens politiques, qui sont apparus bien plus tard, ont validé l’hypothèse selon laquelle l’État est en mesure de viser le bonheur du peuple. Sans entrer en détail dans ce qui constitue le vrai bonheur, le questionnement tourne plutôt autour du rôle et de l’efficacité de la politique. Les hommes politiques devraient-ils plaire au peuple afin de bien asseoir leur pouvoir et le gouvernement de la cité ? Pour éplucher cette problématique, nous allons voir comment les philosophes ont pensé le rôle de la politique et la façon par laquelle il faudrait exercer le pouvoir. Nous allons poursuivre l’analyse en abordant les aspirations du peuple dans sa volonté de vivre ensemble. Et enfin, nous terminerons par expliquer le bonheur qui est un idéal de l’organisation sociale et politique.
I. Les hommes politiques ont le devoir de gérer efficacement l’État
Si est vrai qu’il est naturel à l’homme de vivre en société, le fait de pouvoir se discipliner soi-même, sans le recours d’une force et d’une autorité extérieure, n’est pas du tout donné dans sa nature. Telle est la raison de l’existence de l’État : opprimer les caprices individuels qui risquent de troubler l’ordre commun. Les moyens déployés par l’appareil étatique, que ce soit par les lois ou par le monopole de la force physique, doivent faire valoir l’efficacité, de sorte que ces moyens représentent véritablement le pouvoir. Ainsi, aucun penchant sentimental, ni même d’ordre moral, ne doit prévaloir dans l’application des lois. Et face à la nature variée et changeante de la foule, le monarque doit faire preuve d’agilité pour manipuler ces vices, parce qu’il est impossible de les supprimer, afin que le pouvoir de l’État et l’ordre public se maintiennent. C’est dans ce contexte que Machiavel souligne clairement dans Le Prince : « Le Prince, donc, ne se doit point soucier d’avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance ; car, faisant bien peu d’exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui, par être trop miséricordieux, laissent se poursuivre les désordres, desquels naissent meurtres et rapines ».
Après tout, le monarque accède au pouvoir pour diverses raisons qui ne coïncident pas forcément à ce que veut le peuple. A part le fait que tout homme aspire individuellement à détenir et exercer un pouvoir envers ses semblables, les critères exigés chez un bon gouvernant sont des qualités et des capacités nettement supérieures à celles de la masse. Cela est manifeste dans les régimes aristocratiques, mais devrait s’appliquer également dans les régimes démocratiques. Autrement, si le monarque acceptait les opinions et se pliait à la moindre volonté du peuple, qui ne sait même pas comment devraient se régler les choses publiques, alors non seulement le gouvernement serait aussitôt renversé, mais surtout la société deviendrait anarchique. Platon, dans La République, fait la comparaison du gouvernement démocratique avec le dépérissement d’un navire qui a été sous l’autorité des matelots ignorants : « Quiconque sait les aider à prendre le commandement, par la persuasion ou par la force, ils le louent, ils l’appellent un marin habile, un maître dans tout ce qui regarde la navigation, et ils méprisent comme un homme inutile celui qui se conduit autrement ». Par conséquent, le bonheur tel qu’il est considéré selon le point de vue du peuple, n’est pas compatible avec l’essence de la politique.
Ainsi, l’État a le devoir d’agir selon les moyens à sa disposition afin d’établir une structure et des barrières pour protéger l’ordre public. Malgré cette prétendue incompatibilité, il faudrait réfléchir sur le fondement du bien commun, ce qui revêt une certaine forme de bonheur.
II. Le bonheur est indissociable du bien commun
L’homme est un être social, donc il ne peut trouver son bonheur qu’à l’intérieur de la société. Bien que la perception du bonheur soit propre à chaque individu, il n’en est pas moins indissociable du bien commun. Par exemple, une mère de famille a beau vivre dans le confort absolu, si son enfant est malheureux, son bonheur ne sera pas complet. Ainsi, même si le bonheur ne peut pas être désintéressé, il n’est pas égoïste. Du point de vue de l’organisation étatique, la recherche du bonheur du peuple se fait entendre des fois dans les discours politiques, mais c’est la notion de bien commun qui est la plus utilisée dans la littérature. « Puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom est du moins il y a assentiment presque général : c’est le bonheur », disait Aristote dans Éthique à Nicomaque. Sachant que le bien commun est quelque chose d’abstrait, dont il est difficile de mesurer et d’observer, il faut emprunter, dans la pratique, le terme de bonheur pour lui donner une réalité.
L’État a pour mission d’ériger une structure dans laquelle une majorité de ses membres bénéficient des conditions favorables dans l’atteinte du bonheur. En outre, lorsque l’insatisfaction règne au sein d’une société, le gouvernement est en péril, comme le prouve l’existence des grèves et des révolutions. Rousseau avance d’ailleurs que : « N’allez pas vous imaginer que l’État puisse être heureux quand tous ses membres pâtissent ». L’État a donc un rôle à jouer dans notre quête du bonheur : il a pour devoir d’assurer notre sécurité et celui de nos biens ; ainsi que de veiller au respect de nos droits.
L’État a pour obligation de veiller à l’intérêt général. Toutefois, la ligne entre l’ingérence et son devoir d’aider le peuple à atteindre le bonheur se révèle parfois floue.
III. La politique établit les bases pour faciliter notre quête du bonheur
Le respect de la liberté individuelle constitue un facteur essentiel du bonheur. En ce sens, attendre de l’État qu’il agisse en vue d’octroyer à chaque citoyen leur bonheur personnel n’est pas une manière perspicace pour être heureux. En effet, les marges de manœuvre de l’État sont limitées, ses principes consistent à assurer les droits et libertés fondamentaux des citoyens. Comme le disait Spinoza dans Traité politique, « il est institué pour leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre ». Si la liberté, telle qu’elle concorde avec le droit, est synonyme de bonheur, alors le peuple vivant dans les États démocratiques serait le plus heureux, or il n’en est rien. Il suffit de voir les taux de suicide, les différentes formes de violence et la course dans les armements pour dire que les États les plus opulents, dotés d’une autorité législative indépendante, ne sont pas vraiment heureux.
En tant qu’organe législatif et décisionnaire, l’État a pour obligation de désigner des lois et de les appliquer en vue de garantir la « vie » de la société. En d’autres termes, il est responsable des dimensions économiques, sanitaires, juridiques, et sécuritaires indispensables pour que les membres de la société se développent pleinement et librement. Par exemple, sans les lois contre la concurrence déloyale, se lancer dans l’entreprenariat constituerait une entreprise risquée. En conséquence, les différentes politiques déployées par l’État sont des moyens bien calculés, et dont les résultats se résument à des faits observables, telles que la richesse ou la santé. Mais on ne peut pas observer le bonheur.
La politique peut se comprendre comme une science, avec des savoir-faire et une aptitude particulière pour pouvoir l’appliquer dans la réalité. Le peuple, par contre, aspire à une vie harmonieuse, où règnent les droits et les libertés fondamentales. La politique vise essentiellement l’efficacité, et pour cela il a le devoir d’être intransigeant dans ses décisions. Or, en parlant de bonheur, il existe une certaine connotation subjective qui ne se conforme pas toujours avec les exigences de la vie en communauté. Le bonheur est propre à chaque individu : mon bonheur ne ressemble entièrement à aucun autre. En ce sens, la politique, représentée par l’État se retrouve dans l’incapacité d’offrir le bonheur à chaque membre de la société. Cependant, elle a pour devoir d’établir les bases pour faciliter la recherche individuelle du bonheur, en prenant à cœur l’intérêt général.