Est-il vrai que seul le présent existe ?

Le dilemme existentiel a commencé très top avec la conscience que la mort est inévitable pour l’homme, que les plaisirs de la vie sont trop éphémères et que la venue au monde pour un être humain n’en vaut pas la peine. Pris au sérieux par les philosophes, ce problème peut s’étendre sur d’autres interrogations, notamment en ce qui concerne les principaux soubassements du bonheur de l’homme. Mais l’histoire de la philosophie a creusé plus profond ses réflexions vers ce qui fait l’essence de l’homme, c’est-à-dire la pensée, pour expliquer sa destinée. En adoptant une vision terre-à-terre, Nietzsche félicite dans Le gai savoir les gens optimistes et insouciants selon ces termes : « Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus valable encore ! ». Bien que cette jovialité n’ôte en aucun cas l’imminence de la mort pour tout individu, elle montre plutôt qu’il est possible de mener une vie où seul le présent existe. Or, faire abstraction du futur et du passé relève-t-il d’un acte volontaire de la pensée, ou bien une nécessité afin de vivre pleinement son existence ? Afin de décortiquer le fond de cette problématique, nous verrons dans trois parties distinctes : tout d’abord, c’est par la conscience que nous définissons le présent ; après, les événements du passé et les spéculations du futur participent pleinement à la représentation mentale du temps ; et pour terminer, le fait de vouloir échapper au temps est un acte pour assumer son existence.

I. Le présent est une donnée issue de la conscience du temps

Qu’est-ce que le temps ? C’est la question fondamentale qui mérite d’être posée lorsqu’on est face à l’immédiateté du présent, ressenti et vécu, mais difficile à saisir avec un concept unique. Selon un point de vue scientifique, le présent ne peut être désigné par un point dans la ligne chronologique représentative du temps : en effet, l’instant t est une variable que l’on peut mettre un contenu sur chaque point de cette ligne. C’est ainsi que Kant expose dans la Critique de la Raison pure ce schéma intérieur qui est universellement admis par tout un chacun : « Nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps ». Et pourtant, cette ligne imaginaire ne révèle pas clairement comment se fait-il que je puisse concevoir l’idée du présent, et rien que le présent à cet instant même où je parle. Ainsi, le présent est déjà du vécu, et c’est la conscience du temps qui pose que le présent existe, et ce, même si je ne perçois pas une référence de l’écoulement des choses. « Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à mon but », disait Merleau-Ponty. En scrutant ce passage de la Phénoménologie de la perception, je ne pourrai parler du passé et du futur, car ces deux régions de la frise chronologique font intervenir des entités autres que la conscience. Et pourtant, la conscience du temps qui s’inscrit dans la conscience du présent, est toujours fugace et son contenu se mélange avec celui du passé et du futur, c’est-à-dire comme un écoulement. Voici les termes employés par Bergson dans Matière et mémoire : « Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe nécessairement une durée ».

Quelle que soit la forme selon laquelle le présent s’offre à ma conscience, je ne pourrai dire en aucun cas que je suis dans le passé ou bien je suis dans le futur. Cette  s’impose à moi pour affirmer l’hypothèse de l’existence du passé et du futur.

II. Le passé et le futur existent à l’instar de la mort

Si nous sommes conscients d’être dans le présent, cette affirmation sera toujours en fonction de la conception du passé et du futur, autrement le présent n’aurait pas de sens. Une fois que nous avons donné un nom au passé et au futur, cela montre que nous avons une compréhension claire de leur signification, que ce soit dans sa forme abstraite ou à travers des images en guise d’appui. Hegel emprunte une approche métaphysique dans sa Propédeutique philosophique, afin de démontrer la vérité du passé et du futur : « Les dimensions du temps sont 1° le passé, la présence comme supprimée, comme n’étant pas là ; 2° L’avenir, la non-présence, mais déterminée à être là ; 3° le présent, en tant qu’immédiat devenir et qu’union des deux autres ». D’après les termes utilisés par le philosophe, c’est le présent qui est plus problématique que les deux autres, sachant que le présent se comprend comme une conjonction du passé et du futur. Autrement dit, c’est plutôt la représentation du passé et du futur qui conditionne le présent et donne un contenu à celui-ci, de sorte que les angoisses et les préoccupations de l’homme ne sont pas des circonstances présentes, mais celles du passé ou du futur. « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables ». L’angoisse provoquée par la seule pensée de la mort, tel que nous l’explique ici Pascal dans ses Pensées, se manifeste chez l’homme une fois qu’il se met à l’écart de sa routine quotidienne. Mais à y voir de plus près, la mort telle qu’il le connait est soit une expérience du passé, donc qui ne l’a pas touché, soit une imagination d’un scénario futur, mais qui semble tellement réel. « Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus », disait Schopenhauer.

La mort est l’objet d’une angoisse perpétuelle pour l’homme à tel point que ce qui n’est pas encore devient même une certitude. Donc, si le passé et le futur dénotent une réalité dans la pensée, est-il alors vrai que seul le présent existe ?

III. L’affirmation du présent est une fixation de l’existence

A ce stade de la réflexion, les trois dimensions du temps, à savoir le passé, le présent et le futur se valent en tant que représentation dans la conscience des différents niveaux du vécu. Mais affirmer que le présent existe, c’est une manière détournée pour dire que le temps existe au même titre que les autres objets du monde, ce qui serait abusif de notre part. « Prouver qu’une chose existe signifie seulement : cette chose n’est pas une chose purement pensée. Mais cette preuve ne peut pas être tirée de la pensée elle-même ». Cette thèse évoquée par Feuerbach dans Principes de la philosophie de l’avenir confirme qu’on ne peut pas prouver que le temps existe. Malgré cette impossibilité de preuve, le temps possède pourtant une réalité telle que nous le concevons par le présent. Ainsi, le présent, le passé et le futur sont autant de moments qui se manifestent dans la conscience et qui ne peuvent se soustraire à notre existence. « Car ces trois temps existent dans notre esprit et que je ne les vois pas ailleurs », conclut Saint Augustin dans Les confessions. Et puisqu’ils s’imposent à notre esprit, ils auront nécessairement une influence sur notre perception de nous-mêmes et du monde. Donc, ceux qui affirment qu’il n’y a que le présent vivent dans la négation des obstacles de la vie, une négation destinée à échapper à la peur de l’inconnu et au regret de ce n’est plus. Ce comportement est assez fréquent dans le quotidien, ce qui a fait dire à Freud dans L’avenir d’une illusion : « Ce qui caractérise l’illusion c’est d’être dérivé des désirs humains ».

 

Pour conclure, s’interroger sur le présent requiert un retour sur la conception du temps en philosophie. Et après avoir conçu de différentes manières, c’est-à-dire scientifique, psychologique ou métaphysique, la notion du temps et ses composantes, nous pouvons en déduire que l’affirmation du seul présent provient de la conscience. Mais la réalité du passé et du futur sont intimement reliées à celle du présent, ainsi se concentrer sur le présent et faire abstraction du passé et du futur est une aberration dans le cadre de l’existence. Tout compte fait, la vérité du présent réside dans ce que la conscience nous donne à voir ici et maintenant, tandis que le passé et le futur ont également leur place, mais par l’intermédiaire de la mémoire et de l’imagination. Bannir le passé et le futur est une forme d’esquive des dilemmes existentiels, mais peut être interprété également comme le désir de profiter pleinement des instants fugaces. Le bonheur est-il conditionné par la permanence du temps ?

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